L’humanité vit dans un état de crise plus ou moins permanent. La violence et le désordre sont devenus choses courantes. L’injustice ne suscite plus l’indignation.

Le nombre et la gravité des problèmes économiques et des conflits internationaux n’ont cessé de croître. Bien que leurs pouvoirs n’aient jamais été aussi grands, les superpuis- sances sont souvent dépassées par les événements. Nous avons vu le droit international et les sytèmes économiques échouer à plusieurs reprises, laissant aux gens l’impression que la situation échappe à tout contrôle. Le monde vit plus ou moins consciemment dans l’attente d’une crise.

L’idée de crise évoque généralement un choc brusque, une surprise, une explosion de violence, une invasion. Il est évident que le monde doit prévenir de tels incidents dans la mesure du possible, et les maîtriser lorsqu’ils se produisent.

Il faut toutefois comprendre que ces crises résultent d’un excès de tension accumulée. Elles sont la manifestation violente de problèmes profondément enracinés. Pour éviter que de telles ruptures ne se produisent, il convient de s’at- taquer aux facteurs qui en sont la cause. Le seul moyen effi- cace de remédier à une situation de crise est de s’attaquer à la racine du mal.

Malheureusement, les incidents qui surviennent au jour le jour peuvent monopoliser à ce point l’attention et l’énergie des gouvernements que ceux-ci négligent de s’atta- quer aux problèmes moins flagrants qui menacent cons- tamment l’ordre mondial et qui seront fatalement source de futurs conflits. Pour pouvoir éviter les conflits, il faut s’atta- quer aux causes fondamentales des problèmes que nous déplorons et essayer de remédier réellement à la situation.

C’est un défi de taille car il s’agit d’un problème extrême- ment complexe, mais il n’est pas pour autant insoluble. À force de volonté, nous pouvons arriver à le résoudre.

Ce n’est probablement pas l’appréhension de menaces physiques imminentes nées de la colère et de la frustration des peuples défavorisés qui incitera les pays démocratiques industrialisés à trouver la volonté nécessaire et à faire front commun.

Le réfugié affamé couché sur le sable brëlant du Sahel peut à peine trouver la force de se sortir de sa misère, et ne saurait nous menacer. Si ses enfant survivent, ils se souvien- dront toujours de nous avec rancœur, de cela nous pouvons être certains. Cette menace n’est toutefois pas assez immi- nente pour nous inspirer une action immédiate.

Si les grandes puissances décident de s’attaquer réelle- ment, et de façon plus concertée, aux problèmes qui acca- blent un monde chaotique, ce sera pour deux raisons : pre- mièrement, parce qu’elles décideront de donner une portée concrète aux valeurs humaines que les Occidentaux préten- dent avoir en commun; deuxièmement, parce qu’elles com- prendront mieux le besoin impérieux d’agir, dans leur intérêt personnel, même si cette réaction est fondée sur des sentiments moins nobles.

Ici même au pays, nous nous rendons compte depuis longtemps qu’il ne peut y avoir de liberté réelle si elle n’est pas généralisée. Si l’on empiète sur les droits fondamentaux de mon voisin, mes propres droits, ma sécurité et ma liberté sont inévitablement compromis. Il n’est pas difficile d’admettre cette vérité et son incidence à l’intérieur de nos frontières.

Nous éprouvons toutefois plus de difficulté à trouver une réponse moderne à une question vieille comme le monde : qui faut-il considérer comme son voisin? Est-ce la femme qui est à la recherche de nourriture dans un bidonville d’Asie? Est-ce l’homme qui est en prison à cause de ses activités syndicales en Amérique du Sud? Faut-il con- sidérer comme nos voisins les Africains qui meurent faute de soins médicaux ou parce qu’ils boivent de l’eau polluée? Et les habitants de certains villages de l’Inde qui meurent moralement parce qu’ils n’ont pas d’emploi, pas d’instruc- tion et aucun espoir? Et les enfants qui se sauvent en enten- dant les coups de feu dans les rues de Beyrouth?

Si nous, les peuples du Nord, répondons oui, alors nous passerons à l’action, et nous agirons de concert pour que survive l’espoir. Si nous répondons non, tous ces gens sont perdus, et nous aussi.

L’expérience des cinq dernières années a démontré la fragilité de la « détente » comme fondement des relations entre l’Est et l’Ouest. Mais je crois que les événements des prochains mois et des prochaines années détermineront ce que sera la prochaine phase des relations Est-Ouest. Je pense que tous les pays en cause reconnaissent que la stabilisation de ces relations est vitale pour tous, et en particulier pour les pays du Sud, qui devraient être tenus à l’écart des tensions entre l’Est et l’Ouest. Mais l’URSS est une superpuissance qui exige le droit d’être entendue au même titre que sa rivale sur les problèmes qui affectent n’importe quelle région du monde. Elle l’exige pour des raisons d’intérêt national mais aussi, cela est évident, pour des raisons d’ordre idéologique. Il y a donc potentiellement un élément de rivalité entre superpuissances dans chaque région troublée du monde en voie de développement.

Le rôle des superpuissances ne peut être nié, mais il ne doit pas être exclusif. Bien que la détente, pour survivre, doive être acceptée comme indivisible, force nous sera d’admettre qu’elle a été interprétée de façons différentes par les pays de l’Alliance occidentale et par ceux de l’Alliance orientale, de même que par les pays en voie de développement et les pays non alignés, ce qui fut une source intaris- sable de malentendus. La voie à suivre consiste à refuser d’étendre au monde en voie de développement la rivalité militaire entre l’Est et l’Ouest. Agir autrement ne peut qu’exacerber les tensions dans un jeu où personne ne gagne, ni le Nord ni le Sud.

Il est dans l’intérêt du Tiers-monde que les pays en développement soient tenus à l’écart de la compétition entre l’Est et l’Ouest. Voilà ce que Tito et Nehru recher- chaient vraiment dans le non-alignement, et le monde peut seulement espérer que le mouvement des pays non alignés reviendra aux principes qui l’ont inspiré.

Nous serons probablement témoins d’un plus grand nombre de crises qui risqueront, si l’on met les choses au pire, de provoquer un affrontement entre les superpuis- sances. Il semble de plus qu’une proportion importante de ces crises prendra naissance dans le monde en voie de développement; autrement dit, là où l’Ouest n’a prévu aucun ensemble d’arrangements pour protéger ses intérêts, comme ceux qui lient l’Amérique du Nord au Japon et à l’Europe de l’Ouest. Il est donc bon de se demander de quels moyens nous disposons pour répondre aux crises en général et à celles surgissant dans le Tiers monde en particulier, dans la mesure où les intérêts de l’Ouest y sont en jeu.

La perspective d’une nouvelle course aux armements alors que des milliards de personnes meurent de faim est un vérita- ble scandale. Si nous décidions de consacrer à des fins paci- fiques les sommes que nous dépensons en deux semaines à des fins militaires, nous pourrions fournir de l’eau potable et des soins élémentaires de santé à toute la population du globe.

Mais les gens ressentent le besoin de se protéger encore davantage; et l’accroissement de nos dépenses militaires pour contrer l’augmentation des sommes que l’URSS con- sacre aux armements semble inévitable pour le moment. Il appartient à l’Ouest de trouver une réponse à ce grave pro- blème en consultation, si possible, avec l’Union soviétique.

De plus, les négociations sur la limitation des arme- ments stratégiques devront reprendre dès que les deux parties auront acquis une confiance mutuelle suffisante pour y participer de façon efficace, et je dois dire que le plus tôt sera le mieux. Mettre fin à la course aux armements nucléaires présente de formidable difficultés et aussi infimes que paraissent les chances immédiates de progrès, il faut inciter les superpuissances à réfléchir avec tout le sérieux qui s’impose aux conséquences qu’aurait une reprise de l’escalade nucléaire.

Il faut arrêter et renverser la course aux armements nucléaires, et chercher un nouvel équilibre à des niveaux d’armement de moins en moins élevés. La stratégie d’étouf- fement que j’ai proposée à la première Session spéciale de l’ONU sur le désarmement, en 1978, reste valable à cette fin. Rien de ce qui s’est passé dans l’intervalle n’affaiblit la force de ma conviction sur ce point.

La politique canadienne de sécurité nucléaire, révisée en 1974 et en 1976, fixe des normes élevées. Nous l’ap- pliquons toutefois avec pragmatisme, dans le respect de la souveraineté et des susceptibilités de nos partenaires dans le domaine nucléaire. Nous continuerons à perfectionner cette politique afin de mettre en place un régime international efficace de non-prolifération et de garantir, dans la mesure du possible, que les exportations nucléaires du Canada ne contribuent pas à la prolifération nucléaire.

L’État de l’économie mondiale et de la détérioration des relations entre l’Est et l’Ouest ont tous deux une inci- dence sur notre vie. Ce que l’on comprend moins, c’est l’im- pact que pourraient avoir sur le Canada et d’autres pays industrialisés les tensions entre le Nord et le Sud, et combien il importe de donner priorité à la résolution de cette crise en puissance.

La première chose à faire est de comprendre vraiment ce qu’on entend par Nord et Sud. On est en droit de se demander s’il y a un Nord et un Sud en tant que tels. Le Tiers- monde est en fait aussi diversifé que le monde lui- même. Il faut souligner au départ que le Sud n’est pas un groupe de pays homogène. Il comprend des pays dont le revenu par habitant est parmi les plus élevés au monde et d’autres pays dont le revenu par habitant est parmi les plus bas. Certains pays du Sud connaissent un taux de crois- sance des plus rapides alors que d’autres accusent une croissance négative. Le Sud compte des pays dont les sur- plus financiers sont les plus élevés du monde et d’autres qui ont les plus grands déficits, des pays aux ressources naturelles abondantes et d’autres qui n’en ont aucune, et enfin des pays à économie moderne, voire d’avant-garde, à côté de pays où une société tribale vit d’une économie fondée sur une agriculture rudimentaire.

Pourtant, le Sud n’est pas un mythe. C’est un groupe de pays, pour la plupart d’anciennes colonies, reliés par une commune conception de leur statut par rapport au reste du monde. Ils sont persuadés que leur solidarité peut faire con- trepoids à la puissance du Nord industriel. Leur vision d’un nouvel ordre économique international procède de leur conviction que les vieilles règles ne leur ont donné ni des possibilités égales ni un partage équitable des bénéfices.

Ils ont raison. La justice est de leur côté. Mais même si nous n’étions pas sensibles aux exigences de la justice, le simple bon sens et l’intérêt personnel nous disent que, si nous voulons des marchés croissants pour nos produits, une économie mondiale ordonnée et la paix dans le monde, nous devons appuyer la réforme. Nous devons contribuer à multiplier les chances de développement du Sud, et choisir les meilleures techniques bilatérales et multilatérales pour le faire. Ces efforts doivent comprendre un processus de négo- ciations mondiales.

Même s’il est sombre, le tableau ne présente pas que des aspects négatifs. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le niveau de vie s’est sensiblement amélioré dans bien des pays du Tiers-monde. De nouveaux centres de pouvoir économique sont en train d’émerger. Les pays nouvellement industrialisés doivent trouver des marchés et les moyens de pouvoir assurer leur développement.

Certains pays du Sud deviennent chaque jour plus puissants. Aidons-les à croître. Mais il y a d’autres pays, les plus pauvres des pauvres, qui se débattent simplement pour survivre. Leur situation restera critique aussi loin que nous regardions dans l’avenir. Huit cent millions de gens vivent en marge de l’humanité. Ils vivent dans un dénue- ment total, dans le désespoir et dans un état de crise per- manente. Le règlement de cette crise met à l’épreuve la crédibilité et l’humanité des gouvernements du Nord et du Sud.

Le meilleur instrument pour venir au secours de ces pays est encore celui de l’aide directe. Nous devons les aider à se doter des moyens de nourrir leur population et de satis- faire d’autres besoins fondamentaux en matière de santé et de logement. On fait preuve de cynisme révoltant lorsqu’on prétend que la coopération internationale ne saurait suffire à permetre à ces gens d’atteindre un seuil minimal de dignité humaine.

Ce que les gouvernements doivent absolument recon- naître, c’est que les efforts actuels d’aide internationale sont inadéquats. Loin de se combler, l’écart entre les riches et les pauvres continue de se creuser, malgré tous les efforts déployés.

L’aide canadienne peut s’accroître et sera accrue, le gou- vernement s’y est engagé. Je ferai cependant remarquer que nous avons fait beaucoup de progrès depuis les années 1960. Nos efforts ont donné d’excellents résultats, et nous avons noué de solides amitiés dans le monde. Au Canada et dans tout le monde industrialisé, il faut susciter un plus grand intérêt chez les gens””non seulement au moyen de tables rondes où les participants sont bien informés et déjà engagés, mais par une action à l’échelle locale et dans les écoles””de sorte que le public encourage les gouvernements à accroître leurs efforts et à se surpasser.

Je crois fermement que le monde a la possibilité et le devoir de produire des denrées alimentaires en quantité suffisante pour nourrir tous ses habitants et leur fournir de l’eau potable, un logement convenable, des soins médicaux et leur permettre vraiment d’espérer une vie meilleure. Nous pouvons le faire, mais il faudra fournir un immense effort.

Tel est le message de la Commission Brandt, que réitèrent éloquemment les recommandations du rapport de notre groupe d’étude parlementaire sur les relations Nord- Sud. C’est un message que le gouvernement peut aisément appuyer et prendre à son compte.

Même si nos espoirs ne sont pas reluisants de voir le Nord, malheureusement enclin à la récession, accroître son assistance, je crois que la raison finira par l’emporter et qu’on pourra quand même vraiment s’attaquer à la pau- vreté.

Les efforts que déploie le Canada en matière de coopéra- tion internationale sont axés sur la nécessité de venir en aide aux pays les plus pauvres, mais le besoin primordial des pays possédant un potentiel croissant d’exportation consiste, comme le dit le slogan, à obtenir des échanges, non de l’assistance. Ce sont ces mêmes pays qui soutiennent que les structures économiques mondiales ne peuvent faire autrement que fonctionner à leur perpétuel désavantage. Il faut, pour réparer les torts dont ils sont victimes, procéder à un partage du pouvoir, non pas le pouvoir au sens classique des armées et des empires, mais au sens d’accès aux moyens de développement. Pour obtenir leur part de ce pouvoir, ces pays doivent pouvoir être représentés dans les institutions internationales. Et lorsqu’elles prennent leurs décisions, ces dernières devraient davantage tenir compte des besoins par- ticuliers des pays en voie de développement, notamment l’accès aux marchés financiers internationaux, une stabilité plus grande du prix des matières premières, l’accès aux tech- niques de pointe et l’accès aux marchés pour leurs produits manufacturés.

D’autres besoins précis et urgents nécessiteront toute l’attention des gouvernements. L’énergie et l’agriculture constituent des priorités, à cause de la forte incidence des prix de l’énergie sur les pays importateurs de pétrole et sur les pays en voie de développement, aussi à cause du risque que la production alimentaire n’augmente pas au même rythme que la croissance démographique.

Je ne crois pas que l’on trouvera subitement des solu- tions à tous ces problèmes, mais je m’attends à ce qu’on fasse une meilleure évaluation politique des priorités. Quelles que soient les solutions que nous trouvions aux problèmes de développement, je ne crois pas que nous arriverons à assainir complètement le climat de crise qui existe dans le monde, mais je pense que les principales cau- ses économiques de l’instabilité du Tiers-monde peuvent être maîtrisées si tous les gouvernements du monde s’en- tendent pour y arriver.

Je suis très conscient du rôle et de l’intérêt du Canada à l’égard de ces questions. Le Canada ne peut, à lui seul, trouver des solutions viables. Mais nous pouvons y contribuer. En outre, il nous faut renforcer nos relations avec une multitude de pays dont les intérêts correspondent aux nôtres en matière de développement économique.

La conjoncture internationale intéresse vivement les Canadiens notamment””et ce n’est pas la moindre des raisons””parce qu’une conjoncture internationale saine est vitale pour la croissance économique du Canada. Il nous faut renforcer nos liens économiques non seulement avec les pays en développement mais également avec nos parte- naires du sommet. Essentiellement, ce sont ces associations économiques qui stimuleront le rythme du développement tant ici qu’à l’étranger.

Je suis convaincu que le Canada saura relever le défi de notre époque et qu’il contribuera ce faisant à la justice, à la stabilité et à la paix dans ce monde malgré tout mer- veilleux.

Pierre Elliott Trudeau

1919-2000

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