Pour comprendre la signification et la portée des résultats de l’élection fédérale du 28 juin 2004 au Québec et son incidence sur la suite des choses, il faut se garder de ne retenir que l’explication la plus facile.
Non, le scandale des commandites n’a pas été l’élément déterminant de cette campagne. Ce fut, tout au plus, une sorte de révélateur. AÌ€ la fois un prétexte et une étiquette commode qui pouvait recouvrir l’ensemble des frustrations d’un électorat qui sentait de plus en plus qu’il n’était plus tellement écouté aÌ€ Ottawa et que son poids politique n’était nullement proportionnel aÌ€ sa représentation au sein du Conseil des ministres ou du caucus du parti ministériel.
Les élections de novembre 2000 avaient pourtant donné de fort honorables résultats aux libéraux de Jean Chrétien : une pluralité de voix et presque la moitié des sié€ges du Québec aÌ€ la Chambre des communes. Un résultat qui, de son propre aveu, avait pesé lourd dans la décision de l’ex- premier ministre Lucien Bouchard de quitter la vie politique.
Mais ces élections de 2000 sont survenues dans un con- texte particulier, celui de fusions municipales forcées et impopulaires qui ont fait en sorte que des électeurs se sont tournés vers le Parti libéral pour punir le gouvernement provincial. Quatre ans plus tard, retour du balancier, c’est l’impopularité du gouvernement libéral aÌ€ Québec qui devait nuire aux chances des libéraux fédéraux.
Mais ces facteurs conjoncturels n’ont pas réussi aÌ€ changer l’image d’un gouvernement fédéral qui n’était nullement intéressé aÌ€ se placer en mode d’écoute, dé€s qu’il s’agissait des préoccupations du Québec, que ce soit dans les domaines tré€s symboliques touchant directement aÌ€ la dynamique des relations Québec-Canada ou dans les dossiers plus administratifs ouÌ€ le Québec ne partageait pas les façons de faire en usage ailleurs au pays.
Deux exemples suffiront aÌ€ le démontrer. Le premier est la question du déséquilibre fiscal. On l’a largement considéré, aÌ€ Ottawa, comme la tentative du gouverne- ment souverainiste de Bernard Landry de trouver une nouvelle pomme de discorde qui lui permettrait de relancer son combat.
L’ennui, c’est que le déséquilibre fiscal ”” qui veut que le gouvernement fédéral ait trop de ressources financié€res pour les champs de compétence qui lui sont dévolus et que les provinces soient responsables des dossiers ouÌ€ les dépenses sont appelées aÌ€ augmenter plus rapidement dans l’avenir prévisi- ble, comme la santé ”” est une ques- tion qui dépasse le clivage entre souverainistes et fédéralistes.
Le gouvernement libéral de Jean Charest a repris le flambeau du déséquilibre fiscal avec autant de vigueur que son prédécesseur et, graÌ‚ce aÌ€ de meilleures relations avec les autres provinces, a fini par en faire un enjeu fondamental pour le Conseil de la fédération, nouvellement créé.
AÌ€ Ottawa, pourtant, on a rejeté l’idée mé‚me qu’il puisse exister un déséquilibre fiscal, mé‚me devant l’évi- dence incontestable d’un gouverne- ment fédéral qui trouvait le moyen de dépenser l’essentiel de ses surplus dans des fondations ou dans un rembourse- ment accéléré de la dette fédérale. Le tout pendant que toutes les provinces canadiennes avaient du mal aÌ€ main- tenir un équilibre budgétaire précaire.
Le refus de mé‚me discuter de cette réalité ”” comme ministre des Finances, puis comme Premier mi- nistre ”” aura sérieusement nui aÌ€ l’im- age de Paul Martin au Québec.
L’autre dossier est plus adminis- tratif et ne portait pas la mé‚me charge émotive, il s’agit de la nouvelle Loi sur les jeunes contrevenants. Le Québec avait, en ces matié€res, un systé€me assez différent de celui en vigueur dans le reste du pays et qui mettait beaucoup plus l’accent sur la réhabilitation que sur les sanctions. Un systé€me qui fonctionnait bien et qui donnait des résul- tats meilleurs que dans le reste du pays au niveau de la criminalité juvénile.
Pourtant, le gouvernement Chrétien a fait passer une nouvelle législation qui insistait plus sur la répression que sur la réhabilitation, en faisant fi de résolutions unanimes de l’Assemblée nationale et des objections de pratiquement tous les milieux liés aÌ€ cette question au Québec.
On pourrait donner beaucoup d’autres exemples ”” on n’a qu’aÌ€ penser aux Bourses du millénaire ”” mais il reste que les années Chrétien ont été largement ressenties au Québec comme celles ouÌ€ Ottawa n’écoutait gué€re et ouÌ€ les dossiers québécois ne se réglaient que de mauvaise graÌ‚ce et de haute lutte.
L’arrivée au pouvoir de Paul Martin aurait pu changer cette atmos- phé€re. Apré€s tout, le nouveau Premier ministre avait une image d’ouverture envers le Québec qui datait de sa cam- pagne au leadership de 1990 et de son appui aÌ€ l’accord du Lac Meech, auquel s’était opposé M. Chrétien.
Mais, une fois arrivé au pouvoir, M. Martin a eu beaucoup de mal aÌ€ retrouver ”” ou aÌ€ trouver ”” la capacité de parler directement aux Québécois. Sa réponse au scandale des commandites, en parti- culier, a été particulié€rement mal avisée.
Au Québec, ce scandale faisait dou- blement mal. Pas seulement pour les 100 millions de dollars qui avaient coulé dans les poches d’agences de pu- blicité amies du Parti libéral, mais surtout parce que les Québécois étaient outrés de constater que le gouverne- ment fédéral avait cru qu’en dépensant 350 millions de dollars pour placarder des drapeaux canadiens un peu partout, il pourrait acheter leur allégeance.
C’est ainsi que le scandale des com- mandites a pris valeur de symbole. Pas seulement de la mauvaise administration des libéraux, mais surtout d’un gouverne- ment qui croyait qu’il pouvait acheter les Québécois plutoÌ‚t que tenir compte de leurs aspirations.
En insistant beaucoup trop sur le coÌ‚té judiciaire du scandale et pratique- ment pas sur son coÌ‚té symbolique, M. Martin a pris le mauvais chemin. Parce que la recherche d’un ou des respons- ables du scandale n’allait pas effacer l’attitude paternaliste qui sous-tendait tout le programme des commandites.
Par ailleurs, une autre raison majeure de la défaite des libéraux au Québec est l’état lamentable de la structure du PLC-Q. Aujourd’hui, tous les sié€ges des libéraux sauf un se trou- vent dans les régions de Montréal et de l’Outaouais. Comme si le parti n’avait plus de racines ailleurs au Québec.
Il fut un temps ouÌ€ il était de bon ton de dire que le « grand fré€re » fédéral devait toujours voler au secours du Parti libéral du Québec. Mais, au cours des dix dernié€res années, ce fut plutoÌ‚t l’inverse. Autant au plan de l’organisation que de la recherche de candidats, ce furent surtout des gens qui avaient de forts liens avec le PLQ qui sont venus s’établir au PLC. On pense ici aux recrues prestigieuses comme Pierre Pettigrew, Liza Frulla ou Lucienne Robillard ou aÌ€ des gens bien implantés localement, mais identifiés au PLQ comme George Farrah ou Serge Marcil et mé‚me des organisateurs chevronnés comme Marc-Yvan CoÌ‚té.
On aurait pu penser que la présence d’autant de ténors du PLQ aurait eu une influence sur le gouverne- ment fédéral et aurait permis l’émer- gence d’une forme de fédéralisme plus décentralisé et plus conforme aux aspi- rations des fédéralistes québécois.
Il n’en fut rien sous le gouverne- ment de Jean Chrétien et force est de constater que le gouvernement de Paul Martin est plutoÌ‚t mal parti. Que se soit sur le déséquilibre fiscal, la péréqua- tion ou le financement de la santé, les différends Québec-Canada ne man- quent pas.
Mais il y a un nouveau danger qui vient de la présence d’autant d’anciens du PLQ au sein du gouvernement fédéral : c’est qu’ils soient confrontés aÌ€ leurs anciennes prises de position et qu’ils soient aujourd’hui obligés de les désavouer.
L’exemple le plus frappant est celui de Mme Frulla, nouvellement nommée ministre du Patrimoine canadien, et qui, aÌ€ l’époque ouÌ€ elle exerçait des fonctions similaires aÌ€ Québec, avait réclamé d’im- portants transferts de juridictions en matié€re de culture et de communications.
Si mé‚me d’anciens ministres québécois ne peuvent faire bouger Ottawa dans des dossiers dont ils ont la charge, il est évident que les sou- verainistes trouveront rapidement le moyen d’exploiter la situation.
L’autre grande leçon du scrutin du 28 juin 2004 est qu’il ne faut jamais tenir pour mort le mouvement souverainiste québécois.
Six mois avant les élections, il était de bon ton pour les analystes politiques québécois ”” incluant l’auteur de ces lignes ”” de s’interroger sur la viabilité du Bloc québécois, depuis l’élection d’un gouvernement fédéraliste aÌ€ Québec. Ce qui n’a pas empé‚ché le Bloc de rééditer l’exploit de Lucien Bouchard et de ga- gner 54 des 75 sié€ges québécois aÌ€ la Chambre des communes.
Le fait qu’il s’agissait essentielle- ment d’un vote de protestation et que la souveraineté n’ait pas été un enjeu de l’élection ne devrait pas servir aÌ€ endormir les fédéralistes.
D’une part, l’impopularité du gou- vernement de Jean Charest au Québec ne semble pas en voie de se démentir. Et mé‚me s’il est beaucoup trop toÌ‚t pour faire des prédictions, il reste que la possibilité d’une élection du Parti québécois en 2007 ou 2008 est maintenant bien réelle.
D’autre part, la résilience de l’idée de la souveraineté du Québec est bien plus forte que plusieurs ne l’avaient imaginé.
Cela place une pression supplé- mentaire sur les épaules des gou- vernements Martin et Charest. Si, d’ici deux ou trois ans, des gou- vernements libéraux et fédéralistes aÌ€ Ottawa comme aÌ€ Québec n’ont pas réussi aÌ€ s’entendre pour faire avancer certains grands dossiers, ils ouvriront une large porte aux sou- verainistes.
Ceux-ci rappelleront les promesses de changement, en particulier celles du référendum de 1995 et le fait que les fédéralistes auront eu une décennie pour faire des réformes sans jamais livrer la marchandise.
Si les fédéralistes québécois n’ont rien offert d’autre que de nouvelles chicanes fédérales-provinciales et des dossiers qui n’aboutissent jamais, il se pourrait bien, alors, que les électeurs concluent qu’ils ont eu leur chance et qu’il est temps d’essayer autre chose.