L’école joue un roÌ‚le de premié€re importance dans les sociétés modernes. Sur le plan culturel, elle instruit la jeune génération, l’amé€ne aÌ€ découvrir les divers domaines de savoir qui composent l’univers de la culture et favorise le développement intellectuel et personnel de cha- cun. Sur le plan social, elle socialise les enfants en leur trans- mettant un ensemble de valeurs qui font l’objet d’un certain consensus. Sur le plan politique, elle les amé€ne graduelle- ment aÌ€ une pratique éclairée de la citoyenneté, tandis que sur le plan économique, elle développe une main-d’œuvre qualifiée dans le contexte d’une complexification grandis- sante de la production. Mais surtout, le symbole par excel- lence de la modernité en éducation au Québec tient aÌ€ la démocratisation qui touche de manié€re différente autant aux roÌ‚les culturel, social, politique qu’économique de l’école.

Les forces progressistes des années 1960 qui ont engagé la société québécoise dans une voie accélérée de modernisation ont reproché aÌ€ l’ancien systé€me éducatif de ne pas s’acquitter convenablement de son roÌ‚le au chapitre de la démocratisation et lui ont adressé deux principales critiques. La premié€re dénonçait la reproduction des pri- vilé€ges de classe par l’école, c’est-aÌ€-dire que celle-ci aurait orienté les enfants issus des milieux populaires vers l’en- seignement public, terminal apré€s le secondaire et con- duisant aÌ€ des métiers techniques, et les enfants issus des milieux bourgeois vers les collé€ges classiques conduisant aux voies royales de l’enseignement supérieur (médecine, droit, théologie). La deuxié€me critique portait sur la caducité d’un programme d’enseignement fondé sur la prédominance des lettres gréco-latines dans une économie de type industriel et dans un monde pluraliste (tant d’un point de vue social que culturel) qui appelaient, selon le rapport Parent dont la publi- cation du premier tome date de 1963, une ouverture aÌ€ de nouveaux univers de connaissances, aÌ€ savoir la science, la technique et la culture de masse. Un tel accé€s aÌ€ la diversification de la culture moderne devait permettre aÌ€ chacun de suivre un parcours scolaire conforme aÌ€ ses aptitudes et aÌ€ ses centres d’intéré‚ts.

LaÌ€ ne devaient pas s’arré‚ter les efforts de démocratisation de l’édu- cation. La construction massive d’écoles primaires et d’écoles secondaires, le développement du réseau collégial et de l’Université du Québec sur tout le ter- ritoire, la prolifération dans les écoles d’une nuée de profes- sionnels de l’orientation, des troubles de l’apprentissage et du comportement et mé‚me de la santé, la promulgation des lois rendant obligatoire et gratuite la fréquentation scolaire ont non seulement constitué, dé€s les années 1960, des mesures concré€tes visant aÌ€ démocratiser l’éducation mais aÌ€ forti- fier l’élan de modernisation de la société québécoise.

Les transformations plus récentes du systé€me éducatif québécois, notam- ment la réforme de l’enseignement pri- maire et secondaire et la Loi 180 consacrant l’autonomie des établisse- ments, s’inscrivent-elles toujours dans le prolongement d’une politique de démocratisation de l’éducation? Celle- ci a-t-elle toujours un roÌ‚le aÌ€ jouer aÌ€ l’égard de la modernisation de la société? C’est dans la perspective de ce questionnement que nous exami- nerons les principaux défis qui atten- dent l’école québécoise au cours des prochaines décennies.

Le pluralisme social et culturel, la différenciation croissante des sys- té€mes de valeurs confrontent l’école aÌ€ l’épineuse question de la transmission des savoirs. En regard de la mondialisation des marchés, du développement fulgurant des connaissances dans les disciplines scientifiques et techniques, des valeurs centrées sur l’individualisme moral, du pluralisme, de la multiethni- cité, des revendications identitaires de certains groupes communautaristes, que convient-il d’enseigner aux élé€ves et dans quelle perspective? En vertu de quels crité€res sélectionner un ensemble de connaissances parmi tout ce qui se laisse enseigner dans tous les domaines possibles? Ces crité€res sont nombreux et présentent entre eux de nombreuses convergences et tensions. On peut prioriser l’enseignement aux valeurs ou tout au contraire, la rationalité sci- entifique et la neutralité axiologique, ce qui permet de respecter une certaine diversité culturelle et sociale. C’est notamment dans cette perspective que le Québec a opté pour un enseigne- ment de la religion non plus centré sur l’éveil de la foi mais sur l’analyse his- torique ou anthropologique des grandes religions.

Autre façon de présenter la question des savoirs et qui revient de façon périodique : quelle place relative accorder aux trois missions de l’école définies par le ministé€re de l’Éducation du Québec, aÌ€ savoir l’instruction, la socialisation et la qualification?

Un programme d’enseignement centré sur l’instruction soulé€ve de nombreux problé€mes, dont la mise entre parenthé€ses de la dimension socio-affective de l’éducation ou de ce qu’on a pu appeler le développement intégral de la personne, l’établissement par l’élé€ve d’un rapport strictement instrumental aÌ€ la connaissance, la dérive possible du systé€me éducatif vers des valeurs de performance, ce qui peut favoriser le « délestage » en cours de route des élé€ves éprouvant le plus de difficulté sur le plan des apprentissages.

Quant aÌ€ la socialisation, tous s’en- tendent sur le fait que l’école doit transmettre des valeurs. Les milieux éducatifs québécois ont largement pri- vilégié au cours des récentes décennies l’égalité entre hommes et femmes, la protection de l’environnement, l’ou- verture aÌ€ l’autre et la construction de relations pacifiques entre les élé€ves eux-mé‚mes dans la classe et les cours de récréation mais également entre les élé€ves et les enseignants et les autres agents scolaires. La socialisation peut s’entendre comme la construction d’un espace public commun, la transmission d’une mémoire ou d’un patrimoine collectif ou encore la constitution de références ou d’un horizon commun. Mais elle peut également comprendre la transmission aux élé€ves des ré€gles élémentaires de civisme et d’hygié€ne.

Des groupes de pression réclament actuellement que les curriculums com- prennent un certain nombre d’heures consacrées aÌ€ la prévention face aÌ€ cer- taines pratiques sexuelles, aÌ€ la consom- mation de la drogue, aÌ€ la sédentarité des habitudes de vie, etc. Dans cer- taines écoles, des agents techniques, dotés d’une formation préuniversi- taire, ont pour fonction d’aider les élé€ves aux prises avec des problé€mes de comportement ou qui vivent des crises sur le plan personnel aÌ€ mieux gérer leurs émotions et aÌ€ reconnaiÌ‚tre l’en- chaiÌ‚nement des événements qui con- duisent habituellement aÌ€ leur perte de controÌ‚le. Par la socialisation, qu’il s’agisse de la définition d’un espace public commun, de la prévention ou de la remédiation aux problé€mes de comportement des élé€ves, l’école se soumet aÌ€ un utilitarisme non pas économique mais social qui, en théorie aÌ€ tout le moins, s’écarte d’un modé€le d’éducation centré prioritaire- ment sur l’instruction, ou tout au con- traire, sur le développement socio-affectif des élé€ves.

Autre biais permettant d’aborder la question des savoirs : la plus récente réforme de l’éducation au Québec a favorisé le poÌ‚le de l’appren- tissage sur celui de l’enseignement, l’approche par compétence sur les contenus disciplinaires, la construc- tion de la connaissance par l’élé€ve lui-mé‚me plutoÌ‚t que la transmission des connaissances par l’enseignant. Les milieux éducatifs font ici le pari que de permettre aÌ€ l’élé€ve de choisir des activités en fonction de ses cen- tres d’intéré‚t augmentera son investissement dans les études, diminuera les taux de décrochage et mettra fin aÌ€ la monotonie d’un enseignement traditionnel ouÌ€ l’en- seignant impose des connaissances aÌ€ un élé€ve passif et démotivé. Toutefois, le fait de remettre ainsi l’élé€ve au centre de l’activité péda- gogique ne le laisse-t-il pas prisonnier en quelque sorte de lui-mé‚me et ignorant d’une culture qui se situe aÌ€ la périphérie et qui risque de le déterminer d’autant plus qu’il la con- naiÌ‚t mal? Ne convient-il pas en édu- cation d’amener l’élé€ve aÌ€ considérer des pans de la culture qui, sous pré- texte de ne pas susciter son intéré‚t immédiat, sont voués aux oubliettes?

Comment peut-on alors, compte tenu des écueils évoqués, définir un curriculum ou un ensemble de savoirs qui tienne compte des multi- ples appartenances de l’élé€ve aÌ€ des réseaux économiques, sociaux et cul- turels? Une réponse consiste aÌ€ faire référence au modé€le de modernité dans lequel s’engagent les sociétés con- temporaines.

Le modé€le ancien de modernité supposait un recouvrement entre le social et l’individu. Les institutions (famille, école, Église, syndicat, tra- vail, etc.) avaient pour principale fonction de définir des valeurs, les normes ou ré€gles de conduite qui y correspondent et de favoriser leur intégration par les individus. La crise actuelle des institutions provient pré- cisément de leur incapacité aÌ€ mobili- ser les individus envers les valeurs qu’elles cherchent aÌ€ transmettre, de l’identification de plus en plus forte des individus aÌ€ des modé€les qui entrent en tension avec ces valeurs institutionnelles. Par exemple, l’ef- fort et l’engagement personnels que suppose la réussite scolaire semblent un prix trop élevé aÌ€ payer pour une fraction importante d’élé€ves se situ- ant dans un contexte socio-his- torique qui voit considérablement s’affaiblir la valeur sociale et économique des diploÌ‚mes. Certaines filié€res universitaires, y compris de second et de troisié€me cycle, con- duisent directement au choÌ‚mage, alors que, dans un état de marché antérieur, un diploÌ‚me de niveau sec- ondaire pouvait assurer un emploi stable et bien rémunéré.

La modernité entre depuis quelques décennies dans une phase ouÌ€ les valeurs personnelles et les conduites stratégiques des individus sont en rup- ture, ouÌ€ le monde de la technique et de la production industrielle se disloque de celui de la culture et des modes individuels et collectifs d’identification des sujets. Pour schématiser, on pour- rait dire qu’il y a d’un coÌ‚té la rationalité et l’efficacité technique et de l’autre, les valeurs et la culture. Il importe alors pour le sujet de redonner une certaine cohésion aÌ€ des logiques d’action qui le contraignent et qui exigent de lui des conduites parfois contradictoires. Il lui importe surtout de construire son pro- pre projet de vie, voire de reconstituer le récit de sa propre vie, de redonner aÌ€ celle-ci un sens qui ne soit pas dicté par les institutions ou qui ne lui provienne plus sous la forme d’un déjaÌ€-laÌ€. Comment l’école peut-elle aider l’élé€ve aÌ€ ainsi cons- truire le récit de sa propre vie sans pour autant sombr- er dans les pié€ges d’un subjectivisme esthétique qui consiste aÌ€ émettre ses gouÌ‚ts et ses préférences? Comment peut-elle favoriser l’entrée de nos sociétés dans un nouveau mo- dé€le de la modernité ouÌ€ le sujet en pro- duisant sa propre identité devient acteur et non simplement appendice des institutions sociales?

L’approche culturelle telle que définie par le rapport Inchauspé publié en 1997 constitue un point de départ intéressant pour notre réflexion. Ce rapport a préconisé, en vue de la réforme de l’enseignement primaire et secondaire au Québec, un rehausse- ment des contenus culturels dans chaque matié€re. Il s’agit de donner aÌ€ l’élé€ve accé€s aux œuvres principales du patrimoine culturel afin qu’il puisse par la suite mieux se situer dans le monde. Le sociologue Fernand Dumont a déjaÌ€ pré‚té aÌ€ l’école une mission semblable, celle de mettre les élé€ves en contact avec les questionnements ou débats qui structurent les disciplines enseignées afin de donner une certaine unité aÌ€ la culture qui, sous l’effet de la modernité, tend aÌ€ se fractionner. Le « roÌ‚le du maiÌ‚tre », selon Dumont, con- siste aÌ€ reconstituer la gené€se des sys- té€mes de pensée, des savoirs, des modé€les de conduite, des œuvres du patrimoine, aÌ€ accueillir le sens mais non sans l’avoir passé au crible de la critique afin que l’élé€ve puisse se situer dans un univers culturel aux contours de plus en plus labiles. Le maiÌ‚tre doit donc assumer un roÌ‚le d’interpré€te et de critique de la culture.

En ce sens, l’éducation ne devrait pas se limiter aÌ€ la transmission d’un ensemble de connaissances formelles qui tiendrait lieu de culture. Celle-ci doit permettre aÌ€ l’élé€ve de se situer dans un univers dont le sens n’est plus donné a priori. D’ouÌ€ l’importance, dans une telle conception de l’éduca- tion, des œuvres culturelles, notam- ment littéraires et artistiques, lesquelles doivent servir d’éveil de la conscience, de références alimentant le questionnement des élé€ves. L’idée d’une approche culturelle de l’éduca- tion consiste précisément aÌ€ présenter les œuvres culturelles comme offrant une réponse au questionnement exis- tentiel des individus. Celles-ci ne font pas que ravir les sens, séduire les cons- ciences ou servir de dérivatif aÌ€ une existence parfois lourde et monotone. Elles fournissent des repé€res, servent de référence aÌ€ un sujet en attente d’orientation et de sens.

Le principal défi eu égard aÌ€ la cul- ture scolaire dans les prochaines décen- nies, compte tenu du nombre important de décrocheurs et d’élé€ves qui développent un rapport stricte- ment instrumental aux études, consiste aÌ€ redonner un sens aux savoirs afin que ceux-ci puissent permettre aux élé€ves de s’engager dans une réflexion éthique sur leur vie et le monde qui les entoure. L’actuelle régulation des sys- té€mes éducatifs ou l’entrée de ceux-ci dans un modé€le marchand sont un obstacle aÌ€ une approche culturelle de l’éducation telle que nous venons de l’esquisser.

L’autre défi que le Québec devra relever touche aÌ€ la régulation du sys- té€me éducatif, en gros aÌ€ la décentralisa- tion et aÌ€ l’émergence d’un modé€le marchand.

Les systé€mes éducatifs des pays industrialisés subissent actuellement des transformations majeures. Depuis les années 1980, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, les crises économiques, la mondialisation des marchés, l’informatisation de la société, la tertiarisation de plus en plus grande de l’économie, la pluriethnicité et le pluralisme culturel ont eu de tré€s fortes incidences aÌ€ la fois sur les références culturelles donnant leur cohésion aux institutions d’enseigne- ment et sur leur mode de régulation.

L’école ne semble plus aussi cer- taine de sa mission que déjaÌ€. Comment s’acquitter tout aÌ€ la fois de la formation d’un public aux attentes et aux besoins fortement diversifiés en raison de la démocratisation des systé€mes éducatifs, de la socialization des jeunes appartenant aÌ€ des systé€mes de valeurs différenciés et de la préparation aÌ€ la vie professionnelle dans une période de transformation des structures traditionnelles du travail? Qui plus est, si le principe de justice redistributive selon lequel l’allocation de ressources supplémentaires aux élé€ves les plus en difficulté ne favorise toujours pas une juste égalité des chances ni ne permet d’éviter le décrochage scolaire, donc de corriger les faiblesses les plus criantes des systé€mes éducatifs, n’est-il pas légitime de redonner aux parents la possibilité d’exercer des choix en matié€re éducative et de favoriser leur participation aÌ€ la gestion des établissements? La décentralisation des systé€mes éducat- ifs procé€de donc aÌ€ la fois d’un climat d’incertitude face aÌ€ la fonction insti- tutionnelle de l’école et d’une pro- fonde insatisfaction face aÌ€ son efficacité.

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Les États centraux responsables de l’éducation nationale en appellent donc aux acteurs locaux. L’heure est actuelle- ment aÌ€ la décentralisation, aÌ€ la partici- pation de plus en plus active des parents et des membres de la commu- nauté dans le but de façonner des montages institutionnels de manié€re que les diverses fonctions de l’école s’adaptent aux besoins particuliers des usagers locaux. Bien évidemment, pareille relance du dynamisme institutionnel par les instances locales est assortie de nouvelles formes de controÌ‚le : contrats de performance, reddition de compte, évaluation des élé€ves, des enseignants, des établissements et des systé€mes édu- catifs dans leur ensemble. L’État main- tient la référence aÌ€ l’efficacité en procédant aÌ€ l’évaluation des établisse- ments selon des indicateurs nationaux, mais il introduit également une référence aÌ€ la créativité, aÌ€ la vivacité des forces locales en permettant aux éta- blissements d’identifier aÌ€ l’interne les besoins de leurs usagers (élé€ves, parents, partenaires locaux) et de déterminer les moyens ad hoc d’y subvenir.

Mais la décentralisation, en redonnant une certaine autonomie aux pouvoirs locaux et aux établisse- ments, en favorisant l’émergence de principes éducatifs variés et surtout la diversification de l’offre scolaire, ne risque-t-elle pas d’engendrer de nou- velles formes d’inégalité? 

La modification de la Loi sur l’ins- truction publique en 1997 compre- nait entre autres l’obligation pour les établissements de construire un projet éducatif. L’examen de ces projets édu- catifs, celui des rapports annuels des écoles et des entrevues menées avec le personnel administratif nous ont per- mis, dans une étude antérieure, de con- stater le foisonnement au cours des années récentes de structures d’en- seignement diverses : cours options, cours concentration, programmes d’en- richissement de la matié€re et pro- gramme d’éducation internationale.

Ces initiatives pédagogiques font l’objet d’une triple justifi- cation de la part des directeurs d’école rencontrés:

  • justification reposant sur le principe éducatif selon lequel les élé€ves présentent des carac- téristiques spécifiques et pro- gressent dans la connaissance aÌ€ des rythmes différents. Il importe, conséquemment, de mettre en place des structures qui conviennent aÌ€ chacun ;

  • justification faisant appel aÌ€ la nécessité de motiver et d’intéres- ser l’élé€ve par des activités variées qui correspondent aÌ€ ses besoins, aÌ€ ses aptitudes et aÌ€ ses gouÌ‚ts ;

  • justification fondée sur le principe de la nécessaire prise en compte des besoins du milieu, notamment de la demande parentale de plus en plus pressante d’encadrement et de regroupement des élé€ves selon leurs besoins spécifiques.

Toutefois, les initiatives péda- gogiques ne vont pas toutes dans le sens d’un effort en vue de remédier aux dif- ficultés d’apprentissage d’une certaine catégorie d’élé€ves. Certaines tiennent compte spécifiquement des élé€ves déclarés plus talentueux que la moyenne. Or, le rapport final des États généraux, résultat d’une vaste consulta- tion nationale visant aÌ€ définir les prio- rités en éducation au Québec, insistait sur la nécessité de « remettre l’école sur ses rails en matié€re d’égalité des chances » et affirmait que la mise sur pied de filié€res d’élite au sein mé‚me du réseau public, afin de contrer la fuite des élé€ves vers le secteur privé, allait aÌ€ l’encontre de la « réussite du plus grand nombre ». Depuis la publication du rap- port en 1996, on a assisté dans le secteur public aÌ€ une prolifération de ces filié€res:programmes enrichis, cours concentration avec examens aÌ€ l’entrée, programmes d’éducation interna- tionale. Dans ce dernier cas précis, sur les 80 programmes d’éducation interna- tionale existant dans les écoles se- condaires du Québec, 38 ont été implantés entre 1987 et 1996, et 42 depuis la publication du rapport des États généraux, soit de 1997 aÌ€ 2003, pour une augmentation de 110 p. 100. Quant aux écoles primaires offrant le programme d’éducation internationale, on en retrouvait 11 en 1997 et 24 en 2004, ce qui représente un augmenta- tion de 118 p. 100. Dans certains éta- blissements, la sélection des élé€ves débute aussi toÌ‚t que la premié€re année du primaire.

Plusieurs directions d’établisse- ment du secteur public se réjouissent de la mise sur pied des filié€res sélectives pour la concurrence qu’elles permettent d’exercer face au secteur privé. Toutefois, ces filié€res ont également pour effet de provoquer une concurrence entre les écoles publiques appartenant aÌ€ un mé‚me espace géographique, ce qui conduit aÌ€ des transferts d’effectifs.

Conséquemment, des établissements concentrent de plus en plus les élé€ves performants et d’autres les élé€ves relégués dans des filié€res déva- luées. Les pratiques d’évitement de cer- tains établissements restent aÌ€ mesurer. Mais citons un exemple. Une école de la banlieue sud de Montréal réussirait aÌ€ peine aÌ€ retenir 35 p. 100 des effectifs scolarisables de son territoire. Une direction d’école réussissant aÌ€ en retenir 76 p. 100 s’estime tout aÌ€ fait perfor- mante aÌ€ cet égard. Plusieurs écoles, afin de retenir les meilleurs élé€ves, leur offrent donc un enseignement enrichi, enrichissement légitimé par le principe de nécessaire « différenciation de l’en- seignement ». Le mé‚me principe qui a servi aÌ€ la mise en place de mesures com- pensatoires en éducation sert actuelle- ment de légitimation aÌ€ la constitution de groupes d’élite. De plus, plusieurs directions d’école qui n’offrent pas de services particuliers pour les élé€ves éprouvant des difficultés sur le plan des apprentissages et du comportement recommandent fortement aux parents de tels élé€ves de les inscrire dans une école qui possé€de ce type de ressources, ce qui a également pour effet de con- centrer dans un mé‚me établissement les élé€ves ayant des difficultés. De tels résultats montrent la montée en force d’une logique de concurrence au sein mé‚me du réseau public québécois et d’une différenciation du recrutement des élé€ves selon les établissements aux- quelles s’ajoutent des pratiques d’évalu- ation et un impératif d’obligation de résultats dont témoignent les palmaré€s des écoles.

Quelles incidences l’émergence d’un tel modé€le marchand en éducation peut-il avoir sur la sélection des savoirs ou plus précisément sur les rapports que l’élé€ve établit aux savoirs, sur la possibi- lité que celui-ci a de se construire lui- mé‚me graÌ‚ce aux savoirs? On peut en identifier au moins quatre que nous présentons plus sous forme d’hypothé€se que de résultats de recherche.

Premié€rement, la recherche de l’excellence et de la performance en éducation entre en tension, en principe et peut-é‚tre encore plus en pratique, avec l’idée de réussite sco- laire pour tous. Dégager une élite pour la société de demain ou éviter l’exclu- sion sociale aÌ€ une fraction de plus en plus croissante d’élé€ves appellent des ressources et des orientations curriculaires et pédagogiques différentes. Nous l’avons vu précédemment, le modé€le marchand en éducation sem- ble conduire aÌ€ la dualisation du sys- té€me d’enseignement en un réseau d’établissements pour élé€ves perfor- mants et en un réseau d’établisse- ments pour élé€ves éprouvant des difficultés d’apprentissage. Nos recherches antérieures ont montré que dans certains établissements (et non tous) situés dans des quartiers diffi- ciles, le souci de socialisation prend le pas sur le souci d’instruction. Pareille intention éducative, toute légitime qu’elle soit, peut rendre « captifs » les élé€ves des filié€res dévalorisées.

Deuxié€mement, la recherche de la performance en éducation renforce la hiérarchie entre les savoirs. La perfor- mance en vue de la constitution d’une élite capable d’augmenter la perform- ance des systé€mes économiques et sociaux dans un contexte de mondiali- sation des marchés risque d’entraiÌ‚ner la déconsidération des savoirs littéraires, philosophiques et artistiques qui per- mettent de penser le rapport au monde.

Troisié€mement, les élé€ves eux- mé‚mes risquent de développer un rap- port strictement instrumental aux savoirs, c’est-aÌ€-dire de ne considérer les savoirs que dans une perspective stratégique pour l’avancement de leur carrié€re ou selon une logique couÌ‚t/ bénéfice. Ce type de rapport conduit aÌ€ l’assimilation de la matié€re en vue de la seule réussite aux examens.

Finalement, si la performance d’un enseignant se mesure aÌ€ l’aune des résul- tats obtenus par ses élé€ves aux examens, celui-ci orientera son enseignement vers la préparation des élé€ves aux examens, et non vers l’exploration des différents univers de la connaissance par un sujet cherchant aÌ€ donner une orientation aÌ€ sa propre vie graÌ‚ce aÌ€ la découverte de la culture. Bref, avec l’introduction de l’im- pératif de performance, on risque d’établir un rapport comptable aÌ€ la con- naissance et aux différents domaines du savoir et d’éliminer toute conception humaniste de l’éducation, que cet humanisme prenne une forme plus clas- sique comme celle de l’approche cul- turelle exposée dans le rapport Inchauspé ou une forme plus psy- chologique, plus soucieuse du développement affectif de l’élé€ve que de la transmission de la culture.

Avec le modé€le marchand et son incidence sur les savoirs, notre systé€me éducatif tend aÌ€ se dualiser un peu comme celui d’avant les années 1960, ce qui avait conduit aÌ€ sa transformation au nom de la démocratisation. En effet, ce systé€me éducatif se caractérisait surtout par son double réseau, l’un conduisant les élé€ves issus de la bourgeoisie aux études universitaires et par la suite aux professions libérales et l’autre, terminal, dans bien des cas, dé€s la fin du primaire, préparait les enfants des classes popu- laires aux emplois techniques et autres métiers manuels. Le latin, longtemps enseigné uniquement dans les collé€ges classiques, a constitué la matié€re servant aÌ€ la sélection des élé€ves aÌ€ l’université, et ce, au moins jusqu’au début des années 1950. Le programme d’éducation interna- tionale joue-t-il actuellement le mé‚me roÌ‚le que jadis le latin dans les collé€ges classiques? Si les élé€ves suiv- ant les cours réguliers peuvent accéder aujourd’hui aÌ€ l’enseignement post secondaire, le programme d’édu- cation international constitue néan- moins une nouvelle manié€re de ségrégation dans les écoles publiques qui s’ajoute aÌ€ la ségrégation qui existe depuis longtemps entre le secteur pu- blic et le secteur privé, mé‚me s’il faut reconnaiÌ‚tre que celui-ci accueille de plus en plus d’élé€ves qui ne corres- pondent pas en tout point au proto- type de l’élé€ve hyperperformant et maiÌ‚trisant toutes les facettes du mé- tier d’élé€ve.

En fait, le réel danger qui guette notre systé€me éducatif consiste en l’effet in fine de la généralisation des différents types de classes de niveau ou filié€res sélectives sur l’ensemble du réseau, aÌ€ savoir la concentration dans de mé‚mes établissements d’élé€ves éprouvant des difficultés aÌ€ la fois scolaire et comportementale. Dans ces établissements, mé‚me si on y retrouve les ressources spécialisées nécessaires (orthopédagogues, psy- choéducateurs, techniciens en édu- cation spécialisée), les élé€ves ont peut-é‚tre moins de chance de réussir que s’ils étaient inclus dans des clas- ses régulié€res avec les élé€ves moyens et les élé€ves performants ou, aÌ€ tout le moins, ils ne bénéficient pas de l’ef- fet d’entraiÌ‚nement que les bons élé€ves exercent sur les autres élé€ves. La ségrégation joue comme un stig- mate. Bien évidemment, il faut reconnaiÌ‚tre en éducation la légiti- mité du principe du choix des par- ents, mais il faut également, lorsque l’exercice de ce principe s’étend, con- sidérer le prix aÌ€ payer, particulié€re- ment de nouvelles formes d’inégalités en éducation qui pourraient éventuelle- ment provoquer de l’ex- clusion scolaire, puis sociale dont on ignore encore le prix aÌ€ payer pour nos sociétés.

En ce sens, l’éducation aurait cessé de jouer un roÌ‚le central aÌ€ l’égard de la modernisation de la société, dans la mesure ouÌ€ elle ne constitue pas autant que dans les années 1960 et 1970 un facteur de progré€s sur les plans social et culturel. Certes, la conjoncture socio-économique a changé et des fac- teurs extérieurs aÌ€ l’éducation provo- quent de l’inégalité sociale (pauvreté, choÌ‚mage, affaiblissement des liens so- ciaux, crises budgétaires des États et récessions économiques). Mais le réseau éducatif actuel, via le modé€le marchand, plutoÌ‚t que de résister aÌ€ ces facteurs d’inégalité ou de chercher aÌ€ y pallier semble y ajouter ses propres modalités d’inégalité.

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