Dès le début de la pandémie, il est devenu évident que la COVID-19 représentait un grand risque pour les adultes plus âgés aux prises avec des maladies chroniques. Il n’est donc pas surprenant que les personnes vivant dans les centres de soins de longue durée aient été durement touchées par la pandémie. L’Institut canadien d’information sur la santé rapporte qu’en date du 25 mai 2020, plus de 840 éclosions étaient survenues dans ces établissements et dans les résidences pour retraités au Canada, ce qui représente plus de 80 % de tous les cas de COVID-19 au pays. D’ailleurs, en comparaison avec d’autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), c’est au Canada que l’on trouve la plus forte proportion de décès dans les centres de soins de longue durée, bien que le nombre total de décès dans ces établissements (5 324) reste similaire à la moyenne enregistrée dans les autres pays de l’OCDE.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Bien sûr, certains éléments structuraux du système de soins de longue durée et le financement de celui-ci peuvent expliquer ces statistiques plus que déplorables. Toutefois, les problèmes auxquels les centres de soins sont confrontés depuis de nombreuses années montrent que les attitudes sociétales envers le vieillissement sont peut-être la véritable cause du nombre si élevé des décès. En effet, malgré une évolution démographique prévisible marquée par le vieillissement de la population et l’augmentation du nombre de personnes âgées en perte d’autonomie, s’en sont suivis des choix politiques et sociaux à l’égard des aînés les plus vulnérables qui pourraient résulter, du moins en partie, d’une culture âgiste.

Le pionnier des travaux sur l’âgisme, Robert Neil Butler, a conceptualisé cette notion en avançant qu’il s’agit de préjugés et de comportements discriminatoires sur la base de l’âge qui ciblent particulièrement les aînés, une vision qui a été reprise par l’Organisation mondiale de la santé.

L’âgisme a des composantes cognitive et comportementale ; il se manifeste par des stéréotypes négatifs que l’on associe aux personnes âgées (fragilité, inutilité, impuissance, dépendance) et par la discrimination, l’exclusion, voire l’abandon. Ces stéréotypes et cette discrimination sont utilisés de manière consciente ou inconsciente, et se trouvent tant sur le plan individuel qu’institutionnel. C’est, par exemple, l’infantilisation de la personne âgée, la non-reconnaissance de sa capacité de dire et d’agir, ou de ses besoins et ses droits. D’ailleurs, une recherche récente montre que les personnes les plus âgées qui nécessitent des soins de longue durée sont parmi les plus à risque d’être victimes d’âgisme. À cet effet, on peut se demander si les mesures mises en place pour contenir la pandémie (ou leur absence) n’ont pas justement révélé notre rapport problématique au très grand âge.

Failles préexistantes

L’âge a été l’un des premiers facteurs liés à l’apparition de maladies graves et à un nombre élevé de décès pendant la pandémie. Pourtant, au Canada, nous savons depuis des années que les résidents des centres de soins de longue durée comptent un nombre important de personnes très âgées. Au-delà de l’âge, la présence et la nature de plusieurs problèmes de santé chroniques, c’est-à-dire la comorbidité, ont pour effet d’accroître la vulnérabilité des personnes qui résident dans ces établissements.

Une autre réalité bien connue avant la pandémie est celle des conditions de travail des préposées aux soins (ce sont majoritairement des femmes). Leur salaire peu élevé et leur situation précaire les amènent à travailler dans plusieurs centres de soins. L’un des problèmes les plus largement publicisés de la pandémie de COVID-19 a été celui de la rétention des préposées aux soins qui, dans certains cas, ont quitté leur lieu de travail pour cause d’épuisement ou parce que les mesures de prévention de la contamination n’étaient pas appropriées. Pourtant, cette situation ne doit surprendre personne, car les problèmes ne datent pas d’hier. Par exemple, en Ontario, au fil des années, pas moins de cinq rapports ont préalablement documenté certains des problèmes aigus du milieu des soins de longue durée.

Dès le début de la pandémie, les autorités sanitaires savaient qu’il y avait une pénurie de personnel infirmier et de préposées dans les centres de soins, que le virus de la COVID-19 était très contagieux, qu’il pouvait être transmis par une personne asymptomatique et que les mesures de protection étaient insuffisantes, notamment en raison du manque d’équipement de protection individuelle. Pourquoi, alors, n’a-t-on pas pu prévoir les conséquences de l’absence d’une intervention ciblée visant à promouvoir la santé des plus vulnérables ?

Somme toute, en frappant de plein fouet les établissements de soins de longue durée, la COVID-19 a fait ressortir des problèmes auxquels sont confrontés les résidents de ces centres et les personnes qui y travaillent. Il faut se demander si la crise n’a pas, en fait, amplifié des attitudes âgistes. Elle suscite en tout cas un questionnement essentiel sur les valeurs qui sous-tendent les choix politiques et sociaux à l’égard des aînés depuis les dernières décennies.

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Quelle société vieillissante post-COVID ?

Que se passera-t-il dans les centres de soins de longue durée une fois passé le pire de la crise ? Pour le moment, seule l’Ontario a mis sur pied une commission d’enquête indépendante sur les soins de longue durée, alors que le Québec réfléchit toujours aux prochaines démarches à entreprendre, y compris la création d’une commission d’enquête publique. Des mesures seront peut-être proposées pour améliorer le taux de rétention du personnel soignant ou pour restructurer la façon dont les soins sont fournis. Les gouvernements ouvriront peut-être leurs bourses pour injecter des fonds permettant de parer au manque de personnel ou pour améliorer l’état physique de certains établissements. En effet, certains chercheurs soulignent que le nombre élevé de décès dans ces centres pourrait servir à propulser des projets de réforme au premier plan d’un ordre du jour politique et social, ouvrant en quelque sorte la porte au changement.

Certes, ces améliorations d’ordre structurel, organisationnel et administratif seront les bienvenues, mais nous pensons qu’elles resteront insuffisantes si elles ne sont pas portées par une profonde réflexion, sociale comme politique, sur les valeurs qui nous animent face au vieillissement et aux personnes âgées. Cette réflexion exige avant tout que nous reconnaissions l’existence de l’âgisme au Canada et que nous admettions que ce phénomène a pu orienter et oriente toujours nos choix de société. De plus, l’âgisme s’implante ailleurs dans le monde, y compris dans les pays à faible et à moyen revenu. Faire échec à cette attitude de discrimination ou de ségrégation à l’encontre des personnes âgées devient donc de plus en plus important.

Cette réflexion sur les valeurs qui nous animent face au vieillissement exige avant tout que nous reconnaissions l’existence de l’âgisme au Canada et que nous admettions que ce phénomène a pu orienter et oriente toujours nos choix de société.

Réfléchir à notre système de valeurs face au vieillissement et remettre en question l’âgisme sont des tâches colossales qui sont toutefois réalisables. Nous proposons en particulier une mesure en amont : comme l’âgisme est affaire de représentations qui s’acquièrent tôt dans la vie, il est essentiel d’intégrer dans le parcours éducationnel des plus jeunes une sensibilisation aux préjugés et à la discrimination envers les personnes âgées. En outre, en milieu de travail, et particulièrement dans les centres de soins de longue durée, cette sensibilisation à l’âgisme doit absolument viser à la fois le personnel soignant et les dirigeants. Il est plausible de penser que sensibiliser les gens à l’âgisme par l’entremise d’une formation serait le point de départ d’un changement dans notre échelle de valeurs.

Par ailleurs, pour concrétiser ce changement de valeurs, il faut franchir un pas de plus et mettre en place des dispositifs politiques et légaux qui pourront servir de tremplins pour le déploiement d’initiatives visant à contrer l’âgisme non seulement au Canada, mais ailleurs dans le monde. Tel est l’objectif derrière, par exemple, une convention internationale protégeant les droits des personnes plus âgées, un instrument qui pourrait leur donner à la fois une voix, des choix et, de facto, la possibilité d’exiger des acteurs sociaux le respect de leur personne et de leur santé.

Une version plus longue de cet article a été publiée dans Vulnerable: The Law, Policy and Ethics of COVID-19, ouvrage dirigé par Colleen M. Flood, Vanessa MacDonnell, Jane Philpott, Sophie Thériault et Sridhar Venkatapuram, et accessible gratuitement aux Presses de l’Université d’Ottawa.

Cet article fait partie du dossier Combattre une vulnérabilité multiforme pour lutter équitablement contre la pandémie.

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Louise Bélanger-Hardy
Louise Bélanger-Hardy est professeure titulaire à la Faculté de droit, section common law, de l’Université d’Ottawa. Elle est membre de l’Institut de recherche LIFE et du Centre de droit, éthique et politique de la santé, tous deux à l’Université d’Ottawa. Ses récentes recherches portent sur la responsabilité civile et les soins à domicile, et sur la responsabilité des professionnels de la santé à l’ère de la COVID-19.
Linda Garcia
Professor Linda Garcia is vice-dean of governance and secretary of the Faculty of Health Sciences at the University of Ottawa. She worked for over 10 years in a large teaching hospital. Her recent work focuses on improving quality of life in long-term care, helping caregivers and understanding how to minimize the impact of behaviours.
Martine Lagacé
Martine Lagacé is associate vice-president, Research Promotion and Development, at University of Ottawa. She has conducted several studies on the issue of ageism and its particular impact on older workers, and edited Représentations et discours sur le vieillissement: la face cachée de l’âgisme (PUL 2015).

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