Le thème de la réconciliation est de plus en plus le leitmotiv des politiques concernant les peuples autochtones. Le concept de réconciliation laisse entendre qu’il est nécessaire de corriger des injustices graves commises dans le passé, comme la dépossession territoriale ou la politique des pensionnats. Ce que le concept tend à occulter, cependant, c’est que certaines politiques contemporaines peuvent avoir des effets aussi dévastateurs que celles du passé.

Les politiques fédérales de financement ou de livraison des services publics dans les communautés autochtones sont fondées sur les mêmes présupposés paternalistes que la Loi sur les Indiens. Les services de protection de la jeunesse constituent sans aucun doute l’exemple le plus frappant des effets nocifs de ces politiques. On sait depuis longtemps que les enfants autochtones sont gravement surreprésentés parmi les enfants qui font l’objet de mesures de protection de la jeunesse, et en particulier parmi ceux qui sont placés en famille d’accueil. Selon les études les plus récentes, les enfants autochtones sont 12 fois plus susceptibles d’être placés en famille d’accueil que les enfants non autochtones. Au Canada, la moitié des enfants placés en famille d’accueil sont des enfants autochtones, même si les Autochtones ne représentent que 4 % de la population du pays. Si le placement en famille d’accueil est une expérience troublante pour tout enfant, les enfants autochtones qui sont intégrés dans une famille non autochtone vivent en plus un déracinement de leur famille élargie, de leur communauté et de leur langue. Il n’est donc pas surprenant que la Commission de vérité et réconciliation ait affirmé, dans son rapport déposé en 2015, que « les services de protection de l’enfance du Canada ne font que poursuivre le processus d’assimilation entamé sous le régime des pensionnats indiens ».

On s’interroge toujours sur les causes précises de la surreprésentation des enfants autochtones en protection de la jeunesse. Même si les conditions socioéconomiques déplorables de nombreuses communautés constituent sans doute un facteur pertinent, une étude récente démontre que celles-ci ne suffisent pas à expliquer les taux d’intervention et de placement observés. On soupçonne fortement la présence de biais systémiques qui découlent du fait que les travailleurs sociaux non autochtones ne connaissent pas la culture autochtone et en particulier les pratiques éducatives, les fondements de la famille autochtone et le rôle de la famille élargie. Sans nécessairement le vouloir, ceux-ci peuvent exiger que les parents autochtones se conforment à des modèles de parentalité occidentaux, sous peine de se voir retirer leurs enfants. Les statistiques démontrent en effet que le taux de signalement pour négligence d’enfants autochtones, un concept susceptible d’interprétations subjectives, est beaucoup plus élevé que celui pour les enfants non autochtones, alors que le taux de signalement pour abus physiques ou sexuels est relativement semblable dans les deux populations.

À l’heure actuelle, ce sont les lois provinciales sur la protection de la jeunesse qui s’appliquent aux enfants autochtones. Dans les années 1960, au fur et à mesure que le gouvernement fédéral fermait les pensionnats, les régimes provinciaux de protection de la jeunesse ont pris le relais. Leur application a donné lieu à la « rafle des années 1960 » : de nombreux enfants ont été retirés de leur famille et de leur communauté, souvent pour être donnés en adoption à des familles non autochtones. En réaction à cette situation, plusieurs communautés autochtones ont cherché à mettre sur pied leurs propres agences de protection de la jeunesse. Le gouvernement fédéral a offert un certain financement à ces agences, à la condition qu’elles appliquent intégralement la loi de la province. Les lois provinciales ont peu changé, même si quelques-unes tiennent maintenant compte de la situation particulière des enfants autochtones.

Cette conjoncture résulte du fait que Parlement fédéral n’a pas adopté de loi sur la protection de la jeunesse pour les enfants autochtones. Les politiques du gouvernement fédéral à cet égard découlent plutôt des conditions du financement qu’il est disposé à accorder aux agences autochtones. En janvier 2016, à la suite de procédures qui ont duré presque 10 ans, le Tribunal canadien des droits de la personne a jugé que le programme fédéral de financement des services de protection de la jeunesse était discriminatoire envers les enfants autochtones, puisque les agences autochtones sont sous-financées par rapport aux services provinciaux, que le financement fédéral ne tient pas compte des besoins particuliers des enfants autochtones et qu’il crée des incitatifs pervers à placer les enfants en famille d’accueil. En effet, la politique fédérale ne prévoit pas de financement pour le développement de pratiques d’intervention culturellement adaptées.  De plus, puisque les coûts des placements en famille d’accueil sont entièrement pris en charge mais que les services de prévention sont inexistants ou sous-financés, les agences autochtones peuvent considérer que le placement d’un enfant est la seule solution qui répond à ses besoins.

Les politiques actuelles, fondées sur une délégation de pouvoir (avec tous les contrôles dont celle-ci est assortie et un financement inadéquat), ne permettent pas de réaliser l’idéal d’autodétermination qui imprègne la Déclaration sur les droits des peuples autochtones des Nations Unies. Il est intéressant de comparer l’expérience canadienne avec celle des États-Unis, où les mêmes constats, faits 20 ans plus tôt, ont conduit à une solution radicalement différente. En effet, en 1978, le Congrès américain a adopté une loi dont la pierre d’assise est la reconnaissance de la souveraineté inhérente des peuples autochtones en matière de protection de la jeunesse. Ainsi, chaque communauté peut adopter sa propre loi et la faire appliquer par son propre tribunal. La loi fédérale impose aux différents États l’obligation de respecter la juridiction des tribunaux autochtones à l’égard des enfants autochtones. Même si elle n’est pas parfaite, cette loi a permis de réduire l’hémorragie.

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Pourrait-on envisager une telle reconnaissance de la compétence inhérente des peuples autochtones en matière de protection de la jeunesse au Canada ? Cela s’inscrirait dans le droit fil du principe de l’autodétermination mis en avant dans la Déclaration des Nations Unies. Une telle reconnaissance pourrait découler de modifications aux lois provinciales, qui permettraient de passer d’un modèle de délégation à un modèle d’autonomie. Cependant, devant le peu d’empressement de plusieurs provinces à bousculer l’ordre établi, il se peut que la seule solution soit, comme le suggérait la Commission de vérité et réconciliation, l’adoption d’une loi fédérale qui reconnaîtrait la compétence autochtone en matière de protection de la jeunesse et qui assurerait un financement équitable. Une telle loi pourrait s’appuyer sur l’expérience américaine, bien entendu, mais aussi sur un certain nombre de précédents canadiens en matière d’éducation (notamment en Nouvelle-Écosse ou en Ontario). D’ailleurs, des traités conclus récemment au Yukon et en Colombie-Britannique reconnaissent une telle juridiction.

Certaines expériences menées au Canada permettent de prédire le succès d’une telle initiative. Un projet pilote mené par les Atikamekw depuis une quinzaine d’années, le Système d’intervention d’autorité atikamekw, a conduit à une baisse de 80 % de la judiciarisation des dossiers et à une élimination presque totale des placements d’enfants dans des familles d’accueil non atikamekw. Les situations problématiques sont principalement traitées par un conseil de famille ou, au besoin, un conseil de sages. Les intervenants sont des Atikamekw, et les discussions se déroulent dans la langue atikamekw. Comme aux États-Unis, l’autodétermination permet de réduire la surreprésentation des enfants autochtones en protection de la jeunesse.  Or la politique fédérale actuelle empêche la plupart des autres communautés de suivre l’exemple des Atikamekw.

Les services de protection de la jeunesse ne constituent qu’un exemple de la situation déplorable des services publics offerts aux Autochtones. La réconciliation ne peut se borner à offrir une compensation pour les injustices du passé. Elle consiste également à modifier les institutions actuelles pour éviter que ces injustices ne se perpétuent sous d’autres formes.

Cet article fait partie du dossier Briser l’emprise de la Loi sur les Indiens.


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