À l’instar des politiciens provinciaux du Canada, les élus européens souhaiteraient bien ne plus parler de constitution. EÌchaudés par les échecs référendaires du printemps 2005, ils préféreraient eux aussi en demeurer aÌ€ des problé€mes immédiats, dénués de connotations trop émotives.
Mais contrairement aux Canadiens, les Européens ne peuvent tout simplement pas faire semblant que tout est réglé. L’Union, en effet, doit au mini- mum renouveler ses modes de fonctionnement, pour les rendre compatibles avec un élargissement qui porte main- tenant le nombre de pays membres aÌ€ 27. Il faut notamment repenser les ré€gles qui président aux votes aÌ€ majorité qualifiée et aux procédures de codécision entre les différentes instances de l’Union. Le Conseil européen a donc adopté, en juin, un projet de traité modificatif, pour dis- cussion et adoption avant la fin de 2007.
Comme le traité constitutionnel de 2004, que les Français et les Néerlandais ont rejeté mais qui avait tout de mé‚me été approuvé par 18 pays comptant les deux tiers de la population européenne, le nouveau traité ferait passer le mandat de la présidence du Conseil européen de six mois aÌ€ deux ans et demi, afin d’assurer une plus grande stabilité aÌ€ l’institution intergouvernementale qui est en quelque sorte la voix des EÌtats membres. Le Conseil serait par ailleurs régi par une nouvelle ré€gle de décision, qui demanderait une double majorité (55 p. 100 des EÌtats membres et 65 p. 100 de la population) et qui s’appliquerait aÌ€ un ensemble élargi de domaines, l’u- nanimité demeurant la ré€gle pour la politique étrangé€re, la fiscalité, la politique sociale, les ressources de l’Union et la révision des traités. Ces nouvelles modalités, auxquelles la Pologne s’objecte, n’entreraient toutefois pleine- ment en vigueur qu’en 2017. Le fonctionnement du Parlement européen (la voix des peuples) et celui de la Commission (le moteur exécutif et administratif de l’Union) seraient également amendés.
En substance, les institutions de l’Union européenne évoluent donc dans la direction envisagée en 2004. Tous les signes associés aÌ€ une plus grande intégration, voire aÌ€ une fédéralisation, sont par contre écartés, aÌ€ commencer par le terme mé‚me de constitution. Ce net- toyage symbolique concerne également le drapeau bleu aÌ€ douze étoiles, la devise de l’Union (« Unie dans la diversité ») et son hymne (l’Ode aÌ€ la joie), qui continuent d’exister mais sans reconnaissance formelle. Le nouveau projet parle plutoÌ‚t de renforcer les parlements nationaux. Il élimine aussi le poste envisagé de mi- nistre européen des affaires étrangé€res, la référence explicite aÌ€ une « concurrence libre et non faussée » et l’affirmation de la primauté du droit européen.
Quoi qu’il advienne des négociations de cet automne, l’Europe qui se reconstruit sera donc plus une entité intergouvernementale que supranationale. Ceci n’est pas un tort. D’une part, les citoyens européens eux-mé‚mes se sont montrés réfractaires aÌ€ l’idée d’une Europe trop intégrée, qui risquerait de miner l’autonomie des EÌtats tout en demeurant difficilement imputable. D’autre part, aÌ€ 27, et in- cluant maintenant des pays éloignés et tré€s différents par leur histoire, leur tradition et leur niveau de développe- ment, l’Europe peut de plus en plus difficilement se penser comme un super EÌtat en devenir. Le moment fondateur espéré par certains ”” un « We, the people » européen ”” apparaiÌ‚t désormais inconcevable.
Le défi pour les Européens est de trouver un mode de fonction- nement ne reposant ni sur cet impossible idéal fédéral, ni sur un repli purement gradualiste et technocratique, qui susciterait des soupçons chez ceux qui craignent de voir le projet constitutionnel réintroduit subrepticement.
Pour aborder le problé€me de façon fructueuse, il faudra sans doute revenir sur les objectifs ultimes de l’Europe. Fruit de négociations laborieuses, le traité constitutionnel de 2004 éludait tout simplement ces questions, en évitant de définir les frontié€res de l’Europe, le partage des compétences entre les EÌtats et les institutions communes, ou mé‚me les finalités de l’intégration.
L’enjeu au cœur de la discussion est maintenant la démocratie. Comment, en effet, les peuples du continent peu- vent-ils préserver le controÌ‚le démocratique dont ils disposent sur le plan national, pour des éléments de sou- veraineté qu’ils mettent en partage?
Si on écarte une improbable démo- cratie aÌ€ l’échelle européenne, la clé consiste sans doute aÌ€ préserver l’autonomie des EÌtats tout en permettant des mises en commun sectorielles, pour les EÌtats membres qui y consentent. Le politologue italien Giandomenico Majone parle d’une approche confédérale pour décrire cette option, qui permettrait des coopérations renforcées (en termes canadiens des « opting in ») sur une base asymétrique. Olivier Costa et Paul Magnette présentent la mé‚me avenue comme une version rajeunie de la mé- thode fonctionnaliste utilisée dans les premié€res années de la Communauté.
En un mot, il s’agit de privilégier des objectifs communs et consentis, avec possibilité de dissidence, plutoÌ‚t qu’un modé€le unique, imposé et uniforme. Le résultat ne serait ni pur ni net, mais, comme l’Union européenne actuelle, il permettrait de consolider les acquis et de faire avancer l’intégration, sans réduire tout le projet aÌ€ sa simple dimension commerciale et monétaire. EÌventuellement, le Canada, qui a ses propres blocages politiques et constitutionnels, pourrait peut-être aussi apprendre de l’expérience.