Le débat sur l’accommodement raisonnable et la prise en compte de la diversité au sein des institutions québécoises est non seulement souhaitable mais nécessaire. Quelque 30 ans apré€s que nous ayons posé les bases d’un projet de société pluraliste et inclusive, nous devons faire le point sur le degré ouÌ€ nos institutions se sont adaptées aux besoins des Québécois de toutes origines, ainsi que sur les balises qui permettront que les transformations en cours continuent de se faire dans le respect des valeurs fondamentales qui nous unissent. L’accommodement des minorités religieuses, qu’elles soient récemment arrivées ou d’implantation ancienne, est particulié€rement délicat, car, comme chacun sait, la cohabitation entre le modé€le de laïcité promu dans les sociétés démocratiques et les exigences, réelles ou putatives, des religions n’est pas toujours aisée.
Toutefois, telle qu’elle est actuellement engagée, d’abord dans les médias mais surtout dans l’aré€ne politique, entre autres avec les déclarations du chef de l’ADQ, M. Mario Dumont, et les prises de position de divers lea- ders municipaux, la controverse actuelle soulé€ve l’inquiétude. En effet, loin de nous soutenir collectivement vers le développement de l’identité québécoise que nous souhaitons, ouverte, inclusive et dynamique, certains dérapages contribuent plutoÌ‚t aÌ€ nous diviser, et aÌ€ renforcer les clivages entre Eux et Nous, que nous pensions pourtant dépassés.
Tant pour les membres des groupes visés que pour les personnes qui connaissent la réalité de l’immigration ou des relations interculturelles au Québec, on a parfois l’impression de vivre un mauvais ré‚ve éveillé, comme si on avait été transporté dans le Québec d’avant 1977 ouÌ€ la nation canadienne-française se concevait comme homogé€ne et vivait son rapport aÌ€ l’Autre sur le mode de la menace identitaire. Nous avons, certes, déjaÌ€ vécu de tels retours en arrié€re (par exemple, lors de la sortie du sensationnaliste DisparaiÌ‚tre de Lise Payette vers la fin des années 1980), mais jamais d’une telle ampleur. Pour certaines minorités religieuses d’implantation ancienne, l’affaire Hérouxville n’est pas sans rappeler « Les Juifs ne sont pas les bienvenus ici. Ste-Agathe est un village canadien-français et désire le rester » de l’été 1939. D’autres person- nes, immigrées récemment ou depuis plusieurs années, la plupart du temps francophones et tré€s bien intégrées au Québec, commencent aÌ€ se questionner sur la pertinence d’un départ vers une autre province. Ces réactions sont sans doute excessives, mais elles témoignent de la vulnérabilité des minorités lorsqu’elles sont prises comme boucs émissaires d’un débat identitaire, un enjeu rarement mis de l’avant par les faiseurs d’opinion, médiatiques ou politiques.
Est-il encore possible de sortir du bourbier ouÌ€ nous nous sommes enfoncés et de faire en sorte que le débat actuel sur la place de la diversité au sein de la société québécoise soit aÌ€ la fois civil, civique et inclusif, tout en respectant un minimum de complexité? Ma longue expérience de chercheure, de formatrice, ainsi que de collaboratrice au développement de politiques publiques dans le domaine, m’amé€ne aÌ€ proposer quelques balises pour aller dans ce sens.
Certains journalistes ont fait un effort appréciable pour aborder la question de l’accom- modement raisonnable comme un débat de société concernant tous les Québécois, évitant, pour l’essentiel, l’opposition dichotomique « nous qui sommes déjaÌ€ ici depuis longtemps, i.e. les Canadiens français » versus « les autres qui viennent d’arriver, voire qui sont encore dans leur pays ».
On a ainsi parfois inclus, dans le débat, des témoignages de Québécois d’implantation ancienne convertis aÌ€ des religions non judéo-chrétiennes et mentionné, relativement fréquemment, l’importance des demandes d’ac- commodements provenant de communautés présentes au Québec depuis plus de cent ans comme les Juifs hassidiques ou de personnes d’origine canadienne-française ou canadienne- anglaise, comme nombre de Témoins de Jéhovah ou de membres de sectes protestantes. De plus, malgré le mal que l’on a pu dire sur le sondage conjoint de TVA et du Journal de Montréal du 15 au 19 janvier 2007, celui-ci a tré€s largement illustré que, en ce qui concerne la légitimité des accommode- ments raisonnables, quelles que soient les limites de la définition qui était proposée, ainsi que les principes qui devraient s’appliquer aÌ€ cet égard, il n’existait aucune différence significa- tive entre les Québécois en fonction de leur origine ethnique.
Pour quiconque connaiÌ‚t quelque peu les caractéristiques de la population issue de l’immigration (premié€re et deuxié€me génération), ces données n’avaient rien de surprenant. Une majorité d’entre elles sont de tradition chrétienne. Quant aux personnes qui professent d’autres religions, il faut rappeler que, en vertu de la politique sélective d’immigration qui prévaut au Québec, elles ont générale- ment été choisies dans les couches les plus occidentalisées des pays en émer- gence ou en voie de développement, quand elles n’ont pas carrément quitté leur société d’origine aÌ€ cause précisément du fondamentalisme qui y prévalait.
On peut donc se demander pourquoi tant de personnes empruntent le train de l’accommodement raisonnable pour exprimer leur inquiétude face aÌ€ la supposée non-intégration des immigrants ou encore vis-aÌ€-vis la transformation identitaire du Québec « authentique », qui lui serait imposée par les « Autres ».
Dans le cas des politiciens, il est clair que des intéré‚ts populistes et partisans sont aÌ€ l’œuvre. Les limites d’une information complexe et balancée aÌ€ cet égard sont ici évidentes. Apré€s tout, le fait que Mario Dumont n’ait obtenu que 3/6 au petit quizz de La Presse du 3 février 2007 concernant les connaissances des politiciens en ces matié€res ne l’a pas empé‚ché de se lancer, moins de deux jours plus tard, dans une diatribe associant accommodement raisonnable et intégration (mé‚me linguistique !) des nouveaux arrivants.
Toutefois, dans le cas d’une frange de l’opinion publique, sans doute significa- tive bien que son ampleur soit difficile aÌ€ évaluer, il est évi- dent, comme le démontrent nombre de lettres de lecteurs, de commentaires sur les blogues ainsi que de témoignages lors de lignes ouvertes, que cette association témoigne d’une inquiétude réelle sur l’impact de certains changements identitaires. Sans qu’elles y soient limitées, ces préoccupations touchent particulié€rement les régions, entre autres, parce que l’absence de contacts avec des personnes issues de l’immigration et donc d’une connaissance directe de l’état des relations interculturelles multiplie l’impact de la couverture médiatique presque exclusivement centrée sur les dérapages en matié€re d’accommodement raisonnable que nous vivons depuis quatre mois.
À cet égard, la stratégie m’apparaiÌ‚trait double. D’une part, il faut constamment ramener dans le débat public, ou lors d’activités de formation ou de rencontres entre citoyens, la distinction fondamentale qu’il importe de faire entre les deux enjeux. Le fait que des personnes d’origine immigrée participent, aÌ€ partir de positionnements idéologiques tré€s distincts, aux discussions sur les limites de la diversité religieuse dans les institutions publiques, devrait constituer un atout aÌ€ cet égard. D’autre part, un questionnement important sur les difficultés identitaires que vivent actuellement certains secteurs de la population fran- cophone doit é‚tre sérieusement amorcé au niveau des élus et des responsables de l’élaboration des politiques publiques.
La grande majorité des adaptations rapportées dans les médias et, notamment, les principaux dérapages ne sont pas des accommodements raisonnables, mais de simples ajustements, aÌ€ caracté€re transitoire, que les institutions ont mis de l’avant parce qu’elles croyaient qu’ils étaient suscepti- bles de les aider aÌ€ intervenir de manié€re efficace aupré€s de nouvelles clienté€les. C’est le cas, notamment, de tout ce qui relé€ve des pratiques culturelles ou de la méconnaissance de la langue : aucun tribunal n’a, en effet, jamais statué que les institutions devaient refléter intégrale- ment le multilinguisme ou le multicul- turalisme de leur clienté€le, le droit de « maintenir et de faire progresser sa propre vie culturelle » figurant au chapitre des droits économiques et sociaux de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, mais sans que cela suppose une obligation stricte de l’EÌtat d’en assurer la pérennité ou mé‚me la prise en compte. Il est donc tout aÌ€ fait légitime de juger de la pertinence de ces ajuste- ments en fonction de leur compatibilité avec les droits fondamentaux figurant, eux, dans la premié€re partie de la Charte (égalité des sexes, liberté religieuse, li- berté d’expression, sécurité, etc.) et d’en évaluer l’efficacité aÌ€ l’aune de leur impact sur l’intégration des nouveaux arrivants, auxquels ils s’adressent la plupart du temps.
La question de l’accommodement raisonnable est tout autre. Objet d’une obligation juridique, ce dernier porte, la plupart du temps ”” du moins en matié€re ethnique ””, sur la liberté religieuse, un droit fondamental garanti par les chartes canadienne et québécoise. Il émane de la reconnais- sance que les institutions publiques ne sont pas neutres mais sont légitimement marquées par le poids de la reli- gion traditionnellement majoritaire, ce qui induit un effet discriminatoire pour les personnes de toutes origines et de toute ancienneté d’implantation, pratiquant des religions minoritaires. Il ne s’agit donc pas d’un privilé€ge, comme on l’entend souvent, mais d’une exception permettant de rétablir un semblant d’équilibre.
L’efficacité d’un accommodement raisonnable ne peut donc é‚tre jugée aÌ€ l’aune de son impact sur l’intégration, aucune société, mé‚me parmi les plus républicaines, ne faisant de l’adoption de la religion majoritaire ou de l’athéisme un indicateur d’intégration (contrairement aÌ€ l’adoption de la langue commune dans la vie publique ou de l’effacement, quasi inévitable, de diverses pratiques culturelles aÌ€ travers les générations). Tout au plus, peut-on faire valoir que des institutions publiques ouvertes aÌ€ la diversité favorisent davantage la participation des personnes de toutes religions, que des institutions caractérisées par une laïcité rigide ou dominées par la religion majoritaire, comme c’est encore le cas des écoles québécoises, du moins jusqu’en 2008. Mais, dans toutes les sociétés, il existe des groupes margi- naux qui choisissent de s’isoler complé€tement du monde matériel et du reste de la société civile, comme les Amish aux EÌtats-Unis ou les Hassidim dans divers pays, y compris en Israéˆl.
Certaines de leurs pratiques peuvent, certes, é‚tre con- testables, mais nulle part ailleurs qu’au Québec, il ne viendrait aÌ€ l’esprit des faiseurs d’opinion de con- sidérer leur persistance comme des indicateurs de la non-intégration des immigrants.
Dans le débat actuel, le roÌ‚le des chartes cana- dienne et québécoise est souvent présenté comme unidirectionnel. Celles-ci contraindraient les institu- tions publiques aÌ€ toujours accepter les demandes des minorités, voire aÌ€ leur consentir des privilé€ges. Il n’est donc pas étonnant de constater que cer- taines municipalités, plutoÌ‚t que d’ériger elles-mé‚mes un code de vie comme l’a fait Hérouxville, ont préféré demander aux gouvernements de changer les chartes mé‚mes.
Cette impression a probablement été renforcée par l’incompréhension du jugement récent de la Cour supré‚me sur le port du kirpan aÌ€ l’école publique (arré‚t Multani). Celui-ci a souvent été induÌ‚ment présenté comme l’autorisa- tion de cette pratique religieuse, et non comme ce qu’il est vraiment, c’est-aÌ€-dire la confirmation de la compatibilité de l’accommodement antérieurement négocié entre la commission scolaire et les parents sikhs (un kirpan enveloppé dans un fourreau et dans du coton) avec la sécurité des autres élé€ves.
De fait, les personnes désireuses que des limites aÌ€ la diversité basées sur les valeurs fondamentales soient mises de l’avant dans les institutions publiques seraient bien mal avisées de proposer l’abolition des chartes.
Comme le montre l’ensemble de la jurisprudence sur l’accommodement raisonnable, c’est précisément au nom des valeurs fondamentales qu’on y retrouve (égalité des sexes, liberté religieuse, liberté d’expression, sécurité, non-discrimination) qu’on peut équilibrer les droits entre eux et juger de la légitimité ou non de consentir une exemption aÌ€ des normes ou aÌ€ des pratiques aÌ€ caracté€re universel. De plus, c’est aussi en se basant sur les chartes que les tribunaux ont énoncé d’autres balises visant aÌ€ respecter la fonctionnalité des institutions (regroupées sous le terme de « contrainte excessive »).
Si l’on décidait de se priver de l’outil irremplaçable qu’elles représentent dans le débat actuel, on en serait réduit aÌ€ définir les valeurs contrai- gnantes en vertu des seules opinions majoritaires. Or, en régime démocra- tique, celles-ci résultent d’une délibération civique ouÌ€ les droits des minorités (entendues ici dans un sens non ethnique, c’est-aÌ€-dire du camp qui lors d’un débat particulier ne représente pas la majorité) sont protégés. Les chartes énoncent l’ensemble de nos valeurs et non celles qui corres- pondent aÌ€ l’un ou l’autre des courants d’opinion majoritaires ou minoritaires qu’on peut trouver dans la société civile. Ainsi, par exemple, il est possi- ble que la tolérance du port du voile dans les institutions publiques choque les convictions de nombre de Québécois et Québécoises de toutes origines mais, jusqu’aÌ€ nouvel ordre, elle s’inscrit directement dans la foulée des valeurs fondamentales de la communauté politique québécoise.
Certains, sans remettre en ques- tion le roÌ‚le central des chartes dans la définition de l’identité civique et dans les principes qui devaient baliser les décisions relatives aÌ€ l’accommode- ment raisonnable, font plutoÌ‚t valoir que certains droits fondamentaux devraient avoir préséance sur d’autres. C’est le cas, notamment, de certaines militantes féministes qui voudraient que l’égalité des sexes, le plus souvent définie au sens strict mais parfois mé‚me dans ses dimensions les plus symboliques, ait toujours préséance sur la liberté religieuse (la position des mouvements féministes organisés ”” Conseil du statut de la femme, Fédération des femmes du Québec ”” est toutefois beaucoup plus nuancée). Mais la probabilité que le Parlement du Canada ou l’Assemblée nationale exclue la liberté religieuse des droits fondamentaux ou établisse un ordre de priorité entre eux est, pour le moins, faible. En effet, la recherche d’un équilibre entre les différentes valeurs figure au cœur des grandes conven- tions internationales, tant pour le législateur, en ce qui concerne les lois, que pour le gestionnaire, en ce qui concerne les ré€gles et pratiques. Mé‚me la France, dans sa lutte récente pour bannir le voile islamique aÌ€ l’école publique (bien suÌ‚r, on parlait des « signes religieux ostentatoires » mais chacun savait que l’objectif était celui-laÌ€) a duÌ‚ invoquer des circonstances exceptionnelles. L’atteinte aÌ€ la liberté religieuse des élé€ves qui ne désiraient pas porter le voile, suite aÌ€ l’établisse- ment d’un climat de prosélytisme et de contrainte, a duÌ‚ é‚tre prouvée, le seul argument de la laïcité des institutions publiques ne suffisant pas aÌ€ limiter si- gnificativement la liberté religieuse des usagers qui les fréquentent.
On entend aussi souvent dire que les balises de l’accommodement raisonnable ne sont pas claires pour les gestionnaires et pour les intervenants, mé‚me si on peut implicitement les déduire de la jurisprudence ou des lois fondamentales de notre pays. C’est sans doute en partie vrai si l’on tient compte des nombreux dérapages rapportés par les médias, qui por- taient, rappelons-le toutefois, plutoÌ‚t sur des ajustements que sur des accommodements au sens juridique. À mon avis, cette situation résulte davantage d’un manque de formation ou des limites des ressources consenties aux gestion- naires ou aux intervenants pour refuser les demandes inacceptables que de l’ambiguïté des balises elles-mé‚mes (il est souvent plus facile d’accorder une exemption que de faire cheminer des usagers).
En effet, depuis 1990, plus d’une dizaine de documents gouvernementaux ont abordé cette question. Les limites de la prise en compte de la diversité culturelle et religieuse y ont été réitérées de manié€re constante et largement consensuelle. Certaines sont de nature juridique et s’inspirent de la jurisprudence : les valeurs démocratiques fondamentales, les autres droits garantis par les chartes, les exigences rigoureusement contraignantes des lois, notamment en ce qui concerne les choix linguistiques du Québec et, enfin, la fonctionnalité des institu- tions par le biais du concept de contrainte excessive (couÌ‚ts financiers, aspects organisationnels, etc.).
D’autres reflé€tent davantage une position philosophique quant aÌ€ la nature de la société québécoise et du type de rapports entre citoyens qui doit y prévaloir. La nécessité d’inscrire la stratégie de prise en compte de la diversité dans une perspective plus large de participation civique est particulié€rement mise de l’avant : la fréquentation d’institutions communes est ici centrale, représentant aÌ€ la fois une raison d’accommoder et un crité€re qui amé€ne aÌ€ privilégier les accommodements qui ne suscitent pas la mise sur pied de services parallé€les aÌ€ caracté€re permanent.
Plus récemment, une importante réflexion a été initiée par la Commission des droits, le Conseil des relations interculturelles et le Comité sur les affaires religieuses du ministé€re de l’EÌducation, du Loisir et du Sport pour mieux définir le type de laïcité qu’on devrait privilé- gier au Québec. À l’opposé d’une définition plus rigide, comme celle qui prévaut en France, ces trois organismes mettent de l’avant une laïcité dite ouverte, qui, tout en préservant la neutralité des institutions, respecte mieux la liberté individuelle de leurs usagers. AÌ€ cet égard, on interpelle tout particulié€rement les institutions dont les clienté€les sont captives (soit, sur un continuum, des prisons jusqu’aux… écoles primaires et secondaires).
Il est évident que des efforts supplémentaires s’imposent pour faire de ces éléments consensuels un cadre cohérent que les gestionnaires pourraient facilement s’approprier lors de leur pratique quotidienne. En effet, les décisions qu’ils ont aÌ€ prendre le sont souvent dans un contexte de pression ou de manque de temps, peu propice aÌ€ ce qu’ils fassent eux-mé‚mes la démarche de recherche d’équilibre entre les différents droits en cause. Toutefois, prétendre que ces éléments n’existent pas relé€ve d’une mauvaise foi certaine qui ne rend pas graÌ‚ce aux efforts des organismes publics ces quinze dernié€res années.
Une analyse récente menée par la Chaire de recherche du Canada sur l’EÌducation et les rapports eth- niques de quelque 241 lettres aÌ€ l’édi- teur ou réactions sur Internet lors du débat d’avril dernier sur l’arré‚t Multani, illustre clairement que domine une présentation dichotomique, qui oppose des « Québécois de souche défenseurs unanimes des valeurs démocratiques » aÌ€ des « étrangers venus d’ailleurs », qui les menacent systématiquement. C’est passer bien vite sur les différences existant aÌ€ l’in- térieur de ces deux groupes, tant en ce qui concerne les attitudes que le bilan en matié€re des droits de la personne.
AÌ€ l’opposé du discours informé des éditorialistes et des journalistes, plus nuancé, les prises de position ouÌ€ la question de l’accommodement raisonnable est présentée comme un enjeu civique que nous, Québécois de toute origine, aurions aÌ€ résoudre collectivement, sont extré‚mement minoritaires. Quiconque a suivi l’ac- tualité plus récente n’a pas de raisons de penser que cette tendance se soit atténuée.
Mais la dichotomisation « Eux/Nous » n’est pas le seul travers inquiétant du débat actuel au plan des rapports ethniques. Elle s’accompagne, en effet, d’une tendance aÌ€ l’infériorisa- tion, soit la dévalorisation des com- portements ou des traits culturels de l’Autre, et d’une généralisation d’images négatives aÌ€ l’ensemble des groupes minoritaires.
Avant que le sondage TVA/Journal de Montréal et l’affaire Hérouxville ne viennent confirmer l’impact négatif du traitement médiatique de l’accom- modement raisonnable sur les atti- tudes et les perceptions des Québécois majoritaires aÌ€ l’égard des minorités, certains éditorialistes avaient mis en doute l’existence d’un tel effet. Denise Bombardier, par exemple, dans Le Devoir de la fin novembre 2006, disait qu’il faudrait é‚tre « totalement inculte ou de mauvaise foi » pour confondre les Hassidim avec l’ensemble de la communauté juive et qu’« une grande majorité des Québécois » était parfaitement capable de distinguer les « musulmans modérés » des « fondamentalistes ».
Dans une perspective comparative, tant la psychologie sociale que la sociologie des relations ethniques illustrent au contraire que la réaction négative de l’opinion publique québécoise n’a rien pour surprendre. C’est, en effet, exiger une bien grande sophistication des citoyens ordinaires, occupés aÌ€ survivre et aÌ€ mener aÌ€ bien des occupations multiples, que de s’attendre aÌ€ ce qu’ils fassent une analyse critique des médias, non pas tant dans ce qu’ils nous rapportent, qui est loin d’é‚tre toujours biaisé, mais dans ce qu’ils ne nous disent pas. En d’autres mots, les autres sujets relatifs aÌ€ l’immigra- tion qu’ils n’ont pas couverts ces derniers mois. Une étude d’Influence Communication parue en janvier 2007 a ainsi montré qu’en un an le Québec était devenu la province ouÌ€ le pourcentage d’articles consacrés au multiculturalisme était le plus important et l’association avec des aspects problématiques la plus fréquente !
A lors que ces trois premiers méca- nismes (dichotomisation, infériorisation, généralisation) représentent un premier palier des dérives poten- tielles vers l’intolérance et le racisme, dans les propos récents de certains politiciens, on semble avoir franchi un second palier, celui de la victimisation du groupe majoritaire. Celui-ci s’ac- compagne, dans certains cas, de pro- pos apocalyptiques : « invoquer l’état d’urgence pour préserver la culture du peuple » (le conseiller André Drouin d’Hérouxville) ou, dans une version plus modérée : « protéger la majorité contre les privilé€ges, les injustices et les passe-droits » consentis aux minorités (Mario Dumont).
Ces dérapages sont extré‚mement préoccupants. En effet, au plan psychologique, ils permettent de faire sauter un des freins les plus profonds et les plus solides aux dérapages intolérants ou racistes, soit le désir de tout individu de conserver une cohérence entre ses principes et valeurs, d’une part, et ses comportements, d’autre part. En faisant de l’Autre, non plus un adversaire dans un débat démocratique mais un ennemi, et du minoritaire, non plus une personne aÌ€ protéger mais un agresseur contre lequel je dois me protéger, ce processus discursif induit une dynamique psy- chologique qui permet de justifier des propos ou des comportements que l’in- dividu considérerait autrement comme tout aÌ€ fait inacceptables.
C’est donc une responsabilité essentielle des élus politiques, des élites intellectuelles ainsi que des représen- tants d’organismes publics, de s’opposer catégoriquement aÌ€ tous ces glissements et aÌ€ toujours systématiquement rame- ner le débat aÌ€ ses dimensions civiques et inclusives. Le projet collectif d’un Québec égalitaire est encore largement aÌ€ construire : il n’est donc l’apanage d’aucune de ses composantes.
Le débat actuel souffre de deux con- fusions. D’une part, il est évident que les médias ont systématiquement rapporté davantage les cas d’ajuste- ments ou, dans certains cas, d’accom- modements raisonnables, qui ne respectaient pas les balises minimales mises de l’avant dans les chartes, la jurisprudence et les politiques et avis gouvernementaux. AÌ€ cet égard, on ne peut gué€re les blaÌ‚mer. Il est, en effet, bien connu qu’une manchette du genre « 99 % des avions atterrissent sans problé€me » fait un bien mauvais grand titre d’une premié€re page. Ou, comme le disent les Anglo-Saxons : «good news is no news». Il y a eu, certes, des tentatives pour équilibrer le traitement, mais celles-ci ont générale- ment pris la forme de dossiers dans des cahiers spéciaux, alors que les cas pro- blématiques faisaient la manchette et étaient beaucoup plus systématique- ment débattus dans les lignes ouvertes ou les médias électroniques.
La création de la Commission d’é- tude Bouchard-Taylor est intéressante, parce qu’elle permettra d’explorer cette question plus en profondeur et avec moins de sensationnalisme. Toutefois, on doit y déplorer l’absence de représentants de minorités (et de femmes…), ce qui peut donner l’impression qu’ici encore la majorité débat avec elle-mé‚me.
De plus, mé‚me si on ne possé€de pas toute l’information nécessaire sur la question, on en sait suffisamment, notamment en ce qui concerne l’ampleur réelle du phénomé€ne, pour penser que la longueur du mandat (un an) est excessive. Pour le moins, il faut espérer que cela ne justifiera pas un attentisme aÌ€ énoncer des balises claires aux gestionnaires en matié€re d’ac- commodement raisonnable, aÌ€ partir de celles qu’on possé€de déjaÌ€ ; le travail d’actualisation ne devrait pas é‚tre majeur. Il est aussi souhaitable que l’existence de la Commission ne retarde pas induÌ‚ment les travaux déjaÌ€ amorcés aÌ€ la Commission des droits de la personne et, dans le secteur spé- cifique de l’éducation, le dépoÌ‚t du rapport du Comité sur l’inté- gration et l’accommodement raisonnable.
Toutefois, que les médias aient eu raison ou non d’insister sur les excé€s relativistes des ajustements con- sentis, le problé€me essentiel ne réside pas, d’abord et avant tout, aÌ€ ce niveau. La question est plutoÌ‚t l’importance indue accordée aÌ€ l’enjeu de la prise en compte de la diversité religieuse et cul- turelle face aÌ€ d’autres difficultés que vivent les nouveaux arrivants, en matié€re d’intégration, ou les minorités de longue date, en matié€re de partici- pation. Quiconque connaiÌ‚t l’état des recherches et des réalités de terrain sait qu’il reste bien du chemin aÌ€ faire ”” ou peut-é‚tre un chemin différent ”” pour que nos institutions soient pleinement inclusives. Donner l’im- pression non seulement que l’adapta- tion serait terminée mais que nous serions systématiquement allés trop loin (et donc qu’il conviendrait de faire marche arrié€re), c’est rendre un bien mauvais service aÌ€ la population. D’abord, bien suÌ‚r, aux personnes issues de l’immigration dont les besoins en termes d’accé€s aÌ€ l’emploi et de développement de l’employabilité, de soutien aÌ€ une participation égalitaire et de lutte aux préjugés et aux discriminations risquent d’é‚tre négligés, alors mé‚me que l’initiative louable du présent gouvernement de préparer une Politique gouvernementale de lutte contre le racisme et la dis- crimination, aurait pu laisser croire qu’on sortirait enfin des enjeux lin- guistiques et culturels pour débattre des questions socio-économiques.
Mais la tendance aÌ€ gonfler artifi- ciellement l’enjeu de l’accommode- ment raisonnable aura aussi un impact négatif sur le groupe majoritaire. Les intervenants qui accueillent les person- nes issues de l’immigration seront les premiers touchés. On les insécurise, d’une part, et on risque aussi, aÌ€ moyen terme, de les priver des moyens néces- saires pour répondre aux problé€mes réels vécus par ces clienté€les au sein des institutions publiques. AÌ€ plus long terme, les collectivités plus homogé€nes en souffriront également : on les encourage aÌ€ se crisper dans un sentiment d’insécurité identitaire, alors mé‚me que leur survie dépend souvent de leur capacité aÌ€ atti- rer des immigrants dans des régions qui se dépeuplent. Ici encore, les élus politiques, les faiseurs d’opinion, les universi- taires ainsi que les gestionnaires et intervenants des institutions publiques, notamment ceux qui œuvrent en région, ont un roÌ‚le essentiel aÌ€ tenir.
Il faut continuellement et systématiquement ramener le débat sur l’accommodement raisonnable aÌ€ ses proportions réelles, et lutter pour que les ressources symboliques (par exemple, l’attention des médias) et matérielles consenties aux problématiques générées par l’immigration et par le rapprochement interculturel ne soient pas détournées au profit d’un seul enjeu, reflétant bien davantage les préoccupations du groupe majoritaire que l’état réel de l’intégration des immigrant et des relations interethniques au Québec.
Cet article est d’abord paru dans la revue EÌthique publique en juin 2007.