En tant qu’économistes, nous croyons tous que le système des marchés concurrentiels et que des prix relatifs et monétaires flexibles, grâce à la décentralisation des décisions et la dispersion des risques, est le meilleur moyen de faire l’allocation des ressources et d’éviter les situations de pénurie, en plus de favoriser l’efficacité et la productivité. Tous les économistes savent que, lorsqu’il n’y a pas d’ajustements par les prix, les ajustements doivent se faire par les quantités, ce qui est beaucoup plus difficile et douloureux à mettre en œuvre. 

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la très grande majorité des économistes favorisent le libre-échange et ne réservent les mesures protectionnistes qu’à des situations particulières. La majorité des économistes favorisent aussi des monnaies indépendantes et des taux de change flexibles, toujours afin de favoriser les ajustements par les prix plutôt que par les quantités.

Par ailleurs, s’il est bon d’introduire la rationalité économique dans les débats publics, il faut se garder de jeter le bébé avec l’eau du bain et faire des marchés ce qu’ils ne sont pas, ce qu’ils n’ont jamais été et ce qu’ils ne seront jamais, c’est-à-dire des mécanismes parfaits d’allocation des ressources. Il existe, en effet, un très grand nombre de situations où la « vérité des prix » n’existe pas. Il serait trop long de les énumérer toutes, mais le cas de la pollution et des produits polluants est celui qui vient spontanément à l’esprit.

On a prétendu — et malgré l’effondrement spectaculaire actuel de certains marchés financiers, certains prétendent encore — qu’il n’y aurait pratiquement pas de problème économique que le marché ne puisse solutionner.

Néanmoins, on observe depuis un quart de siècle, et cela semble avoir coïncidé avec l’arrivée au pouvoir des équipes de Ronald Reagan aux États-Unis et de Mme Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, l’émergence d’une véritable religion laïque selon laquelle le marché serait une sorte de dieu omniscient, omnipotent et infaillible, lequel serait l’unique instrument collectif pour atteindre le bien commun et l’intérêt collectif, et cela en toutes circonstances. On a prétendu — et malgré l’effondrement spectaculaire actuel de certains marchés financiers, certains prétendent encore — qu’il n’y aurait pratiquement pas de problème économique que le marché ne puisse solutionner.

Or, en fait, les marchés sont des institutions fragiles, très influencées par le contexte politique général, et ils sont très souvent sujets à des dérapages et à des défaillances. Il y a même des ressources pour lesquelles l’exploitation par le libre marché et le libre jeu des prix est tout à fait contre-indiquée, comme la surpêche des fonds marins l’illustre bien.

Adam Smith (1723-1790), le principal fondateur de la science économique, ne croyait certainement pas que les marchés fonctionnaient toujours parfaitement quand il disait : « Il est rare que les membres d’une même occupation se rencontrent, même pour des réjouissances ou du divertissement, sans que la conversation ne dégénère en une conspiration contre le public, ou en une collusion pour faire hausser les prix. »

Parce qu’il y a telle chose que les cartels, les monopoles et la manipulation des marchés, cela nous conduit aux besoins de réglementation des marchés quand le nombre de producteurs est restreint ou quand l’intérêt public peut facilement être floué d’une façon irrévocable.

Et encore là il faut être pragmatique, car la réglementation est aussi un instrument qui peut facilement se détraquer et produire des effets pervers. En effet, il peut facilement y avoir des situations de surréglementation ou de sous-réglementation. Par exemple, il peut y aller de l’intérêt des « réglementeurs » de surréglementer et de réglementer tout et rien d’une manière tatillonne. C’est pourquoi les « réglementeurs » doivent eux-mêmes faire l’objet de surveillance. Mais la sous-réglementation est beaucoup plus fréquente, car elle est un produit du fonctionnement du régime démocratique.

La première chose qu’exigent les pourvoyeurs de fonds aux partis politiques susceptibles de prendre le pouvoir, c’est en effet d’obtenir l’assurance que les personnes nommées sur les organismes réglementaires leur seront favorables. Cela ne prend pas beaucoup de corruption politique pour que l’intention première d’une réglementation de préserver l’intérêt public soit pervertie en une poursuite effrénée d’intérêts particuliers.

En tant qu’économistes, on doit toujours se poser deux questions face à une réglementation en particulier : 1. Est-elle absolument nécessaire ? 2. Si elle est absolument nécessaire, est-ce qu’on l’applique efficacement et équitablement ? Le grand problème vient de l’intervention politique partisane dans l’application des réglementations.

Le grand problème vient de l’intervention politique partisane dans l’application des réglementations.

Si vous voulez savoir ce qui arrive lorsque des marchands, des industriels ou des banquiers s’emparent de facto des organismes de réglementation, vous n’avez qu’à regarder ce qui s’est passé sous l’administration Bush-Cheney aux États-Unis avec la Securities and Exchange Commission (SEC) et même avec la FED. Ces organismes furent confiés à des personnes proches de l’industrie qu’ils avaient à réglementer, de sorte qu’ils ne sont point intervenus lorsque les banques et les courtiers se sont mis à faire des prêts obligataires avec des dépôts négatifs ou à faire des placements risqués, pour ensuite transférer les risques à des investisseurs trompés par les agences de cotation.

Je souligne que la bulle spéculative dans l’immobilier et la crise bancaire américaine qui s’en est suivie sont en grande partie le résultat de l’abolition de la loi Glass-Steagall, en 1999, qui défendait aux banques de se lancer dans le trafic de titres spéculatifs. C’est bien sûr le lobby des banques qui fit sauter le Glass-Steagall Act. La crise du « subprime » et du papier commercial adossé à des actifs (PCAA) va servir pendant longtemps de référence à ce qui arrive quand les marchés se détraquent et que la réglementation est suspendue ou paralysée.

Ici, au Canada, je vois que le ministre des Finances, Jim Flaherty, déclare que les banques doivent s’attendre, à l’avenir, à « une réglementation plus serrée ». Mais c’est un peu, beaucoup, comme de fermer la porte de l’écurie quand le cheval s’est déjà enfui !

Et, au Québec, on connaît tous l’hermétisme et la cartellisation de nombreux domaines d’activité sous l’égide d’une panoplie de corporations professionnelles qui défendent beaucoup plus des intérêts particuliers mercantiles que l’intérêt général, et qui pénalisent lourdement les jeunes qui veulent entrer dans certaines professions.

Un autre domaine relativement ignoré est celui du fardeau d’endettement maximal qu’une économie peut supporter. En finance internationale, on sait, à partir de l’étude des crises financières, qu’un déficit dans la balance courante qui atteint le seuil du 6 p. 100 rend toute économie vulnérable à un exode de capitaux spéculatifs et à une crise des changes. Plusieurs croyaient que les États-Unis, dû au fait que le dollar américain est une monnaie clé, pouvaient être exemptés de cette règle.

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Aujourd’hui, on sait qu’il n’en est rien, et que le dollar américain peut s’écrouler comme n’importe quelle autre monnaie quand le déficit courant se rapproche du 6 p. 100. La flambée des prix du pétrole et des « commodities » est en grande partie une fuite du dollar américain par des investisseurs qui sont désireux de maintenir leur pouvoir d’achat.

La question structurelle de l’importance des dettes non bancaires par rapport au produit intérieur brut (PIB) ne reçoit pas beaucoup d’attention dans les études théoriques, alors que le ratio des dettes sur le PIB peut être un indicateur d’importants problèmes économiques à venir. Ainsi, pendant des décennies (je parle ici encore de l’économie américaine), le ratio des dettes non bancaires par rapport au PIB s’est maintenu autour de 100 p. 100. Autrement dit, les obligations et les hypothèques émises et d’autres formes d’emprunt suivaient en importance l’économie réelle.

Or, il y a un quart de siècle, au début des années 1980, quelque chose de structurel s’est produit. Le ratio s’est mis à grimper, de sorte que, présentement, il est au même niveau qu’il l’était en 1932, soit supérieur à 300 p. 100. La dépression économique qui a duré, dans les faits, jusqu’en 1942 aux États-Unis en fut une de déflation des dettes.

Voici quelques chiffres bruts tirés du dernier rapport de la FED (Federal Reserve, « Flow of Funds »). Pour un PIB qui se situe aux environs de 13,5 trillions de dollars (en mesures américaines et à la fin de 2007), la somme de la dette publique (5,1 trillions), de la dette corporative (10,7 trillions), de la dette hypothécaire (14,6 trillions) et des autres dettes est égale à 48,8 trillions, soit plus que trois fois le PIB, ce qui donne un ratio de 361 p. 100 du PIB.

C’est ce qui me laisse croire que ce fardeau du surendettement des ménages, des entreprises et des gouvernements est susceptible de peser sur l’économie réelle aux États-Unis pendant encore quelques années. Les dépenses intérieures des grands secteurs ont de fortes chances de se trouver ralenties par le besoin de ramener l’endettement à des niveaux plus faciles à gérer.

La principale source de croissance viendra des exportations grâce à une monnaie sous-évaluée, et possiblement par un endettement public encore plus grand pour financer des guerres ou de grandes dépenses d’infrastructure. Pour le Canada, cela signifie que les producteurs canadiens trouveront le marché américain moins hospitalier et beaucoup plus compétitif au cours des prochaines années.

Tout cela survient quand trois grands cycles économiques sont en phase terminale et approchent de leur bas : le cycle de 54-60 ans d’inflation-désinflation-déflation (Kondratieff), lequel a débuté en 1949, exerce présentement ses pressions déflationnistes ; le cycle de la construction d’une durée d’environ 18 ans (Kuznets), lequel a démarré d’un bas en 1992, devrait atteindre un nouveau bas en 2010-2011, tandis que le cycle décennal en technologie (Juglar) souffre de l’essoufflement du secteur de l’ordinateur, et lui aussi devrait trouver un bas en 2010-2011.

Tout cela pour conclure que le présent ralentissement ou la récession actuelle (si elle est confirmée), après un rebondissement temporaire, pourrait perdurer encore quelques années. Ce pourrait être une période de stagflation, c’est-à-dire caractérisée par une croissance anémique et par des hausses de prix dans la foulée de la flambée des prix du pétrole et des produits de base.

Comme le Canada a une pétromonnaie, le trajet que suivra le dollar canadien au cours des prochaines années sera sans doute le facteur qui influencera le plus l’évolution de l’activité économique et de l’emploi. Je constate que la Banque du Canada s’efforce depuis quelques mois de maintenir le dollar canadien autour d’une parité avec le dollar américain.

La Banque du Canada sait bien que le Canada est menacé de la maladie hollandaise et d’une désindustrialisation importante dans les prochaines années si le scénario du « peak oil » en venait à dominer l’économie mondiale. En effet, si nous entrons vraiment dans la période du « peak oil », avec des prix pour le pétrole qui pourraient dépasser 200 dollars le baril, l’économie mondiale devra s’adapter à une transformation majeure dans les sources énergétiques. Cela prendra du temps, à cause du très grand stock de capitaux reliés au pétrole, notamment en matière de transport, de sorte que la stagflation dont j’ai déjà fait écho pourrait perdurer pendant encore plusieurs années.

Pour le Canada, cela pourrait signifier un dollar fort et surajusté à la hausse, pouvant atteindre possiblement 1,20-1,30$ US. Cela serait sans doute très bénéfique pour étouffer l’inflation et pour les consommateurs, mais cela aurait vraisemblablement des conséquences désastreuses pour la production et l’emploi dans le secteur manufacturier du Québec et de l’Ontario, et même dans celui de la forêt et des mines et de tous les secteurs exportateurs ou en concurrence avec les importations.

Comme il s’agit d’une situation particulière reliée au fait que le Canada a de grands gisements en pétrole et en gaz naturel, j’ai déjà proposé, et je le réitère aujourd’hui, que le Canada imite la Norvège qui s’est retrouvée dans une situation semblable il y a quelques décennies, et que le gouvernement canadien annonce la constitution d’un fonds de richesse collective, en monnaies étrangères, afin de gérer la crise énergétique qui s’annonce.

Pendant une période d’une dizaine d’années, le gouvernement canadien pourrait constituer un fonds de richesse collective de quelque 200 milliards.

Pendant une période d’une dizaine d’années, le gouvernement canadien pourrait constituer un fonds de richesse collective de quelque 200 milliards. Ceci permettrait de maintenir le dollar canadien à l’intérieur d’une fourchette qui empêcherait que l’économie canadienne ne se désindustrialise fortement. Le flux des revenus découlant de ce fonds pourrait servir à bonifier les paiements de péréquation versés aux provinces pour que ces dernières puissent procéder à la reconstitution de leurs infrastructures de base.

L’économie canadienne est donc en meilleure santé que l’économie américaine. Néanmoins, parce qu’environ 85 p. 100 des exportations canadiennes sont dirigées vers les États-Unis et parce que la poussée des prix du pétrole devrait se refléter sur un dollar canadien à la hausse, l’économie canadienne devrait, elle aussi, ralentir dans les prochaines années. Et si ce sera vrai pour l’ensemble de l’économie, ce le sera encore bien davantage pour le Québec et l’Ontario, dont les secteurs manufacturiers subiront le gros des contrecoups. Cependant, cette tendance lourde n’est pas complètement inéluctable et peut être amortie par des politiques économiques appropriées. Du moins, c’est ce que je souhaite. 

Rodrigue Tremblay
Rodrigue Tremblay is professor emeritus of economics at the Université de  Montréal.

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