« Baroque… l’image noueuse de la grosse perle irrégulière ” du portugais barroco – l’âpre conglomérat rocailleux ” de l’espagnol berrueco… »

Severo Serduy

Dans Québec en Amérique au XIXe siècle, un livre paru il y a 25 ans, Albert Faucher rappelait que c’est à partir de la ville de Québec — le mot québec signifie « là où le fleuve se rétrécit » en algonquin —, fondée en 1608, que les Français ont construit leur empire en Amérique du Nord. Dès le départ, on a voulu utiliser ce tremplin pour occuper les pays d’en haut, i.e., l’intérieur de l’Amérique ” la vallée du Mississippi, le pays des Illinois, la Louisiane, les plaines de l’Ouest.

Lamothe-Cadillac fondera Détroit en 1701, et de La Vérendrye atteindra les Rocheuses en 1741. Toute une aventure en un siècle mais, avec la fin du régime français en 1760, il sera devenu clair que le colonisateur n’avait pas les moyens de ses ambitions. Albert Faucher écrira : « Les Français avaient vu grand, mais les administrateurs n’arrivaient point à résoudre les problèmes économiques qu’occasionnait cette politique de grandeur. » Ils laisseront un empire éparpillé, mal ficelé, et donc vite effrité.

Voilà qui ne va pas décourager la seconde vague de colonisateurs, britanniques cette fois, qui lentement vont construire une version (format réduit) de cette vision ” tronquée de son versant sud : dès la fin du XVIIIe siècle, et tout au long du XIXe, on va construire, à partir de l’archipel de colonies bariolées qui existent au nord du 45e parallèle, par consolidation et accrétion, une entité inédite ” le Canada. À mesure que ce nouveau pays prendra forme, son centre de gravité va quitter Québec et se déplacer vers l’ouest.

Mais cette nouvelle entité ne va pas réussir à se désengluer de ses anciennes références. L’avenir de la nouvelle socio-économie va se jouer dans les franges du marché atlantique d’abord, et autour des Grands Lacs ensuite (avec la Nouvelle-Angleterre et le Midwest) au XIXe et au début du XXe siècle. Les grands malaxages géotechniques et démographiques dans le monde atlantique et sur le continent vont jeter leur ombre sur la nouvelle entité canadienne, et lui donner son caractère baroque et dépareillé.

Les grandes forces commerciales, technologiques et démographiques ont déplacé le centre de gravité de la socio-économie canadienne de Québec vers l’axe Toronto-Calgary au cours des derniers siècles. Elles continuent leur travail de destruction créatrice.

Ce sont les grands coups de boutoir engendrés par la demande de bois en provenance de l’Atlantique, au moment des guerres napoléoniennes, et ensuite le remplacement de la marine à voile par la marine à vapeur qui ont fait exploser la croissance économique autour de la ville de Québec, puis entraîné son déclin précipité au XIXe siècle. Ce sont les changements dans les politiques impériales de la Grande-Bretagne et la construction des canaux et des chemins de fer qui ont redessiné la carte du Canada central au cours de la même période.

De même, c’est le passage du charbon à l’hydroélectricité et au pétrole comme ressources de base ainsi que l’intégration mondiale des marchés financiers qui ont complètement redéfini l’allocation des cartes maîtresses entre régions du pays au caprice des dotations en facteurs de production hérités au hasard de la géologie : les mouvements de capitaux en provenance du monde venant exhausser les gagnants et enfoncer les perdants.

Ces transitions ne se font jamais parfaitement, complètement et instantanément. En conséquence, des dérapages s’ensuivent qui font que le pays tâtonne, traîne de la patte pendant un moment : c’est le cas pour les derniers 40 ans. Après les glorieuses années de l’après Seconde Guerre mondiale, il y a eu ralentissement et artériosclérose.

Or, malgré les tensions et les difficultés qu’enregistrent nos performances navrantes au plan de la productivité et de l’innovation, les définisseurs de situation continuent de prétendre que tout va bien, et qu’il se trouvera toujours un Ponce de LeoÌn qui saura nous aider à dissoudre nos structures artérioscléreuses et à trouver la fontaine de Jouvence capable de nous donner la créativité nécessaire pour nous ajuster plus vite et mieux ” quand et si on en a besoin.

Ce confort intellectuel contraste avec les constats que les politiques publiques ne savent plus engendrer le développement (rapport de Michael Spence à la Banque mondiale en 2008) non plus qu’immuniser les citoyens contre la nécessité de s’ajuster vite s’ils veulent continuer à prospérer. Tout au plus, ces politiques semblent pouvoir mettre des bémols et des dièses — du bricolage en somme — sur un script dominé par la géotechnique et les mouvements de capitaux, et acheter un sursis dans le processus d’adaptation.

Un constat moins complaisant soulignerait que, malgré sa consolidation en une unité dont les contours géographiques sont imposants, le Canada socio-économique du tournant des XXe et XXIe siècles est une entité tiraillée : petite, ouverte, dépendante et balkanisée.

Petit et ouvert, le Canada d’aujourd’hui le demeure : il a la taille démographique de la Californie, gagne une portion significative de ses revenus sur les marchés étrangers (surtout les États-Unis) et s’inscrit sur l’échiquier mondial comme l’une des sociétés les plus réceptives aux flux migratoires d’un peu partout dans le monde. Petite et ouverte, cette socioéconomie doit s’ajuster vite pour prospérer.

Mais dépendant et balkanisé, le Canada s’ajuste malaisément et lentement : il vit dans l’ombre économique, financière, politique et culturelle des États-Unis, et la magnitude du contrôle étranger dans nombre de secteurs est l’une de ses singularités dans la ligue des nations industrialisées. Voilà qui réduit la marge de manœuvre à la disposition des grands acteurs et des gouvernements canadiens.

Plus important encore, la notion même de socioéconomie canadienne paraît souvent un peu saugrenue, et son unité bien plus imaginaire que réelle : c’est une socio-économie dépecée en multiples sociétés distinctes, héritées de toute une série de bouleversements apportés par des mouvements migratoires bariolés, le changement technologique et les jeux du hasard, de la fortune et des ressources de base changeantes qui, successivement, ont maçonné ce grand territoire en lui donnant des patterns fort différents d’une région et d’une période à l’autre — jeux qui l’ont laissé en grande partie balkanisé.

Le fait que le Canada est un pays aussi riche en ressources de toute sorte masque effectivement les dérapages au plan de la productivité et de l’innovation depuis les années 1970. Même si l’artériosclérose de la socioéconomie canadienne est indéniable pour les experts, le confort intellectuel des citoyens, la lenteur à se transformer même des secteurs de la socio-économie publique (éducation et santé, où la performance laisse grandement à désirer) et un certain éclectisme joyeux des leaders politiques montrent à l’évidence que l’inertie n’est pas attribuable exclusivement à la dépendance et à la balkanisation.

Beaucoup de blocages sont attribuables au confort intellectuel construit, d’une part, sur une romantisation de l’État (toujours avec un grand É) qu’on voit encore comme un thaumaturge omnipotent et, d’autre part, sur la démonisation des coalitions régionales et locales qui censément sabotent la glorieuse collaboration d’ensemble (i.e., orchestrée par le centre). Ces prisons mentales sont confortées par les évangiles académiques qui expliquent les dérapages par le manque de gouvernail central unique et puissant, et par la gouverne canadienne censément désordonnée parce que décentralisée. Il s’agit dans les deux cas de propos dont les fondements sont friables.

Qu’espérer de l’État thaumaturge et de ses technocrates ? Peu, et de moins en moins à mesure qu’on passe du troisième étage de la socioéconomie au rez-de-chaussée (selon la belle image de l’historien Fernand Braudel), mais surtout pas avant que les gouvernements ne changent leurs manières de voir.

Au troisième étage, les socioéconomies opèrent comme fragments au cœur d’une économie-monde qui les connecte à un ensemble de pôles importants de par le globe. C’est ainsi que la ville de Québec était au cœur d’un réseau extraordinaire qui quadrillait l’Atlantique et poussait ses ramifications au centre du continent nord-américain au XVIIIe siècle. Le Canada s’est ensuite inséré dans l’empire britannique avec profit avant de glisser dans l’orbite américaine. On a eu de temps en temps des soubresauts qui ont mené à modifier notre économie-monde (l’ALENA), mais ces transformations ont le plus souvent été dictées par les grandes forces géotechniques dans le contexte. Quand cela n’a pas été le cas, l’affaire a tourné court.

Au second étage, la socioéconomie canadienne est un ensemble de trois grandes mésorégions territorialement différenciées qui ont des vies parallèles : le ruban des zones métropolitaines importantes, plus ou moins au sud ; une zone rurale et des régions non métropolitaines, adjacentes à la médiane du pays ; et puis les territoires du Nord. Or, pour ces trois zones, pas de politiques nationales (je dis bien « nationales » et non pas « fédérales »). Il n’existe aucune vision stratégique permettant de tirer le maximum des avantages comparatifs des trois réseaux de points de force superposés qui définissent le pays, et on a permis à leurs infrastructures de tomber en décrépitude.

La collaboration des instances fédérales, provinciales et locales ainsi que la coopération avec les autres secteurs (privé et sans but lucratif) sont gravement déficientes dans les trois réseaux : chacun tire à hue et à dia pendant qu’un certain colonialisme intérieur prêche que les instances locales n’ont pas les moyens de se prendre en main.

Enfin, au premier étage, il y a la vie économique quotidienne au ras du sol : celle toute diffractée des collectivités les plus diverses, les socioéconomies « charnelles » (comme dirait Albert Faucher), dans lesquelles chaque citoyen passe le plus gros de sa vie. Ce niveau est probablement celui qui est le plus ignoré des gouvernements et qui est dynamisé à peu près exclusivement par la société civile. C’est le monde exploré par le Comité Harcourt en 2006 (« Pour en finir avec l’incertitude et favoriser la résilience des collectivités ») —, rapport dont on peut dire qu’il a été un coup d’épée dans l’eau : rien de sérieux n’a transparu pour donner vie à ses recommandations.

Les idéologies étatistes dominantes développées au troisième étage au cours des derniers 50 ans (statocentrisme, égalitarisme délirant, centralisation, etc.) pèsent encore lourd. Elles ont enclenché le développement de politiques aveugles aux différences régionales et locales, et satisfaites de s’alimenter aux râteliers des agrégats rassurants. La politique publique de ce genre ne gère pas les socioéconomies canadiennes telles qu’elles sont, mais les agrégats statistiques qui les résument.

Selon ces idéologies en place, centralisation et statocentrisme seraient les mamelles du destin — pour adapter aventureusement la chanson de Boby Lapointe dans le film-culte Tirez sur le pianiste. Ces travers condamnent les politiques publiques à achopper.

Dans un pays qui ne sait que se hâter lentement comme le Canada et qui a été médusé par un demi-siècle de programmation statocentrique, l’idée d’un État stratège qui se contente d’un rôle préceptoral est révolutionnaire. Son travail de médiateur, de modérateur ou de superviseur est pourtant fondamental pour mobiliser toutes les ressources disponibles dans tous les secteurs et à tous les niveaux, et les amener par des arrangements imaginatifs et inédits à contourner les blocages et à trouver les leviers nécessaires dans les partenariats les plus innovateurs. Les architectes de l’État stratège sont dénoncés par les Jacobins et leurs amis : les hégéliens confèrent à l’État un rôle transcendant d’incarnation de la volonté générale, alors que les technocrates se contentent de délégitimer les élus pour s’assurer d’être (par processus d’élimination) exhaussés au rôle de seuls interprètes fiables des intérêts supérieurs de la nation.

Pourquoi cette peur des instances régionales et locales, et cette complaisance dans la dénonciation des effets destructeurs de certains lobbies locaux ?

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Dans la plupart des cas, les histoires d’horreur de chantage ou de hold-up par des instances locales myopes sont exposées comme des images saintes pour exorciser toute référence dangereuse à l’auto-organisation, au dynamisme émergeant de bas en haut de la collaboration et du réseautage, et à une philosophie de subsidiarité qui voudrait déléguer systématiquement la prise de décision au niveau le plus décentralisé qui puisse s’en occuper raisonnablement.

Or ce n’est qu’en décentralisant et en cherchant activement du côté des partenariats privé-public-social et des collaborations fédérale-provinciale-locale qu’on peut espérer éliminer les blocages et mobiliser les sources vives de la productivité, de la capacité à innover et de la résilience des collectivités qui sont la base de la richesse du pays.

Il ne s’agit pas de nier l’importance d’une certaine cohérence dans la confection d’un ordre socioéconomique où les infrastructures ne peuvent être mises en place que par la coopération des divers acteurs. Mais cette cohérence ne doit pas se traduire par des plans qui briment les systèmes locaux d’innovation et la vie socioéconomique quotidienne au ras du sol avec ses sensibilités et ses jeux de pouvoir, ses vieux antagonismes, etc., ses circonstances (comme dirait Ortega y Gasset) et ses capacités à mobiliser les ressources nécessaires pour s’ajuster vite et de manière créatrice.

Le caractère baroque du Canada condamne à des stratégies plurielles. Les futuribles ont été bellement catégorisés par Joel Garreau dans une livraison récente de la revue The Wilson Quarterly (printemps 2008) : il faut en arriver à changer à la fois la notion de ce que sont les infrastructures essentielles (qui ne sont plus seulement acier et ciment) et les moyens matériels et sociaux pour les mettre en place. Dans le pire des cas, si on en reste aux notions conventionnelles, nous nous condamnons à voir nos infrastructures prendre l’allure de ruines romaines.

La voie royale pour la socioéconomie baroque qu’est le Canada passe par un « réarmement moral » du citoyen et des collectivités au plan de la gouvernance, et un « désarmement »  de l’État jacobin.

C’est le pari sur une gouverne plurielle et collaborative. Sur cette voie, la décentralisation n’est pas une panacée, mais un moyen astucieux de brouiller les cartes, de remobiliser les instances locales et de s’assurer que, par un métissage heureux, on réussit à coordonner les plans contrastés de collectivités diverses dont les probabilités de réussite sont pourtant corrélées — en leur faisant comprendre que c’est le cas.

Il est évident qu’il faut compter avec les rodomontades épisodiques de certains bourgmestres, la myopie et le manque d’intelligence stratégique de certains groupes (dont les tactiques à courte vue, comme dirait Karl Marx, les amènent inéluctablement à leur propre destruction) et les sabotages occasionnels dont ils se vanteront. Les médias et autres chroniqueurs de l’immédiat en font leurs choux gras. Mais une version moins vaudevillesque des choses montre que la collaboration massive est non seulement possible mais qu’elle est maintenant une réalité dans tous les secteurs.

Dans Wikinomics (2006), Don Tapscott et A. D. Williams en font l’ample démonstration. Et c’est dans cette collaboration massive (qui n’a le plus souvent pas besoin de maître de jeu) que le dynamisme de la socioéconomie se concrétise.

L’État-nation a un rôle certain dans la supervision de notre économie-monde. Selon Prahalad et Bhattacharyya, dans Strategy+business, (mai 2008), 10 pays industrialisés comptent pour 90 p. 100 de l’activité économique et 70 p. 100 de la population dans la zone développée (États-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, Espagne, Canada, Australie, Hollande) et 10 pays jouent le même rôle dans la zone en développement (Chine, Inde, Brésil, Russie, Mexique, Corée du Sud, Indonésie, Turquie, Afrique du Sud et Thaïlande). Il faut évidemment que l’État veille à préserver les règles du jeu international qui vont supporter les ambitions du Canada dans cette économie-monde, encore que bien des groupes non étatiques ont commencé à réclamer voix au chapitre et à participer à l’élaboration des politiques étrangères des pays.

Mais, à proportion qu’on passe aux autres étages, la collaboration entre un nombre d’acteurs de plus en plus grand devient de plus en plus nécessaire. Or, le vacuum de collaboration effective au niveau mésoéconomique (deuxième étage) est quasi criminel. Sans un investissement massif dans de nouvelles façons de faire, le délabrement du pays continuera et sera de plus en plus onéreux. L’État superviseur et animateur a des responsabilités importantes à ce niveau : mobiliser les autres acteurs économiques et sociaux est le plus grand défi.

Pour ce qui est des collectivités locales, malgré les interfaces violentes dans les jungles urbaines, la présence de l’État est infiniment plus douce, et celle des acteurs privés et sociaux d’autant plus grande. C’est l’univers du capital social, celui des contrats moraux : place limitée pour l’État et ses gros sabots, sauf pour les sécurités de base.

Les devis de cette nouvelle gouverne collaborative, multisecteurs et multiniveaux, ajustée à la socioéconomie baroque du Canada ne sont pas encore précisément définis, mais l’orientation générale commence à devenir claire. Déjà un certain nombre de lemmes et de marqueurs servent de références.

Deux lemmes sont devenus des axiomes dans ce nouveau monde :

Le premier, selon la proposition de John Naisbitt dans Global Paradox (1994), soutient que, à proportion que la mondialisation progresse, et avec elle la nécessité de flexibilité plus grande et d’ajustements plus rapides, les petites unités — comme les régions et les collectivités — deviennent de plus en plus importantes dans le processus évolutif d’ajustement et d’adaptation des socio-économies. Voilà qui explique la dévolution massive anticipée par Mike Harcourt, puisqu’il faudra bien donner un jour aux collectivités (qui peuvent mieux réagir et plus vite) les moyens de le faire.

Le second invite à une philosophie de la subsidiarité dans la confection des appareils de gouverne : autant de décentralisation de la prise de décision et de l’expérimentation que possible vers les sites les plus près du front qui peuvent s’en occuper raisonnablement bien, et seulement autant de centralisation que strictement nécessaire.

Quant aux marqueurs qui semblent se dessiner dans les plans de navigation, ils connotent certains aspects d’une gouvernance en réseau qui devient incontournable.

Marqueur I : La collaboration devient inéluctable. Déjà, on commence à faire le bilan des expériences heureuses où cette collaboration a porté ses fruits et à tirer certains enseignements sur les pourquoi, les quand et les comment de cette collaboration tant intra-étatique qu’avec des entités privées ou communautaires. On sait déjà déterminer les facteurs culturels et les compétences requises pour que cette collaboration donne des résultats.

Marqueur II : On a aussi établi la sorte de redesign des institutions qui sera nécessaire si l’on veut que la collaboration réussisse : des sources d’information fiables, des forums de négociation et de délibération, et des lieux d’expérimentation.

Au cœur de ce nouvel univers de gouverne se trouve le double impératif de décentralisation radicale et de collaboration horizontale, verticale et transversale dans l’apprentissage collectif qui sous-tend la gouvernance en réseau. Pour ceux qui chercheraient par où commencer pour réfléchir sur cette transformation en train de s’accomplir au Canada, il existe déjà un prototype avec lequel on peut jouer — encore trop statocentriste et centralisateur à mon goût, mais plein de suggestions pratiques qui méritent notre attention critique —, proposé par Don Lenihan et son groupe dans Progressive Governance for Canadians (2007). Ce texte est un bon point de départ pour une discussion qui s’impose.

Comment cette renaissance va-t-elle se concrétiser? Selon trois avenues complémentaires.

D’abord, par la segmentation des enjeux. On va commencer à reconnaître que les « problèmes canadiens » sont trop souvent des êtres de raison, des inventions des grands uniformisateurs. En fait, les circonstances diffèrent suffisamment pour réclamer qu’on attaque les problèmes par morceaux. Vancouver, Montréal et Toronto ne commandent pas une stratégie semblable. Il faut donc découper les gros problèmes en problèmes plus petits, comme on a commencé à le faire en santé : pas de « solutions » globales futiles, mais des projets ciblés (comme en santé mentale) ou du bricolage éclairé (comme dans la réduction du temps d’attente pour des chirurgies de remplacement de hanches et de genoux à Calgary par des modifications simples du processus de production).

Ensuite, par le réveil des citoyens mobilisables par ces enjeux plus restreints et davantage « régionaux ». L’objectif du fractionnement des enjeux et de la décentralisation, c’est le réveil du citoyen, la fin du recours à la pensée évasive ou hypertechnique pour l’anesthésier et le mettre en mode de servitude volontaire, comme chaque année quand il remplit péniblement un rapport d’impôt dont la logique kafkaïenne lui échappe complètement.

Le genre de fédéralisme mou et décentralisé qui s’en vient devrait donner au citoyen les moyens d’exprimer son dissensus « régionalement » : il ne s’agit pas ici d’une décentralisation strictement territoriale, mais d’un dépeçage des enjeux en tranches qui permettent de donner aux parties prenantes voix, envie de parler, envie de s’instruire et de remettre en question, au fil de la conversation, nombre de mythes sur lesquels est érigée la supériorité morale douteuse de nos grands vizirs, mais surtout envie de s’engager dans la collaboration de masse qu’implique la construction de régimes de gouvernance sur mesure.

Enfin, par la mobilisation des parties prenantes pour changer le « style politique » autour de ces enjeux réduits, comme dirait Robert Hariman dans Political Style: The Artistry of Power (1995). Il sera en effet plus facile de démythifier les psychodrames autour des changements climatiques en général (qui permettent de dire n’importe quoi et son contraire), des crises en santé et éducation en général (qui paraissent poser des défis impossibles à relever), des secteurs manufacturiers traditionnels de l’ancienne économie dans leur ensemble (condamnés à vivre des rationalisations dramatiques) et des grandes villes dont la base est la « nouvelle économie » (qu’on tient en tutelle et qu’on empêche d’agir), etc., quand on aura saucissonné les enjeux en tranches auxquelles on peut pratiquement s’attaquer. Les médias ne seront plus aussi libres de dire n’importe quoi et le politique pourrait redevenir un peu plus cicéronien (i.e., plus préceptoral et moins englué dans le machiavélisme des élus et le kafkaïen des instances technocratiques).

Objectif explicite mais inavouable : combattre « la paresse des masses » et « le préjugé gouvernemental », la revanche de Proudhon sur Marx — rien de moins — comme dirait Daniel Innerarity.

Gilles Paquet
Gilles Paquet is professor emeritus at the Telfer School of Management and senior research fellow at the Centre on Governance at the University of Ottawa.

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