En 1908, on commémorait le 300e anniversaire de Québec, fondée en 1608 par Samuel de Champlain. À l’époque, tout comme aujourd’hui, les commémorations, qui feignaient de fêter le passé, portaient en réalité sur le présent. Au cours de l’éblouissant été de 1908, le spectacle public auquel assistèrent les Canadiens à l’occasion de ce 300e anniversaire a rarement été égalé depuis, ni par l’ampleur ni par la théâtralité.

À l’époque, tout comme aujourd’hui, il y avait ceux qui souhaitaient rapprocher la fondation de Québec de la naissance du Canada. La controverse fit rage pour savoir, d’une part, qui allait tenir les rênes et pour décider, d’autre part, de ce qui allait être commémoré. La planification de ces commémorations fut entravée par des hésitations, des objectifs politiques divergents et un manque flagrant d’organisation, et le tout dut être improvisé au dernier moment. Les fêtes eurent lieu dans un remarquable étalage de défilés, de pompes, de membres de la famille royale, de messes solennelles, de feux d’artifice et de lumières, de musique, de fanfares et de charges de la cavalerie, en présence d’une impressionnante flotte de navires de guerre britanniques, français et américains, massés sur le Saint-Laurent, non loin du lieu où Samuel de Champlain débarqua pour construire un fort et un poste de traite. Mais lorsque les navires de guerre levèrent l’ancre, les touristes décampèrent, on balaya les rues, on décrocha les décorations en miettes, on rangea les souvenirs, et on oublia aussitôt le tricentenaire.

Que devrions-nous penser de cérémonies de commémoration telles que celles-ci ? Précédé par le 500e de Terre-Neuve, le 400e de Québec sera bientôt suivi du 150e de la Colombie-Britannique. Ces manifestations portent soi-disant sur l’histoire, mais elles sont rarement historiques.

Ces manifestations portent soi-disant sur l’histoire, mais elles sont rarement historiques.

Selon le programme des festivités, Québec fêtera le 400e anniversaire de sa fondation par des spectacles de feux d’artifice, un carnaval, un spectacle son et lumière projeté d’un silo et par les incontournables spectacles de Céline Dion et du Cirque du Soleil. Excepté un impromptu sur les plaines d’Abraham, l’histoire restera confinée aux coulisses, à la différence frappante du 300e de 1908, où elle était à l’avant-plan.

Mis à part les obligatoires feux d’artifice et concerts, le grandiose défilé historique fut la principale manifestation de ce tricentenaire ; il eut lieu dans un théâtre à ciel ouvert, devant des milliers de spectateurs agglutinés sur les plaines d’Abraham. Des centaines de Québécois et de Québécoises enfilèrent des costumes d’époque et firent revivre des scènes de leur passé, accompagnés d’un orchestre, de deux corps d’armée et du grondement des canons de la flotte sur le fleuve en contrebas. Les Autochtones d’un campement avoisinant prirent part au défilé, et au cours de la reconstitution historique de l’arrivée de Champlain à bord du Don de Dieu, ils l’accueillirent en canoë et l’accompagnèrent jusqu’au rivage. Après ces spectacles, et tel que prévu par les organisateurs, les figurants en costumes d’époque aux couleurs vives se déversèrent dans les rues de Québec et rejoignirent leurs familles et leurs amis vêtus de leurs habits d’été. Le passé et le présent se confondaient, l’un reflétait l’autre.

Mais quel était exactement l’événement historique que l’on commémorait ? L’ambitieux gouverneur général, le comte Grey, fraîchement arrivé, souhaitait convertir ce qu’il jugeait être l’un des lieux sacro-saints de l’Empire britannique le champ de bataille, témoin de la victoire du général James Wolf — en un parc historique où serait érigé un monumental ange de la paix. Sur le plan politique, il espérait rattacher le Canada plus fermement à l’empire aussi bien culturellement que militairement.

Il était cependant bien évident que sa proposition n’allait pas être facile à faire accepter à Québec. Il réussit néanmoins, très habilement, à lancer une campagne nationale dont l’objectif était d’obtenir le financement de l’achat du champ de bataille. L’Ontario et la Colombie-Britannique, de même que le Québec, furent persuadés de contribuer financièrement à la campagne, pour faire ressortir l’importance nationale du site et des commémorations. Le roi y alla de son obole, tout comme le gouvernement du Canada à qui l’on demanda d’apporter la plus généreuse contribution, parce que, selon la version historique en vogue, l’habitation de Champlain — ou, selon le scénario impérialiste parallèle, le champ de bataille des plaines d’Abraham — marquait le lieu de naissance du Canada.

À l’époque, tout comme aujourd’hui, le gouvernement du Canada était une recrue réticente à la cause. Les manifestations allaient se dérouler dans la circonscription du premier ministre, Sir Wilfrid Laurier, qui n’avait aucun scrupule à dépenser de l’argent pour en faire profiter ses électeurs. (L’exemple le plus frappant de ce favoritisme fédéral sur les plaines d’Abraham fut assurément la nouvelle usine de fusils et de munitions.) À l’époque, tout comme aujourd’hui, la capacité d’obtenir de l’argent d’Ottawa était considérée comme le véritable test du dévouement fédéral envers les Québécois.

Laurier craignait cependant la situation explosive qui aurait pu se déclencher à la suite de débats sur l’histoire, l’empire et le nationalisme québécois. Il préférait fêter l’avenir et mettre l’accent sur les progrès scientifiques et modernes. S’il n’en avait tenu qu’à lui, les commémorations auraient porté principalement sur l’inauguration du pont de Québec. Mais l’effondrement catastrophique du pont en 1907, alors en construction et qui se résumait désormais à un horrible amas de métal tordu, eut raison de lui et il n’eut d’autre choix que d’accepter.

Pour ce qui est des défilés historiques, l’histoire de Québec se révéla plus royaliste, plus pieuse et plus aristocratique que ce que l’on était en droit d’attendre.

Pourtant, même si le thème des commémorations du tricentenaire était historique, il n’en restait pas moins qu’il s’agissait d’une histoire un peu particulière, une histoire sélectivement remémorée en vue de satisfaire les besoins présents. Pour ce qui est des défilés historiques, l’histoire de Québec se révéla plus royaliste, plus pieuse et plus aristocratique que ce que l’on était en droit d’attendre.

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La reconstitution de la bataille de 1759 donna lieu à un somptueux mélange d’armées sous commandement mixte, britannique et français, défilant paisiblement du même pas cadencé. Et si la victoire britannique sur les plaines devait être commémorée, il fallait également que la victoire française à Sainte-Foy, le printemps suivant, ait le même poids historique. C’était une histoire modifiée pour satisfaire les exigences du présent, édulcorée ou transformée pour calmer les sensibilités, reconstituée sélectivement pour contrebalancer une forme de grandeur impériale avec l’autre. C’était l’histoire telle qu’on souhaitait s’en rappeler.

Pour que les commémorations soient un véritable succès, il était nécessaire, bien sûr, d’obtenir l’appui de l’Église catholique. L’Église, qui désirait faire valoir son autonomie en matière de leadership, avait ses propres priorités, et pour que l’on bénéficie de sa participation, il y avait un prix à payer. Lors d’une commémoration parallèle, le clergé prit la tête d’une fête qui fut couronnée par l’érection d’une statue marquant le 200e anniversaire de la mort de François Laval, le premier évêque de Québec. Si le gouverneur général désirait que l’Église participe à son tricentenaire, il devait en échange la gratifier de sa présence le jour du dévoilement de la statue. À contrecœur, le comte Grey décida que son tricentenaire valait bien une messe. Pour le remercier, le clergé organisa un magnifique service religieux en plein air, dans le théâtre des défilés, pour que les plaines d’Abraham reflètent ses priorités.

Il était alors certain que ni le roi ni le pape ne viendraient à Québec. Des délégations de moindre importance furent néanmoins détachées de Rome, de France, de Grande-Bretagne et des États-Unis, pour assister aux commémorations. L’Angleterre non seulement envoya son prince de Galles, mais aussi — très habilement et sournoisement — le duc de Norfolk, le catholique le plus célèbre et le plus puissant du royaume. Comment un austère dentiste, le vice-président Fairbanks des États-Unis et un député de la République française, protestant de surcroît et pas du tout à sa place, pouvaient-ils rivaliser avec l’héritier du trône d’Angleterre et un aristocrate qui avait l’oreille du pape ? De nos jours, la présence de la reine serait jugée incendiaire et le pape, une faible fascination dans une société de plus en plus laïque. De plus, ils ne feraient que gêner le spectacle.

Les commémorations feignent de s’intéresser au passé, mais en réalité, elles portent sur le présent. Pour reprendre la citation : « Tout comme la guerre, les commémorations ne sont que le prolongement de la politique par d’autres moyens ».

En règle générale, ces véhémentes festivités où de nombreuses parties intéressées se bousculent pour transmettre leur message, attirent le public et leurs coûts sont défrayés par quelqu’un d’autre. Il est surprenant de voir que tout le monde parvient à trouver un terrain d’entente lorsque confronté à la nécessité de produire un bon spectacle.

En cette veille des commémorations du 400e, il ne faut pas toutefois s’attendre à ce que les festivités soient bien circonscrites ni cohérentes. Nous devrions plutôt nous délecter de la cacophonie, des contradictions et des paradoxes devant la reconstitution de ces scènes bien connues de notre histoire, mais où, au fond, l’Histoire ne sert que de prétexte. Beaucoup de choses peuvent être exprimées sur la scène d’un théâtre, on les supporte plus facilement que si elles étaient déclamées du haut d’une chaire ou énoncées dans un programme politique ou un éditorial.

En cette période trouble de notre histoire, où le doute plane quant à l’avenir de la Confédération, on a tout simplement fait l’économie de l’Histoire. On se contentera d’un pur divertissement pour réunir des factions opposées à Québec et attirer des touristes du reste du Canada et du monde. À une époque où l’Histoire — source de honte et de gêne (sinon d’ennui) pour certains — a été jetée aux oubliettes, on pourra fermer les yeux et soupirer de soulagement. Mieux vaudra fêter les vedettes, les nombreux talents de Québec, les jeux de lumière… et le retour du parrainage fédéral.

Mais il sera plus difficile d’échapper au poids de l’Histoire l’an prochain, lors du 250e anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham, qui demeure, malgré tous les vœux contraires, un événement absolument décisif de l’histoire mondiale dont le hasard a voulu qu’il survienne au Québec.

 

Cet article a d’abord été préparé pour la Fondation historica et publié en ligne dans l’Encyclopédie canadienne (éditeur J. H. Marsh). Tous droits réservés. thecanadianencyclopedia.com

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