Au-delà des lignes de fracture partisanes, un consensus a rapidement émergé au lendemain de la correction sévère qu’a subie le Parti québécois (PQ) lors de l’élection du 7 avril dernier: le PQ traîne maintenant l’option souverainiste comme un boulet à la cheville. Les causes de l’échec du parti sont multiples, mais il est clair que la profession de foi souverainiste de Pierre Karl Péladeau et la focalisation sur le référendum en début de campagne ont fortement contribué à la remontée du Parti libéral.

Le PQ a souffert de son ambiguïté et de son double discours sur la souveraineté. Si l’article premier de son programme dit bien que l’objectif principal du parti est de « réaliser la souveraineté », l’intérêt pour la question nationale est faible dans l’électorat québécois. Même parmi les souverainistes, nombreux sont ceux qui considèrent que le projet d’indépendance doit être mis en veilleuse pour l’instant. Or, puisque le PQ cherche aussi à gouverner, il souffle le chaud et le froid sur son option souverainiste depuis la défaite référendaire de 1995. Dans la dernière campagne, il a tout fait pour balayer la souveraineté sous le tapis, en plus de louvoyer sur la question du référendum, si bien qu’il ne s’est engagé ni à tenir ni à ne pas tenir un référendum dans l’éventualité d’un mandat majoritaire. Incapable d’assumer ses choix, sa position était bancale et insuffisamment transparente. Le Parti libéral et la Coalition avenir Québec ont eu beau jeu de dénoncer « l’agenda caché » du gouvernement sortant, tandis que Québec solidaire a pu s’affirmer plus souverainiste que le PQ.

Comment expliquer l’absence d’enthousiasme pour le projet d’indépendance ? Pourtant, le Parti conservateur au pouvoir à Ottawa est profondément impopulaire au Québec, aucun projet de renouvellement du fédéralisme ou de reconnaissance constitutionnelle du Québec n’est à l’horizon, et le Nouveau Parti démocratique, s’il a une position courageuse sur la reconnaissance de la nation québécoise, risque d’en payer le prix à l’extérieur du Québec.

Le ressentiment envers le « Canada anglais » a diminué considérablement, en particulier chez les plus jeunes générations, mais il a vraisemblablement été remplacé par de l’indifférence, si bien qu’il est difficile d’affirmer que la métaphore des « deux solitudes » soit désormais surannée. Une majorité de Québécois s’identifient, à différents degrés, à la fois au Québec et au Canada, mais la part canadienne de leur identité semble pour le moins abstraite, davantage notionnelle que matérielle. Il est vrai que les compétences du Québec font en sorte que le citoyen moyen se trouve davantage interpellé par la politique provinciale que par la politique fédérale, mais il n’en demeure pas moins que les décisions prises à Ottawa ont un impact sur la vie des Québécois.

Que s’est-il passé ? Pourquoi n’y a-t-il pas de corrélation positive entre le soutien à la souveraineté et la consolidation de l’identité québécoise dans la foulée de la Révolution tranquille ?

Je voudrais proposer une hypothèse à contre-courant du récit historique de l’« inachèvement » de la Révolution tranquille ou de la « stagnation » de la société québécoise. C’est une hypothèse qui s’oppose aussi à une lecture voulant que l’ordre fédéral canadien soit structurellement défavorable au Québec et que le gouvernement fédéral représente un « rouleau compresseur » qui écrase la province.

Les interprètes du parcours historique québécois doivent tenter d’expliquer pourquoi — malgré le coup de force de 1982, l’échec des négociations constitutionnelles du lac Meech et de Charlottetown, la quasi-victoire du oui en 1995, le plan B, le scandale des commandites et le « uncool Canada » de Stephen Harper — l’idée de l’indépendance politique complète apparaît pour un grand nombre de Québécois de moins en moins nécessaire. Pourquoi 60 p. 100 des Québécois s’opposent-ils au projet souverainiste, et pourquoi une part importante de souverainistes ne souhaite pas que le Québec soit replongé dans des discussions référendaires ?

Certains souverainistes inébranlables seront tentés d’expliquer le désintérêt envers le projet d’indépendance par une forme d’aliénation ou de fausse conscience des Québécois francophones. Dans le premier livre que j’ai écrit, il y a déjà près de 15 ans (Récits identitaires : le Québec à l’épreuve du pluralisme), j’ai mis en relief le fait que des grands auteurs nationalistes comme Hubert Aquin et Fernand Dumont soutenaient que les Québécois d’origine canadienne-française avaient intériorisé le mépris que les « Anglais » manifestaient à leur égard. Cette intériorisation du regard condescendant de l’autre ne pouvait que créer, selon eux, un sentiment d’infériorité paralysant chez les membres de la majorité francophone.

Le fédéralisme canadien s’est montré assez spacieux pour que le Québec moderne y réussisse son projet de construction nationale.

Quelques auteurs recyclent aujourd’hui cette théorie en parlant de la « trudeauisation des esprits » ou de « l’intériorisation de l’ethos multiculturel canadien ». Il est nettement plus facile d’invoquer une hypothèse psychologisante invérifiable que de réfléchir aux limites de l’argumentaire souverainiste. Comme le Québec de la pré-Révolution tranquille a vécu un processus qui s’apparente à la décolonisation, l’hypothèse des nationalistes mélancoliques d’hier était quand même plus crédible que celle de leurs descendants.

Une interprétation plus plausible s’appuierait plutôt sur l’hypothèse que, tout compte fait, le processus d’affirmation nationale mis en branle avec la Révolution tranquille s’est avéré remarquablement efficace et que le fédéralisme canadien, malgré ses jours sombres et ses imperfections évidentes, s’est montré assez spacieux pour que le Québec moderne y réussisse son projet de construction nationale. Le Québec a utilisé ses champs de compétences constitutionnelles pour bâtir un État fort et un espace démocratique qui lui sont propres. En filigrane, l’identité québécoise a pris forme. Dans l’identité multiple des nouvelles générations, l’identification au Québec est nettement plus forte que l’identification au Canada. À la suite de la défaite du PQ, de nombreux observateurs ont souligné que les jeunes demeuraient de glace devant les discours axés sur la fragilité et l’insécurité identitaires du Québec. En outre, ils ont majoritairement rejeté la panique morale sous-jacente au discours du PQ sur la Charte des valeurs.

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La Révolution tranquille a fait naître ce que le sociologue Simon Langlois a appelé une « société globale », disposant d’un État, d’une bourgeoisie d’affaires et d’une scène médiatique, culturelle et artistique francophone. La loi 101 fait en sorte que les enfants des néo-Québécois parlent français, et le Québec choisit lui-même plus de 60 p. 100 des nouveaux arrivants. D’un point de vue existentiel ou phénoménologique, qu’y a-t-il dans l’expérience des héritiers de la Révolution tranquille qui pourrait engendrer le sentiment de la nécessité vitale d’un État-nation complètement souverain ?

Toutes les identités nationales sont bien sër soumises aux pressions et aux transformations inhérentes à la mondialisation, et le Québec aura toujours besoin, peu importe son statut constitutionnel, d’une politique linguistique ambitieuse et efficace. Il n’en demeure pas moins qu’il est beaucoup plus difficile de démontrer aujourd’hui qu’à l’époque de la colonie intérieure pourquoi l’indépendance complète est une condition nécessaire à l’épanouissement du Québec. Libres aux indépendantistes convaincus de voir cette confiance identitaire comme un signe d’inconscience et d’aliénation, mais libres à nous de voir de la condescendance et de l’atavisme dans leur réaction.

Rien dans tout cela n’est une justification de l’ensemble des normes et des structures du fédéralisme canadien, ni d’événements comme le rapatriement de la Constitution en 1982 ou l’échec des accords du lac Meech et de Charlottetown. Je fais partie de ceux qui considèrent que la vision et la stratégie trudeauistes se sont avérées les plus grandes menaces à l’unité du Canada et qu’elles demeurent aujourd’hui parmi les principaux affluents du discours souverainiste. Il est cependant possible qu’en perdant le référendum de 1995, le mouvement souverainiste ait contribué, aux yeux d’un grand nombre de Québécois, à fermer le chapitre historique qui a débuté en 1982.

J’estime que les souverainistes doivent réfléchir beaucoup plus sérieusement à la distinction entre la justification des options constitutionnelles et la motivation des citoyens à les soutenir. Pour ce qui est de la justification, certaines critiques de l’ordre fédéral canadien sont sans aucun doute sérieuses et étayées, bien qu’elles ne suffisent pas, aux yeux de plusieurs, à fonder l’appui à la sécession. Les souverainistes passent beaucoup de temps, et c’est normal, à tenter de convaincre les Québécois que l’indépendance est une nécessité en raison des impasses de la fédération canadienne. Pourtant, une telle inférence n’est pas du tout évidente. Il semble plutôt que les impasses sont interprétées de plus en plus comme des tensions somme toute normales dans des régimes fondés sur la coordination entre différents ordres de gouvernements souverains dans leurs champs de compétences.

Quant à la motivation, les souverainistes ont de grands défis à relever s’ils veulent amener les citoyens à s’intéresser aux enjeux constitutionnels. Les difficultés du fédéralisme canadien ne semblent pas poser suffisamment problème — tant d’un point de vue symbolique (le sentiment identitaire) que d’un point de vue politique et matériel — pour motiver une forte majorité de Québécois à vouloir ouvrir un nouveau chapitre référendaire. Les Québécois ne sont pas apathiques politiquement. Les défis posés par la nouvelle diversité religieuse, le financement des études universitaires et l’extraction des ressources naturelles sont capables de soulever les passions, mais pas le statut constitutionnel.

La Révolution tranquille a fait naître une « société globale » : un État, une bourgeoisie d’affaires et une scène médiatique et culturelle
francophone.

Je doute beaucoup qu’une majorité de Québécois aient « peur » de l’indépendance. Il est un peu risible de penser que le Québec, déjà doté d’un État partiellement souverain, serait incapable de tirer son épingle du jeu en tant qu’État-nation complètement indépendant. Cela dit, une majorité de Québécois continuent de s’identifier au Canada, les débats référendaires sont déchirants, et la phase de transition qu’engendrerait la sécession du Québec serait remplie d’incertitudes, dont le sort des 11 nations autochtones de la province. Les arguments souverainistes actuels justifiant l’intégration obligatoire de ces nations dans un éventuel Québec souverain sont constitutionnellement et moralement douteux. Si les embûches qui se dressent présentement sur le chemin du Québec étaient clairement imputables à l’intransigeance des institutions fédérales, les turbulences des débats référendaires seraient peut-être vues comme un moindre mal. Toutefois, comme les faits — à défaut des récits — suggèrent que le Québec a pu tant bien que mal se développer au sein du cadre fédéral canadien, il n’est pas étonnant qu’un grand nombre de Québécois ne suivent plus la parade indépendantiste.

Toutefois, rien dans cette analyse ne laisse entendre que le mouvement souverainiste ou même le PQ soient appelés à disparaître. L’avenir est ouvert. Le rapatriement de 1982 et l’échec de l’Accord du lac Meech auraient pu ne pas avoir lieu, mais ils se sont produits. Il suffirait que le gouvernement fédéral se braque contre le Québec et que la Cour suprême prenne quelques mauvaises décisions pour que l’option souverainiste recueille de nouveau près de 50 p. 100 des voix. Selon mon hypothèse, l’appui à la souveraineté et la ferveur référendaire demeureront modestes tant que le fédéralisme canadien ne créera pas d’obstacles majeurs pour le Québec. Les ententes administratives, comme l’accord récent entre Ottawa et Québec sur la formation de la main-d’œuvre, passent souvent inaperçues, mais elles consolident l’autonomie politique du Québec.

Le Québec n’est pas reconnu comme une nation ou une société distincte dans la Constitution, et l’erreur de 1982 n’a jamais été formellement corrigée, mais il s’avère que les Québécois n’ont pas développé une image dépréciative d’eux-mêmes et ne sont pas devenus collectivement neurasthéniques pour autant. L’irrésolution de la crise constitutionnelle des années 1980 et 1990 qui a mobilisé les élites québécoises et canadiennes n’a pas freiné l’évolution politique et identitaire des Québécois. Il est grand temps que les interprètes de la condition identitaire et politique québécoise jettent un regard neuf sur ces faits sociopolitiques et se questionnent sur leur schème interprétatif de prédilection.

Photo: CP Photo

Jocelyn Maclure
Jocelyn Maclure is professor of philosophy at McGill University and holds the Jarislowsky Chair in Human Nature and Technology. He is president of the Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec.

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