Longtemps reléguée aux marges du débat économique, la question de la stagnation séculaire est entrée dans les discussions et analyses économiques plus convenues depuis que Larry Summers s’en est emparé lors d’une rencontre de recherche du Fonds monétaire international à l’automne 2013. Selon cette hypothèse, les économies capitalistes avancées s’enlisent graduellement mais systématiquement dans une ère de croissance économique faible, voire anémique, qui dominera les prochaines décennies.

Pour certains, dont Summers, l’économie américaine est déjà sur une voie stagnationniste depuis les années 1980, et le peu de croissance économique qu’elle a enregistré jusqu’à maintenant est avant tout le fruit de bulles successives d’actifs, d’actifs financiers en particulier. Un nouveau type de cycle économique s’est dessiné dans lequel l’instabilité financière tient une place beaucoup plus proéminente que pendant les décennies de forte croissance de l’après-guerre. La demande finale en biens et services de consommation et en biens d’investissement continue, certes, à jouer un rôle dans ce cycle, mais son influence a été réduite au profit des effets des flux financiers sur les revenus et la capacité de dépense des différents acteurs de l’économie.

Le cycle d’affaires de l’économie réelle, avec ses récessions et expansions qui se succèdent tous les cinq à sept ans, a été remplacé par un cycle de la finance, plus court, plus imprévisible et, surtout, plus violent. Pour les uns, ce cycle compense l’absence de fondement de la croissance de l’économie réelle (Summers), pour d’autres, l’économiste François Morin par exemple, la finance déstabilise à ce point les acteurs de l’économie réelle qu’elle décourage l’investissement et la planification à long terme et stimule plutôt les opérations à court terme.

Mais les causes de la stagnation séculaire ne sont pas que financières. Il faut invoquer d’autres forces stagnationnistes pour expliquer la croissance anémique de notre économie. Depuis trois décennies, les salaires de la grande majorité de travailleurs en Amérique du Nord stagnent, leur sécurité d’emploi s’érode, le droit au salaire indirect (pension, soins de santé, protection contre le chômage) se restreint. Cette situation aurait fragilisé la demande des consommateurs, et ce, malgré l’effet compensatoire d’un accès élargi au crédit.

Pourquoi une grande entreprise investirait-elle dans l’économie réelle si la demande est si fragile? Le retrait de l’État ainsi que les politiques d’austérité, surtout depuis 2008, ont aussi un effet dépressif sur la croissance. Dans la foulée de la mondialisation, la suraccumulation de capacité productive globale, l’émergence de pôles productifs à faible coët (Inde, Chine, Asie de l’Est et du Sud-Est), mais capables de produire des biens et services de qualité, et la déflation compétitive des coëts salariaux dans certaines régions clés du monde développé (Allemagne, Sud des États-Unis) engendrent aussi de fortes pressions stagnationnistes.

L’économiste américain David Gordon pense plutôt que c’est l’absence de grandes innovations structurantes qui est à l’origine de la stagnation relative de notre économie depuis les années 1970. Ce point de vue est défendu aussi par des économistes plus critiques, David McNally, auteur de Panne globale, ou Fred Magdoff et John Bellamy Foster, auteurs de l’ouvrage The Great Financial Crisis: Causes and Consequences. Certes, il y a eu la révolution Internet, l’informatique, les nouvelles générations de technologies de télécommunication, sans oublier la biogénétique, mais aucune de ces innovations — même si elles bouleversent notre vie quotidienne — ne s’est traduite par une révolution dans notre capacité de produire et notre productivité. Aucune ne s’approche des grandes révolutions technologiques qui ont marqué l’histoire du capitalisme entre 1700 et 1950. Les sources à l’origine du dynamisme du capitalisme se seraient-elles soudainement taries?

Les économistes écologiques, surtout les plus critiques, observent que les révolutions technologiques marquantes dans la phase ascendante du capitalisme furent en fait des révolutions énergétiques, le charbon et le pétrole ayant été les assises de cette longue croissance. Depuis 1970, outre le nucléaire, aucune nouvelle forme d’énergie n’a connu un essor comparable aux deux révolutions industrielles précédentes. Et l’extraction de pétrole est de moins en moins efficace énergétiquement et de plus en plus coëteuse économiquement. En somme, la pétrodépendance de notre économie ne cesse de peser sur la croissance et s’ajoute aux autres forces stagnationnistes.

Ni le Canada, ni le Québec n’échappent à ces forces stagnationnistes et aux cycles financiers qui marquent la trajectoire du capitalisme contemporain. L’avenir économique de nos sociétés dépendra de la façon dont nous allons répondre à cette conjoncture.

La modernisation écologique de la base énergétique de notre économie peut être une importante source d’innovation.

Une première réponse se trouve dans les politiques industrielles actuelles des gouvernements fédéral et provinciaux, dont le Québec: compenser la stagnation par la création d’une bulle dans un secteur très particulier, celui des hydrocarbures. En effet, dans les deux dernières décennies, l’économie canadienne s’est recentrée, pour le meilleur et pour le pire, autour du pôle pétrolier des sables bitumineux, délaissant le secteur manufacturier qui a marqué le développement de notre économie pendant presque un siècle. Cette orientation de notre économie a bien renforcé la croissance, mais au prix d’une immense bulle qui risque d’éclater dans la prochaine décennie, la bulle du carbone.

En effet, la science des changements climatiques nous a appris qu’il ne sera pas possible d’exploiter toutes les sources non conventionnelles d’hydrocarbures — tels le pétrole des sables bitumineux de l’Ouest, le pétrole de schiste de l’Est et les gisements de gaz de schiste —, et ce, pour au moins deux raisons. Premièrement, il y a une limite absolue à la quantité de carbone que nous pouvons émettre sans bouleverser complètement le climat de la terre. Deuxièmement, ces sources dites non conventionnelles possèdent un ratio «énergie dépensée – énergie obtenue» très élevé: elles émettent beaucoup plus de carbone par kilojoule extrait que les autres formes d’hydrocarbures. C’est une des raisons pour laquelle les environnementalistes aux États-Unis ont pris l’habitude de les appeler «hydrocarbures extrêmes».

L’extraction des hydrocarbures extrêmes est aussi très coëteuse; elle ne devient rentable qu’à partir du moment où les prix du pétrole et du gaz augmentent à cause de l’épuisement projeté des sources conventionnelles. Toutefois, après un essor initial, les rendements à moyen terme ont tendance à décroître. Inévitablement, le prix de ces actifs s’effondrera un jour pour des raisons essentiellement écologiques, la réglementation des émissions de carbone n’en est qu’un exemple. Bref, nous nous trouvons devant une bulle d’actifs qui, quoique différente des actifs financiers et ayant certainement un cycle plus long, suivra inexorablement le même modèle d’essor et d’effondrement.

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L’économie canadienne et les politiques économiques canadiennes sont déjà fortement marquées par ce cycle. Le gouvernement québécois actuel semble attiré par la même voie, il désire voir se développer une industrie d’extraction de «pétrole extrême» au pourtour du golfe du Saint-Laurent. En fait, on semble troquer un projet de priorité pour un autre, les libéraux de Jean Charest ayant préconisé le Plan Nord, le Parti québécois de Pauline Marois prônant plutôt un «plan pétrole».

Or, tant au Québec qu’au Canada, il est possible de répondre autrement aux défis de la stagnation séculaire. La limite que représentent les plafonds d’émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre peut être considérée comme une opportunité plutôt qu’une barrière infranchissable. Ainsi, c’est des groupes écologiques que nous vient la deuxième réponse. Depuis au moins une décennie, ils préconisent la modernisation écologique de la base énergétique de notre économie, qui peut constituer une importante source d’innovation. Elle nécessiterait des investissements massifs, de l’ordre de ceux qui, de 1945 à 1975, ont été à l’origine de la période de forte croissance du capitalisme avancé, les trente glorieuses.

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Plusieurs économistes écologiques se prononcent en faveur d’une sorte de keynésianisme écologique, où l’État aurait un rôle phare à jouer en donnant le coup de barre nécessaire pour sortir nos économies de la pétrodépendance. Cette orientation pourrait créer les fondements d’une troisième révolution énergétique, capable d’engendrer une autre longue vague de croissance et de dynamisme grâce à ses retombées et ses effets structurants. Le Québec, riche de son potentiel hydroélectrique, serait particulièrement bien placé pour prendre ce tournant de la modernisation écologique et en faire un moteur de croissance pendant quelques décennies. Il est d’autant plus frustrant de le voir s’engager dans la voie de l’extraction.

Une troisième possibilité s’offre à nous: la décroissance. Elle part du constat que, dans une économie capitaliste, les gains en efficacité énergétique ont tendance à faire exploser la demande en énergie. Ce principe est appelé «paradoxe de Jevons», en honneur de l’économiste anglais du 19siècle qui observa ce phénomène à propos du charbon. Autrement dit, plutôt que de créer la transition d’une forme d’énergie à une autre, la modernisation écologique de notre base énergétique risque de se transformer en une combinaison de nouvelles énergies propres avec les énergies fossiles.

À ce constat pessimiste s’ajoutent des considérations relatives à l’épuisement de toute une panoplie de ressources naturelles sur lesquelles reposent notre économie et notre mode de vie actuel, allant des métaux rares et moins rares à l’eau douce, en passant par le sable des cimenteries et les terres arables. Cette perspective met en doute le pari d’un découplage entre croissance économique et empreinte écologique, qui est au cœur de la proposition du keynésianisme écologique. Elle montre aussi que la proposition de modernisation écologique est fondée sur le maintien de fortes inégalités économiques, écologiques et sociales entre le Nord et le Sud, entre le monde développé du capitalisme avancé et les autres sociétés qui lui fournissent matières et travail selon une logique d’échange inégal.

Dans cette perspective, il faut rompre avec deux principes fondamentaux de notre économie actuelle, sa logique capitaliste et sa logique productiviste. La logique capitaliste comporte une confusion entre le développement économique de notre société — la capacité de reproduire notre mode de vie — et les exigences de rentabilité et d’accumulation des grandes sociétés. Pour elles, le développement est synonyme de profit et d’accumulation de pouvoir économique entre leurs mains. La décroissance prône plutôt un développement économique ancré dans des structures démocratiques et décentralisées. Des formes de propriété productive plus socialisée doivent remplacer ces grandes sociétés et orienter l’investissement et la production à leur place.

Sous la logique productiviste, le capitalisme avancé a fait de la surproduction arrimée à la surconsommation son moteur de développement. La recherche constante du plein emploi, l’inquiétude quant aux intentions de dépense des ménages tout comme la répartition de la richesse pour mieux étaler la consommation ont été les réponses progressistes à cette tendance à la suraccumulation dans notre économie. La décroissance propose plutôt de rompre avec le productivisme et de faire de la réduction du temps de travail et de la diminution de la consommation les objectifs qui orientent nos décisions économiques.

Cela peut vouloir dire accroître notre consommation, ou plutôt notre usage, de biens et services qui proviennent d’autres sphères économiques (lesquelles doivent être reconnues et valorisées, comme le propose le mouvement de décroissance, entre autres). L’économie vernaculaire, domestique et communautaire est ainsi un lieu de production et d’usage de biens et services essentiels à notre société, et c’est une économie qui pourrait renouer avec la croissance. L’économie naturelle, que nous pillons actuellement par l’extraction des ressources, pourrait devenir une sphère de coproduction de biens et services beaucoup plus importante.

La transition écologique par la décroissance est beaucoup plus exigeante politiquement et culturellement que l’est un projet de transition par la modernisation et le keynésianisme écologiques. Plusieurs la considèrent donc comme entièrement utopique. Pour d’autres, comme moi, l’utopie est de penser que le découplage ou, pire, la croissance par bulle «extractiviste» soit une solution viable aux contradictions écologiques et sociales de la stagnation séculaire. La décroissance est encore un chantier de réflexion émergent, la proposition est embryonnaire. Mais elle nous force à penser à l’extérieur des idées reçues et des cadres des schémas progressistes et libéraux qui ont marqué nos discussions économiques depuis un siècle.

Dans la prochaine décennie, les contradictions de la stagnation séculaire risquent de marquer de plus en plus la trajectoire de l’économie canadienne et québécoise. La proposition de la décroissance ouvre un espace de discussion politique inédit pour tracer d’autres voies.

Éric Pineault
Éric Pineault est professeur au Département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal, directeur de recherche à la Chaire de recherche du Canada sur la mondialisation, la citoyenneté et la démocratie, ainsi que membre du Collectif d'analyse de la financiarisation du capitalisme avancé (CAFCA).

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