Le mois dernier, le ministère fédéral des Finances publiait son Rapport financier annuel annonçant que le gouvernement avait accumulé un surplus de près 2 milliards de dollars pour l’exercice 2014-2015. La nouvelle a été présentée comme une « surprise », et le premier ministre n’a pas caché sa joie devant ces chiffres. Nul doute qu’ils tombaient à point pour Stephen Harper et offraient aux conservateurs une occasion de recentrer la campagne sur leur thème privilégié de l’économie. Mais s’agissait-il véritablement d’une « surprise » pour les conservateurs comme plusieurs l’ont observé ?

Juste avant le déclenchement des élections, le ministre des Finances Joe Oliver a ordonné aux hauts fonctionnaires de son ministère de devancer de plusieurs semaines la publication du Rapport financier annuel, comme l’a écrit Bill Curry dans le Globe and Mail. Or ce document paraît normalement à la mi-octobre. Dans les 10 dernières années, il n’a jamais été publié avant le 6 octobre (2014) ou après le 16 décembre (2007). En prenant cette décision, le ministre Oliver fait exception aux règles de la fonction publique qui restreignent considérablement les activités de communication des ministères en période électorale. Ces lignes directrices ont pour objectif de protéger l’indépendance et la neutralité politique de la fonction publique. Il s’agit d’assurer que les fonctionnaires demeurent à l’écart du débat politique et d’éviter que les informations qu’ils produisent soient récupérées à des fins partisanes. La politique stipule que « les annonces du gouvernement ou des ministères sont réduites en période électorale » et qu’un ministère qui veut dévier de cette règle « doit obtenir au préalable l’autorisation du Bureau du Conseil privé ».

Les hauts fonctionnaires du Conseil privé ont vraisemblablement convenu avec le ministre des Finances qu’il valait mieux hâter la publication des résultats budgétaires plutôt que de les rendre publics selon la coutume vers la mi-octobre. Sans leur intervention, le Rapport serait sorti trois ou quatre jours avant les élections. Quelle aurait été son incidence alors ? Quels avantages les hauts fonctionnaires ont-ils vu dans la parution devancée du rapport ? Quels arguments les ont incités à déroger de la politique de communication du gouvernement en période électorale ?

Les fonctionnaires répondraient probablement, et non sans raison, que la parution hâtive du rapport sert à mieux informer la population, lui permettant de faire des choix éclairés. Il s’agit certes là d’une valeur importante en démocratie. Mais le principe d’impartialité que défend la politique de communication du gouvernement ne l’est pas moins. Sauf qu’il semble avoir pesé moins lourd dans la balance que la publication anticipée du Rapport le 14 septembre.

Une fois prise la décision de déroger aux règles, comment fixe-t-on ensuite la date de publication du Rapport ? Pourquoi le 14 septembre ? Comment l’intérêt public est-il mieux servi par la parution à une telle date plutôt qu’à une autre ? Questions sans réponse qui laissent croire qu’il n’y a pas eu de surprise dans cette manière de procéder. Les faits connus jusqu’à présent n’invalident pas la thèse qu’au contraire, tout aurait été soigneusement orchestré au plus haut niveau du gouvernement.

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Si les politiciens ont manipulé la population, avec la complaisance des hauts fonctionnaires, comment être assuré que le contenu du Rapport est demeuré à l’abri de la politique ? Si les nouvelles avaient été mauvaises, le ministre aurait-il adopté une mesure exceptionnelle pour rendre public le Rapport un mois plus tôt ? Le gouvernement n’aurait-il pas simplement été heureux que la mauvaise nouvelle d’un déficit sorte à la mi-octobre, soit à la fin de la campagne où les choix des électeurs sont déjà arrêtés ?

Les spécialistes de l’administration publique canadienne observent depuis les années 1970 et 1980 un changement dans les rapports entre politiciens et hauts fonctionnaires du gouvernement. Au ministère des Finances, les fonctionnaires dictent de plus en plus les choix budgétaires des élus. De gauche ou de droite, ceux-ci suivent invariablement une politique néolibérale prônant l’austérité et la discipline budgétaire. Les politiciens ont cédé la politique budgétaire aux experts dans l’espoir qu’elle soit plus efficace. En échange, les fonctionnaires des Finances ont laissé le Bureau du premier ministre (BPM) prendre la maîtrise de leurs activités de communication.

Le BPM et le ministère des Finances sont devenus deux entités de plus en plus imbriquées l’une dans l’autre. Le BPM seul peut fournir aux Finances la vision d’ensemble et l’arbitrage politique nécessaires à l’élaboration du budget d’un État moderne. Au fil du temps, ce rapprochement a donné lieu à une politisation accrue des données budgétaires. Les prévisions des Finances sont devenues moins justes et plus optimistes, au grand plaisir des politiciens. C’est pour corriger cette situation et pour avoir une seconde opinion qu’a été créé le Bureau du directeur parlementaire du budget en 2006.

Il est grand temps que les politiciens s’engagent à renforcer les pouvoirs de cette institution. La crédibilité des chiffres du budget et des finances publiques constitue un enjeu majeur pour la réputation d’un pays et de son gouvernement face aux marchés. La Grèce paie très chèrement le prix pour avoir laissé ses politiciens manipulé les chiffres. Le Canada n’est bien sûr pas rendu là. Mais la trop grande promiscuité entre le BPM et les hauts fonctionnaires des Finances reste préoccupante.

Denis Saint-Martin
Denis Saint-Martin est professeur au Département de science politique à l’Université de Montréal.

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