C.O.E.U.R.S. Dans les années 1980, les publicitaires québécois connaissaient bien cet acronyme, qui résumait de manière simple les différences entre Québécois et Canadiens : conservateurs, mais ouverts, émotifs et unis, plutôt réactionnaires qu’actionnaires et animés d’un besoin de sécurité bien réel. Près de 40 ans plus tard, la légalisation du cannabis au pays semble pousser le Québec dans ces mêmes retranchements, surtout en matière entrepreneuriale.

Après des décennies de prohibition, le cannabis demeure largement stigmatisé au Québec. À preuve, la Belle Province est la seule au Canada qui haussera l’âge légal de la consommation de 18 à 21 ans, et la Société québécoise du cannabis (SQDC), qui en assure le commerce de détail, ne compte toujours que 28 points de vente, soit à peine plus que le Nouveau-Brunswick (qui a une population 10 fois plus petite) et à des années-lumière des quelque 250 magasins du marché libéralisé de l’Alberta (dont la population est deux fois moindre). Conservateurs, les Québécois ? Pourtant, les deux tiers de sa population se disent d’accord avec la légalisation du pot

Quoi qu’il en soit, cette valse-hésitation d’amour-haine avec le cannabis a des conséquences économiques bien tangibles. En effet, selon les relevés officiels du gouvernement fédéral au 8 novembre 2019, le Québec ne comptait que 17 des 253 licences de production octroyées par le gouvernement fédéral, et seuls les deux tiers d’entre elles étaient détenus par des entreprises ou des intérêts québécois. Une performance moins que médiocre en comparaison avec l’Ontario ou la Colombie-Britannique, qui possédaient ensemble près des trois quarts de toutes les licences.

Peut-être nos entrepreneurs sont-ils frileux à l’idée de se lancer dans un secteur tabou comme celui-là ? Prenant en compte que Montréal est l’une des plaques tournantes ― sinon la plaque tournante ― de l’industrie nord-américaine de la pornographie, la raison doit être ailleurs. Il faut la chercher plutôt dans le caractère conservateur d’au moins deux acteurs importants du marché : le législateur et les bailleurs de fonds.

Les frileux

D’une part, en matière de réglementation, un vent d’incertitude souffle sur l’industrie du cannabis depuis l’élection de la Coalition avenir Québec. La décision du gouvernement de François Legault de porter à 21 ans l’âge légal de consommation du cannabis motivée par ce plus grand besoin de sécurité des Québécois, pour qui le cannabis demeure associé à des perceptions de risque plus importantes qu’ailleurs au pays ―, mais aussi le déploiement à pas de tortue du réseau de la SQDC suggèrent que le cannabis est considéré au Québec comme un mal nécessaire imposé par le fédéral, et non comme une occasion d’affaires porteuse. D’ailleurs, alors que le gouvernement caquiste se dit ouvertement nationaliste, seul un fournisseur sur les dix qui approvisionnent actuellement la SQDC est issu du Québec : il s’agit de l’entreprise HEXO de Gatineau, qui, a fortiori, éprouve des difficultés qu’elle attribue en partie à la SQDC.

Mais, surtout, l’entrepreneuriat dans le secteur de la production de cannabis est une affaire très risquée. Comme Santé Canada exige la construction d’infrastructures de production ― c’est-à-dire des serres, des entrepôts, etc. ― avant l’évaluation menant à l’obtention d’une licence de production, l’initiative est très coûteuse au départ et n’offre aucune garantie d’obtention de licence. Or, au-delà de la mise de fonds de ses fondateurs, une entreprise en démarrage ne peut habituellement compter que sur deux sources de financement : les banques et institutions financières, et le capital de risque. Au Québec, l’un des principaux prêteurs entrepreneuriaux, le Mouvement Desjardins, était toutefois catégoriquement fermé à l’industrie du cannabis en 2017. Quant au capital de risque, pour des raisons historiques de capital accumulé mais aussi de distance culturelle, celui du secteur privé est plus rare ici, et ce sont davantage les organisations d’État ― comme Investissement Québec et la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) ― qui prennent habituellement le relais. Or, comme si elle faisait front commun avec le Mouvement Desjardins, la CDPQ a clairement fermé la porte à l’industrie du cannabis en 2018 et n’a montré depuis aucun désir d’assouplir sa position.

Une industrie pourtant prometteuse

Bref, il n’est pas étonnant de constater la piètre performance du Québec ― la contre-performance, même ― en matière d’entrepreneuriat dans l’industrie du cannabis. Pourtant, c’est une industrie qui mérite que l’on s’y intéresse pour au moins deux raisons.

D’abord, il y a l’importance du marché potentiel du cannabis en Amérique du Nord. Statistique Canada parlait de seulement 9 200 emplois dans ce secteur d’activité en avril 2019, ce qui représente environ la moitié de la main-d’œuvre du secteur de la pêche et de la chasse au pays. Pas tout à fait le profil d’un secteur très porteur ? Ce n’est pas le secteur le plus porteur pour l’instant, mais il est en croissance rapide. Ainsi, l’industrie canadienne comptait un peu plus de 250 licences de production en novembre 2019, alors qu’elle n’en détenait que 83 l’année précédente et seulement 37 en 2017. À la fin de 2018, elle avait généré des revenus de près de 650 millions de dollars, avec des actifs qui se chiffraient à plus de 4 milliards de dollars. En 2021, le cannabis canadien devrait représenter une industrie de 23 milliards de dollars.

Plus encore, la stigmatisation de la catégorie de produits dont fait partie le cannabis tend à s’estomper rapidement. Des multinationales bien établies font des investissements importants dans le cannabis. Constellation Brands, par exemple, ― l’entreprise qui détient des marques de boissons alcoolisées bien connues comme la bière Corona ou les vins Kim Crawford ― a pris dès 2017 une participation de 10 % dans Canopy Growth (le plus important producteur canadien), qui s’élève aujourd’hui à plus de 35 %. Or, au fur et à mesure que le cannabis entrera dans les mœurs et sera accepté socialement, de plus en plus d’États américains ouvriront également la porte au cannabis récréatif ou, à tout le moins, thérapeutique, créant ainsi un vaste marché qui est évalué, à terme, à quelques centaines de milliards de dollars.

Puis, il y a l’importance du marché des produits dérivés, qui est marqué par l’innovation et fortement créateur de valeur.

Car avec la culture et l’utilisation récréative du cannabis naissent de nouveaux besoins. En voici quelques exemples : appareils de dépistage de cannabis pour les contrôles routiers, systèmes de culture de cannabis à domicile (une autre activité interdite au Québec), repas prêts à cuisiner à base de cannabis, technologies d’élimination des odeurs liées à l’utilisation du cannabis, appareils électroniques de consommation (sortes de cigarettes électroniques adaptées), systèmes de gestion des stocks ou points de vente adaptés à la réglementation, produits d’aromathérapie et vitamines répondant aux besoins des fumeurs, cosmétiques… Autant de projets de jeunes pousses bien réels qui connaissent déjà un certain succès.

LeafLink, par exemple, un système de gestion des commandes et des stocks de cannabis, effectue des transactions d’une valeur de plus d’un milliard de dollars par année et a récemment levé quelque 50 millions de dollars d’un important fonds d’investissement. Hound Labs, pour sa part, a réussi à obtenir près de 11 millions de dollars d’un fonds d’investissement pour sa technologie de détection du THC (le principe actif du cannabis) dans l’haleine, qui pourra être utilisée par les services de police pour contrer la conduite sous l’influence du cannabis. De fait, ce sont quelque 700 millions de dollars qui ont ainsi été investis dans diverses jeunes pousses au pays, mais seulement une part négligeable de ce pactole revient au Québec. Et malgré les récents déboires boursiers de certains producteurs, la tendance ne semble pas près de s’infléchir, les facteurs économiques fondamentaux de l’industrie (notamment la demande croissante des consommateurs) étant particulièrement robustes.

Le Québec a tout pour être un chef de file

Qui aurait pu croire que la province des bons vivants et des joyeux lurons serait le cancre de l’entrepreneuriat lié au cannabis ? Et ce n’est pas parce que l’affaire ne serait pas avantageuse !

Dans toute industrie ― et surtout dans le secteur technologique ―, le fait de prendre une longueur d’avance permet généralement de se positionner comme un acteur dominant dans l’avenir. Laisser ainsi partir le train sans y monter coûte chaque jour plus cher, car toute cette valeur économique ne sera jamais créée au Québec, que ce soit par des producteurs de cannabis ou des développeurs de solutions complémentaires, notamment technologiques.

Qui plus est, la culture du cannabis au Canada requiert de l’espace et de l’énergie, alors que le développement de technologies complémentaires exige des talents de calibre mondial, accessibles à un prix abordable. Or le Québec regorge de ces ressources, qu’il s’agisse de terres agricoles ou d’espace utilisable à des fins de culture, d’électricité peu coûteuse (surtout en comparaison avec l’Ontario, où elle est de 8 à 10 fois plus chère) ou alors de personnes hautement qualifiées en ingénierie, en design, en informatique, en intelligence artificielle et autres spécialisations professionnelles porteuses.

Bref, le Québec ferait bien de réexaminer sa fermeture à l’égard de l’industrie du cannabis, une fermeture quasi institutionnelle qui trouve ses racines dans les plus hautes sphères de sa hiérarchie politico-financière. Sans un coup de barre rapide, cet autre vieux réflexe québécois, celui d’être réactionnaire et uni dans l’adversité, pourrait ressortir plus tôt que tard. Quand le Québec constatera que l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique se partagent presque à elles seules les profits du marché hautement lucratif des produits issus du cannabis, tout cela sera encore ― évidemment ! ― la faute du fédéral…

Cet article fait partie du dossier Naissance d’une industrie : l’an 1 de la légalisation du cannabis.

Photo : Des plants de cannabis à la nouvelle usine montréalaise du producteur Aurora, en 2017. La Presse canadienne / Ryan Remiorz.


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Jean-François Ouellet

Jean-François Ouellet est professeur agrégé au Département d’entrepreneuriat et innovation d’HEC Montréal. Entrepreneur lui-même, il s’intéresse aux facteurs de marché qui gouvernent le succès des start-ups dans les secteurs innovants et disruptifs, dont l’intelligence artificielle, les technologies émergentes et les nouvelles catégories de produits.

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