Les appels à l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes se sont multipliés au cours des dernières décennies. Les défenseurs de cette approche avancent que l’utilisation systématique des meilleures preuves scientifiques disponibles permet d’éviter les préjudices et d’atteindre les objectifs en matière de politiques sociales.

Cependant, l’élaboration de politiques publiques est, du point de vue qualitatif, différente de la prise de décision technique. En médecine par exemple, la décision d’homologuer un nouveau vaccin pour enfants repose sur les réponses à un ensemble de questions techniques : le vaccin est-il efficace pour réduire le nombre et la gravité des cas de la maladie en question ? Les avantages l’emportent-ils sur les dommages potentiels ? Et (parfois), le nouveau vaccin est-il rentable ?

Si, toutefois, nous voulons décider de rendre obligatoire ou non le nouveau vaccin, il faut répondre à un nouvel ensemble de questions : l’État peut-il obliger les parents à faire vacciner leurs enfants ? À quel âge un enfant peut-il donner son consentement ? Les droits des personnes vulnérables qui risquent d’être infectées par des enfants non vaccinés ont-ils préséance sur le droit des familles de refuser la vaccination ? La santé publique doit-elle primer les droits des minorités religieuses ou culturelles ? Ces questions reflètent les valeurs sociales, et il n’existe pas de réponses toutes faites dans une société pluraliste.

Quand il s’agit de décisions politiques, les chercheurs universitaires et les acteurs politiques les envisagent sous des angles fondamentalement différents. Les chercheurs se concentrent sur des questions d’échantillonnage et de méthode expérimentale, ainsi que sur les limites de la généralisation. Formés à se concentrer sur des questions qui amènent des réponses, ils tentent de dépolitiser la science. Les décideurs craignent plutôt que les expériences privilégient certains types de données et détournent le débat politique des valeurs sociales et des questions politiques qui sont centrales pour eux.

L’annulation du projet pilote sur le revenu de base en Ontario, après l’élection d’un nouveau gouvernement, montre bien l’écart entre les points de vue des chercheurs et ceux des politiciens. Dans ce projet, 6 000 participants devaient recevoir un revenu de base garanti pendant trois ans pour les aider à prendre des décisions à long terme et sortir de la pauvreté. Comme des expériences menées ailleurs dans le monde, le projet se voulait un moyen de générer des données probantes pour l’élaboration de politiques.

Or le 31 juillet dernier, la ministre Lisa MacLeod a déclaré que le programme « défaillant » ne fonctionnait pas. Comme aucun élément de preuve n’avait été recueilli au-delà de l’enquête initiale, des chercheurs perplexes la pressèrent de s’expliquer. Voici ce qu’elle a dit : « Lorsque vous encouragez les gens à accepter de l’argent sans aucune condition, cela n’envoie pas le message que notre ministère et notre gouvernement veulent envoyer. Nous voulons remettre les gens au travail pour qu’ils deviennent des membres productifs de la société quand c’est possible. »

Selon le gouvernement, l’expérience, de par sa nature, a envoyé le mauvais message. L’idée même d’« argent sans aucune condition » est contraire aux valeurs politiques et sociales du nouveau gouvernement, qui est convaincu que le meilleur programme social se résume à un emploi. Autrement dit, toutes les preuves que l’expérience aurait pu recueillir n’ont eu aucun intérêt pour lui. Il n’a pas cherché à savoir si le projet pilote améliorerait la santé physique et mentale des bénéficiaires, si l’insécurité alimentaire régresserait, si les familles seraient en mesure de prendre de meilleures décisions financières, si le niveau de scolarité augmenterait ou si les personnes trouveraient des emplois de meilleure qualité.

Pourtant, l’expérience ontarienne avait été approuvée par un comité d’éthique, qui avait exigé que les participants donnent leur consentement éclairé. Sur les 6 000 participants inscrits, 4 000 avaient signé des lettres leur promettant un revenu de base durant trois ans. Lors de l’annulation du projet, le gouvernement n’a donné aucune précision sur une période de transition pour les participants qui ne recevraient plus de financement. Pendant un mois complet, il les a laissés dans l’ignorance complète sur la suite des choses.

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Les chercheurs universitaires et les acteurs politiques voient les décisions politiques sous des angles fondamentalement différents.

Les chercheurs, habitués à être supervisés par des comités d’éthique, s’attendaient à ce que le ministère demande l’avis du comité d’éthique qui a approuvé l’expérience et communique à tout le moins avec les participants. Le ministère s’est donc trouvé coincé entre les attentes des politiciens voulant fermer le robinet du « financement à la demande » et une infrastructure de recherche soucieuse de minimiser les dommages causés aux personnes par les expériences de recherche.

Les politiciens sont en définitive responsables devant la population diversifiée qu’ils servent. Dans le cadre de recherches, les gouvernements devraient reconnaître explicitement leurs obligations en matière d’éthique, puisque ces directives régissent aussi les chercheurs universitaires. En outre, ils ont des obligations particulières à l’égard des êtres humains vulnérables qui participent à des recherches.

Une politique fondée sur des données probantes est un objectif louable, mais l’expérience en Ontario montre que les chercheurs universitaires doivent prendre garde quand ils forment des partenariats avec des gouvernements pour des recherches dont les résultats pourraient être sensibles sur le plan politique et, plus particulièrement, lorsque le financement est sous la gouverne politique. Un organisme indépendant conçu pour superviser l’expérience responsable de répartir les fonds et de publier les résultats constituerait une solution de choix.

Photo : Shutterstock / Billion Photos


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Evelyn L. Forget
Evelyn L. Forget is the author of Basic Income for Canadians: From the COVID-19 Emergency to Financial Security for All, as well as a professor of economics in the Rady Faculty of Health Sciences, University of Manitoba.

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