Les 14 et 15 novembre 2017, le Canada accueillera à Vancouver la réunion des ministres de la Défense des pays participants aux missions de paix des Nations unies. Cette initiative s’inscrit dans la lignée du retour à l’ONU annoncé par Justin Trudeau dès l’automne 2015. L’été suivant, le Canada promettait de fournir 600 Casques bleus militaires et 150 policiers aux missions onusiennes. Ses alliés occidentaux le pressent de s’engager au Mali, en République centrafricaine ou encore au Soudan du Sud, mais aucune décision n’a encore été prise.
Bien que le Canada soit critiqué pour son indécision, une certaine prudence s’impose devant l’évolution récente des opérations de paix onusiennes. Sur plusieurs théâtres d’intervention, le Conseil de sécurité exige de ces opérations non pas de maintenir une paix par ailleurs inexistante, mais bien d’entrer en conflit ouvert avec certains groupes armés. Ces mandats s’accompagnent d’une militarisation des opérations de paix, qui deviennent de plus en plus « robustes ». Or il est irréaliste de donner ce rôle aux opérations onusiennes, puisqu’elles ne sont pas outillées pour mettre fin aux conflits par la force. Une telle approche ne favorise pas non plus la recherche d’une solution pacifique à long terme. Plutôt que de contribuer à cette tendance délétère par son retour à l’ONU, le Canada devrait s’intéresser prioritairement à la nature politique des conflits violents, afin de replacer la paix au cœur des opérations de paix.
Des missions politiques avant tout
En se réengageant auprès de l’ONU, le Canada doit garder en tête la nature propre de l’ONU et des opérations de paix. L’ONU n’est pas l’OTAN ; il ne s’agit pas d’une alliance militaire au sein de laquelle les États membres attaquent (ou se défendent contre) un ennemi commun. En ce sens, l’expérience afghane du Canada ne saurait servir de modèle. Par ses opérations de paix, l’ONU joue le rôle de tierce partie dans des conflits aux ramifications complexes. Son travail consiste à soutenir des processus de résolution de conflits armés touchant divers acteurs locaux, dont les mérites et les torts historiques sont la plupart du temps aussi ambigus qu’équivoques. Les opérations de paix ont donc une fonction politique avant de jouer un rôle militaire ; l’usage de la force, lorsqu’il est nécessaire, cherche à garantir un certain équilibre dans la recherche de solutions pacifiques et de long terme.
En vertu de cet objectif, il est souvent contreproductif d’aider une partie au conflit à vaincre les autres, même lorsque celle-ci a des liens privilégiés avec les puissances occidentales. Une telle ingérence génère de nouveaux griefs, déstabilise le paysage sécuritaire et retarde l’émergence de compromis entre les factions. La logique est pourtant implacable : aucun conflit aux racines endogènes ne peut être réglé de façon purement exogène, à l’aide d’une intervention militaire extérieure. Une paix juste et durable ne saurait être imposée ; elle doit émerger d’un processus politique impliquant les parties en conflit.
Malheureusement, la tendance récente des opérations de paix à « s’allier » avec le gouvernement en présence rend cet idéal de neutralité inatteignable. Avant même d’arriver sur le théâtre des opérations, les forces de l’ONU sont déjà attachées à l’une des parties au conflit, la plupart du temps l’État en place. Celui-ci, bien que juridiquement reconnu par la société internationale, n’en demeure pas moins un acteur belligérant. Or, en soutenant militairement l’une des parties au conflit au détriment des autres, les opérations de paix se privent de leur seul véritable outil : la capacité de dialoguer avec tous les protagonistes, avec le poids politique du Conseil de sécurité en arrière-plan.
Les limites de la militarisation
De même, il est essentiel de garder en tête que l’ONU n’a ni la capacité, ni la machine administrative pour jouer un rôle militaire offensif. L’idée d’employer la force de manière proactive pour « neutraliser » certains groupes armés au nom de la protection des civils est profondément mésadaptée, tant au plan opérationnel que politique. Avec ses problèmes structurels de financement comme de personnel, le maintien de la paix doit être limité à un rôle d’appui. En lui demandant trop, comme c’est le cas depuis une vingtaine d’années, on condamne l’ONU à l’échec tout en engendrant des opérations de paix aux conséquences souvent douteuses sur le terrain. En ce sens, l’objectif politiquement noble mais opérationnellement insoutenable de protéger des civils à l’aide de contingents militaires renforcés semble pointer dans la mauvaise direction.
De fait, non seulement les opérations de paix ne sont pas équipées pour assurer la protection des civils militairement, mais l’outil militaire peut même être contreproductif. Les actions offensives risquent de mettre les civils en danger, comme on l’a vu en Haïti, où l’on accuse la MINUSTAH d’avoir tué ou blessé des douzaines de civils lors de ses opérations musclées. Les civils peuvent être pris en tenaille entre les actions offensives de l’ONU et les représailles des groupes armés qui les affrontent, comme cela a pu être le cas en République démocratique du Congo. Dans des sociétés traversées de conflits complexes, où des factions multiples se livrent des luttes armées quotidiennes, il est impossible de protéger les civils par la seule voie militaire.
Si Ottawa souhaite se réengager dans le maintien de la paix pour protéger les civils, ce sont donc les efforts diplomatiques qui sont le plus à même de produire des effets positifs durables. Le Canada a un rôle à jouer ici, que ce soit directement à la table du Conseil de sécurité (s’il est élu membre non permanent en 2020) ou en périphérie, en appuyant le secrétaire général et le Département des opérations de maintien de la paix et celui des affaires politiques dans leurs efforts de médiation et de prévention. Dans son évaluation des opérations de paix en 2015, l’ancien secrétaire général Ban Ki-moon regrettait d’ailleurs le peu de soutien politique des États membres pour ce genre d’initiatives pourtant essentielles. Le Canada pourrait ici s’inspirer des efforts d’autres « puissances moyennes » comme la Norvège, qui a joué un rôle de premier plan dans le processus de paix au Sri Lanka.
Grandeurs et misères du Conseil de sécurité
Cela dit, on ne saurait réduire les problèmes du maintien de la paix à des enjeux d’inefficacité administrative ou de sous-financement. Aussi criants que soient ces problèmes, ils sont éclipsés par les limites inhérentes à la nature fondamentalement intergouvernementale de la gouvernance mondiale de la sécurité. Après tout, les résolutions que vote le Conseil de sécurité sont le produit de marchandages et de procédures diplomatiques qui répondent à des logiques souvent étrangères aux besoins sur le terrain. Il est dans la nature même du Conseil de sécurité de permettre d’abord et avant tout de résoudre les désaccords entre les grandes puissances.
Certes, cette fonction est importante, mais elle n’a souvent que peu à voir avec la résolution des conflits armés sur le terrain. Les négociations entre les cinq membres permanents sont bien sûr au cœur de cette dynamique, mais d’autres forces, comme le besoin de paraître proactif pour répondre à une opinion publique émue par des médias plutôt sélectifs, jouent aussi un rôle. Or, en l’absence de ressources et d’une volonté politique suffisante, lancer des opérations de paix à des fins de relations publiques peut s’avérer désastreux. Il est donc primordial de se rappeler que les forces qui président à la mise sur pied des opérations de paix n’ont souvent qu’un lien indirect avec celles qui nourrissent les guerres civiles et autres conflits armés.
Or ce décrochage est durable et structurel : rien ne laisse présager que les dynamiques intergouvernementales du Conseil de sécurité passeront au second plan dans le futur. Il s’agit donc, pour le Canada et ses partenaires, de trouver le moyen de travailler à partir de cette réalité plutôt que contre elle. En priorité, il faut s’assurer que les demandes et exigences des populations concernées par le conflit soient non seulement entendues mais aussi dûment prises en compte. Ottawa pourrait faire entendre la voix non seulement des civils en danger, mais aussi des groupes politiques en conflit ouvert, afin que les diverses revendications en présence soient connues des décideurs internationaux. Dans un contexte où l’on accuse de nombreuses opérations de paix onusiennes d’abus des droits de l’homme, le Canada pourrait aussi jouer un rôle important pour faire reconnaître les responsabilités et procéder à des réparations.
En définitive, remettre la nature politique des opérations de paix à l’avant-plan, c’est chercher à contrer la tendance va-t’en-guerre de plusieurs États occidentaux au cours des décennies récentes. Trop souvent, l’outil militaire se voit employé, alors que d’autres moyens moins lourds sont à la disposition. On notera par ailleurs que cette proposition de miser sur les outils politiques trouve un large écho auprès des pays du monde entier, incluant les nouvelles puissances du Sud, qui rechignent à la militarisation croissante des opérations de paix de l’ONU. Or la réticence de ces puissances, notamment de grandes démocraties telles que l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde, ne peut plus être rejetée du revers de la main comme s’il s’agissait d’un réflexe passéiste contre l’ingérence extérieure. Délégitimer ainsi la prudence relève de la démagogie. Il existe de très bonnes raisons de mettre un frein aux opérations de paix de plus en plus militarisées sous le mandat de l’ONU. Le Canada peut et doit aider à porter ces arguments jusque dans les arcanes de puissances occidentales.
Cet article fait partie du dossier Réinventer le rôle du maintien de la paix.
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