Tout récemment, j’étais invité aÌ€ la réunion annuelle de la société conservatrice Civitas, ouÌ€ j’ai prononcé une allocution que j’avais inti- tulée « Minority Squared : Anglophone et libéral au Québec ». Notez bien que c’était « squared » (« carré ») et non « scared » (apeurée), comme l’a juste- ment noté un de mes collé€gues sur le panel. (Apré€s tout, «anglophone» et « carré » ne vont-ils pas de pair au Québec?!). Mais c’était peut-é‚tre plus encore au sens de « coincée » que j’ai choisi « squared », comme dans l’expres- sion «peinturé dans le coin», ainsi qu’on le dit si bien en français.
Bien suÌ‚r, je parlais de libéralisme au sens idéologique et non partisan du terme. Aujourd’hui, les libéraux de ce second type, avec un grand « L » en anglais, sont peut-é‚tre moins nom- breux qu’aÌ€ l’époque de Jean Chrétien, ainsi que monsieur Martin est en train de l’apprendre, mais je suis d’avis que les premiers, les vrais libéraux avec un petit « l », le sont encore moins.
Certes, apré€s deux générations de révolution culturelle, le Québec est maintenant tré€s libéral en ce qui con- cerne les questions de moralité person- nelle, par exemple au chapitre de la sexualité, des drogues, etc. Mais ce libéralisme est en vérité conforme aÌ€ l’air du temps.
La situation est tout autre au chapitre des affaires gouvernemen- tales. Mé‚me sous la gouverne de Jean Charest, le Québec est loin d’é‚tre un paradis du libéralisme classique et de l’EÌtat minimal. La lourdeur du fardeau fiscal est bien connue, mais le fardeau réglementaire est tout aussi lourd, mé‚me si on en parle moins. Selon l’Institut économique de Montréal, « Les entreprises québécoises doivent, chaque année, se conformer aÌ€ 459 sortes de formalités administratives… En avril 2003, environ 473 lois et 2345 ré€glements étaient en vigueur au Québec; ces textes couvrent respec- tivement 15 000 et 21 000 pages » (juil- let 2003). Pour lire la production législative et réglementaire annuelle des gouvernements provincial et fédéral, il faudrait, « aÌ€ une minute par page, et en comptant une semaine de travail normale de 40 heures,…plus d’un mois ». Lecture intensive, s’il en est. Mais sans doute ce genre d’exercice est-il interdit par un quel- conque ré€glement !
Pour é‚tre équitable, il faut recon- naiÌ‚tre que Québec et Ottawa ne sont pas les seuls gouvernements aÌ€ é‚tre atteints de « réglementivite », loin s’en faut. En 1995, lorsque le président Bill Clinton a confié aÌ€ Al Gore la respon- sabilité de revoir le fardeau réglemen- taire, il a expliqué que celui-ci était le seul homme en qui il avait toute con- fiance pour lire les 156 000 pages que totalise la réglementation fédérale. C’est bien pour dire !
Le Québec est-il moins libéral que ne le seraient d’autres juridictions dans le mé‚me contexte? Peut-é‚tre que non, car plusieurs caractéristiques objectives expliquent cette situation. Jusqu’aux dernié€res décennies, la population québécoise était tré€s homogé€ne, ce qui est un des facteurs expliquant la crois- sance des dépenses sociales partout dans le monde. (l’homogénéité encou- rage l’empathie : « Ça pourrait é‚tre moi » raisonnent les gens.) La popula- tion est aussi moins mobile qu’ailleurs, aÌ€ cause de la langue. Elle est donc plus facile aÌ€ taxer, car elle ne vote pas avec ses pieds. Et, autre facteur qui partout dans le monde va de pair avec un EÌtat interventionniste, l’économie québé- coise est assez ouverte. Le fait que le Québec soit net bénéficiaire de la péréquation pourrait permettre de diminuer le fardeau fiscal si les politi- ciens et les fonctionnaires décidaient d’utiliser ces transferts pour diminuer les impoÌ‚ts au lieu d’augmenter les dépenses. Mais ouÌ€ diable dans le monde les élus feraient-ils une chose pareille?
La fameuse idéologie de la sur – vivance joue également un roÌ‚le impor- tant. On est souvent tenté de croire que c’est une idéologie uniquement québécoise, mais c’est une erreur. GraÌ‚ce aÌ€ Margaret Atwood, la sur- vivance est également un des thé€mes dominants de la littérature cana- dienne-anglaise. Et, pour nous aider aÌ€ survivre dans le Nord, nos deux idées- mythiques proposent pareillement l’EÌtat-protecteur. Question de parer aÌ€ la férocité de nos hivers et de nos voisins américains probablement.
Mais si, apré€s tout, le Québec n’est pas exceptionnel en tant qu’EÌtat-providence, les Anglo-québé- cois, eux, le sont-ils en tant que libéraux? Sont-ils mé‚me libéraux pour la plupart? AÌ€ mon avis, non.
Il y a une dizaine d’années on m’avait invité aÌ€ une réunion des Libéraux montréalais pour parler de politiques publiques. Quand est venu le temps d’aborder la question de la place des Anglophones dans la fonc- tion publique provinciale, j’ai tenté de faire valoir qu’il n’était pas dans nos habitudes de miser sur la discrimina- tion positive et d’exiger un nombre de postes proportionnel au pourcentage que nous représentions dans la popu- lation. La tradition libérale, et Libérale espérais-je, encourageait plutoÌ‚t l’em- bauche de candidats qualifiés et com- pétents, indépendamment de la langue, de la religion ou de l’ethnicité. Mais le libéralisme des mes interlocu- teurs n’étaient pas aussi profondément ancré que je l’avais escompté…On m’a presque hué ! Tout le monde voulait « notre » 10 p.100 des emplois.
Mais cette réaction, tout compte fait, n’est pas si surprenante. Le libéra- lisme dans sa version idéologique, celui de l’EÌtat minimum, dit « néo-libéra- lisme », n’est pas si populaire au Canada anglais non plus. Il faut voir comment, pour essayer de gagner des sié€ges en Ontario, le Parti conservateur bouge aÌ€ la vitesse grand V vers le centre de l’échiquier politique. Il n’est pas si po- pulaire dans la plupart des pays indus- trialisés non plus. Partout, la solution aÌ€ l’émergence d’un nouveau problé€me ou d’un nouveau risque passe habituelle- ment par une nouvelle politique publique ou un nouveau programme.
Et cela, c’est sans compter la per- sistance des vieux problé€mes, et celui de la langue n’est pas le moindre au Québec. La pierre angulaire du libéra- lisme est le libre choix. Or, cela ne va sans peine dans ce domaine. On se souviendra que le libre choix en matié€re de langue d’enseignement avait causé des émeutes, ou quasi- émeutes, au Québec dans les années 1970. On s’inquiétait de l’impact de l’assimilation des immigrants au systé€me scolaire anglophone sur l’équili- bre linguistique de la province. AÌ€ l’époque, le livre d’Albert Hirschmann Exit, Voice and Loyalty venait tout juste de paraiÌ‚tre.
J’ai déjaÌ€ perdu un pari avec Andrew Coyne au sujet de la sécession possible du Québec, aÌ€ l’époque de l’échec de l’Accord du lac Meech, pensant que l’échec de cette ronde de négocia- tion entraiÌ‚nerait la sépara- tion du Québec. Ce qui ne fut pas le cas. Mais je n’ai pas froid aux yeux (squared, not scared!), j’en prends donc un second : Si le Cana- da ”” ou les libéraux ”” insiste pour faire primer le libre choix en matié€re de langue, le Québec se séparera et empruntera, dans ce domaine, une poli- tique illibérale. Dans cette éventualité, le libéral que je suis n’en sera gué€re plus avancé. Coincé, disais-je.
Mais si une entorse au principe libéral est possiblement nécessaire en matié€re linguistique, faut-il pour autant en tolérer dans tous les autres domaines d’activité? Le libéral québé- cois que je suis espé€re bien que non.