Il est difficile de commémorer le 25e anniversaire de la Charte canadienne des droits et libertés sans parler de la Loi constitutionnelle de 1982 qui lui a donné naissance. AÌ€ cet égard, il faut se rappeler que le Québec n’a jamais donné son consentement. Au contraire, il a tout tenté pour la faire avorter, s’adressant mé‚me aÌ€ la Cour supré‚me du Canada, malheureusement sans succé€s. Et pen- dant plusieurs années, en signe de protestation, le Québec a systématiquement invoqué la clause dérogatoire pour exempter toutes ses lois de l’application de la Charte canadienne. EÌtant l’une des quatre provinces fondatrices de la Confédération et, de plus, se considérant comme le princi- pal représentant d’un des deux peuples fondateurs, le Québec a ressenti le rapatriement unilatéral de la constitu- tion comme un véritable viol politique.
Et ce viol a été ressenti d’autant plus durement qu’il a été rendu possible aÌ€ la suite d’une trahison. À Calgary, l’année précédente, le Québec en était venu aÌ€ une entente avec sept autres provinces sur une formule d’amendement de la consti- tution canadienne. Cette entente, aÌ€ la demande expresse des autres provinces, avait été consignée dans un Accord formel signé, en bonne et due forme, par les huit Premiers ministres concernés. On voulait, a-t-on dit aÌ€ l’époque, é‚tre certain que le Québec s’en tiendrait aÌ€ sa parole ! Or on connaiÌ‚t la suite des choses. Dans des négociations nocturnes dont le Québec fut volontairement exclu, les sept autres provinces ont mis de coÌ‚té la formule convenue avec le Québec pour s’entendre avec Ottawa sur une formule différente qu’elles savaient inac- ceptable au Québec. Elles ont de la sorte renié leur signature et trahi leur allié. Et, depuis, jamais une excuse. Jamais mé‚me une reconnaissance du complot ou de la faute. Il paraiÌ‚t mé‚me que ce serait le Québec qui serait le coupable pour avoir, ouvertement et en pleine conférence, manifesté une certaine ouverture aÌ€ des propositions fédérales qui ont d’ailleurs été rapidement mises de coÌ‚té… C’est, comme le dit l’expression anglaise, « to add insult to injury ».
Le résultat de tout cela, c’est que la Loi constitutionnelle de 1982 a plongé le Canada dans une crise constitution- nelle dont il n’est pas pré€s de sortir. On a bien tenté de réparer les dégaÌ‚ts par les Accords du Lac Meech, mais ça n’a pas marché, certaines provinces reniant, encore une fois, leur engagement initial. De sorte que tout progré€s constitutionnel est devenu impossible. Il suffit d’ailleurs de relire certaines dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982 pour se rendre compte de la situation de blocage qui en est résultée. Ainsi, aÌ€ l’article 49, on peut lire ceci :
Dans les quinze ans suivant l’entrée en vigueur de la présente partie (c’est-aÌ€-dire avant la fin de 1997), le premier ministre du Canada convoque une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-mé‚me, en vue du réexamen des dispositions de la présente partie. (c’est-aÌ€-dire la procédure de modification de la Constitution)
EÌvidemment, une telle conférence n’a jamais eu lieu. En 1997, le Parti québécois avait repris le pouvoir aÌ€ Québec et le premier ministre était Lucien Bouchard, celui-laÌ€ mé‚me qui avait fondé le Bloc Québécois aÌ€ la suite précisément de l’échec des Accords du lac Meech. Et, bien suÌ‚r, personne ne parle aujourd’hui de convoquer une telle conférence dans un avenir prévisible.
Mais il faut lire aussi l’article 55 :
Le ministre de la justice du Canada est chargé de rédiger, dans les meilleurs délais, la version française des parties de la Constitution du Canada qui figurent aÌ€ l’annexe (c’est-aÌ€- dire l’essentiel de la Constitution); toute partie suff- isamment importante est, dé€s qu’elle est pré‚te, déposée pour adoption par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, conformément aÌ€ la procédure applicable aÌ€ l’époque aÌ€ la modification des dispositions constitutionnelles qu’elle contient.
Jamais on a voulu donner suite aÌ€ cet article et rien n’a été fait pour que la constitution du Canada ait une ver- sion française officielle. Il faut croire que ce n’est pas important. En tout cas, il est tré€s symptomatique que person- ne, ni au Québec, ni dans le reste du Canada, ne réclame une telle version. Car son adoption soulé€verait aÌ€ nouveau la question constitutionnelle et rappellerait trop de mauvais souvenirs.
Nous sommes donc condamnés aÌ€ l’immobilisme, et cela concerne la Charte aussi bien que le reste de la Constitution. Si jamais la Charte cana- dienne des droits et libertés évolue, ce ne sera donc pas par modification lég- islative mais uniquement par voie d’interprétation judiciaire, ce qui, aÌ€ mon sens, en montre bien les limites.
L’adoption de la Charte faisait par- tie de la stratégie du gouvernement fédéral du temps de régler la question de l’unité nationale en mettant l’accent sur les droits individuels des personnes plutoÌ‚t que sur les droits collectifs des citoyens et en espérant qu’avec le temps les premiers se substitueraient aux seconds. Derrié€re son adoption, il y avait des motifs politiques qui, surtout en raison de la manié€re illégitime et amorale de son adoption, ont entaché irrémédiablement son image dans l’e- sprit d’un bon nombre de Québécois.
Mais, dira-t-on, indépendamment des circonstances de sa nais- sance, la Charte canadienne existe et porte ses fruits. N’a-t-elle pas quelques mérites? Elle en aurait davantage si elle avait, pour la premié€re fois, protégé des droits jusqu’alors restés sans protection. Mais ce n’est pas le cas. Car le Québec, aÌ€ l’instar de toutes les autres provinces, avait déjaÌ€, depuis 1975, sa propre Charte des droits et libertés de la personne ayant primauté sur toutes les lois québécoises. La Charte canadienne n’y a rien ajouté, si ce n’est la clause controversée concernant l’accé€s aÌ€ l’école anglaise; il y a mé‚me des droits importants comme l’orientation sex- uelle qui sont explicitement protégés par la Charte québécoise et qui ne le sont pas par la Charte canadienne. Bien suÌ‚r, cette dernié€re s’applique au droit criminel et au mariage qui échappent aÌ€ la Charte québécoise, et c’est surtout laÌ€ qu’on a pu sentir ses effets.
On me permettra ici de souligner qu’alors que la Charte canadienne est d’une rigidité extré‚me, la Charte québécoise est beaucoup plus flexible, sans compter qu’elle est plus détaillée, plus didactique et, surtout, plus complé€te puisqu’elle comporte des dispositions sur les droits économiques et sociaux. Depuis 1975, les dispositions de la Charte québécoise concernant les droits protégés ont fait l’objet d’une douzaine de modifications, dont une large révision en 1982. C’est donc dire que cette Charte évolue avec la société québé- coise : elle est assez souvent discutée aÌ€ l’Assemblée nationale et fait partie du débat public. On peut donc prévoir qu’avec le temps, du moins au Québec, la Charte québécoise deviendra beau- coup plus pertinente que la Charte canadienne, sauf évidemment en matié€re criminelle. C’est elle qui sera plaidée et appliquée, non seulement par la Commission et le Tribunal des droits, mais également par les tribunaux ordi- naires. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le récent jugement de la Cour supré‚me du Canada dans l’Affaire Chaoulli sur l’assurance-maladie.
À mon avis, donc, la Charte canadienne des droits et libertés a, jusqu’aÌ€ maintenant, apporté assez peu de choses au citoyen ordinaire; elle a, par contre, apporté beaucoup aux avocats et aux juges. Elle a permis de multiplier les lit- iges judiciaires et d’allonger les procé- dures, notamment en matié€re criminelle.
Mais elle a surtout encouragé la magistrature aÌ€ s’imposer comme un pouvoir autonome non seulement égal au pouvoir exécutif ou législatif, mais, en pratique, comme un pouvoir supérieur parce que sans imputabilité et au-dessus de tout autre recours. Cette façon d’organiser l’EÌtat est clairement d’inspiration américaine, basée sur la doctrine de la séparation des pouvoirs. DéjaÌ€, les juges ont réussi aÌ€ imposer au gouvernement et au Parlement des conditions spéciales en ce qui concerne leurs salaires et conditions de travail. Ils souhaitent maintenant obtenir le pouvoir de régler eux-mé‚mes les questions relatives au fonctionnement des tribunaux. Indépendance judiciaire oblige. Sauf que, chez nous, les juges ne sont pas élus, comme ils le sont souvent aux EÌtats-Unis. Personnellement, je préfé€re qu’en ces matié€res comme dans toutes les autres, la décision finale revienne aÌ€ des personnes politiques qui doivent répondre publiquement de leurs gestes et qui, ultimement, sont imputables aÌ€ l’électorat.
Bref, apré€s 25 ans, les résultats de la Charte canadienne sont pour le moins mitigés. Dans la mesure ouÌ€ on espérait qu’elle réussisse aÌ€ unir tous les Canadiens autour d’un texte fondamental qui serait un objet de fierté nationale, elle fut un échec lamentable ayant mé‚me l’effet contraire en raison des circonstances de sa naissance. Dans la mesure ouÌ€ on espérait qu’elle renforce l’i- dentité canadienne, elle a plutoÌ‚t imposé l’approche américaine de la séparation des pouvoirs et de la prédominance des juges sur les élus, qui est contraire aÌ€ nos traditions et aÌ€ notre systé€me de gouvernement. Au total, aÌ€ mon avis, il n’y a donc pas grand-chose aÌ€ fé‚ter, mais il y a, par contre, beaucoup aÌ€ se rappeler.
Cet article est tiré d’une allocution prononcée lors la Conférence de l’Institut d’études canadiennes de McGill portant sur le 25e anniversaire de la Charte canadienne des droits et libertés.