
Il en avait fait son slogan de campagne : Ensemble, tout devient possible ! Au lendemain de la victoire de Nicolas Sarkozy, on peut penser, en effet, que tout est devenu possible, le meilleur comme le pire. Si on analyse les raisons de sa victoire, si on examine le programme qui est le sien et qu’on évalue les chances que ce programme soit mis en œuvre, on peut croire que la France sortira enfin de sa torpeur et qu’elle s’appré‚te aÌ€ prendre un nouveau départ. On peut penser aussi que les mois et les années aÌ€ venir seront parti- culié€rement difficiles et que la rencontre dont ré‚ve le nou- veau président de la République française ”” entre la volonté d’un homme et les aspirations d’un peuple ”” n’aura pas lieu.
Rarement une victoire électorale aura été plus annoncée. Des centaines de sondages, littéralement des centaines depuis l’automne dernier, donnaient Sarkozy gagnant. AÌ€ 53 p. 100, sa victoire est nette. Comment s’explique-t-elle? Comme toujours par une combinaison de facteurs. D’abord, la détermination du candidat. Sa volonté de réussir était telle qu’elle est venue aÌ€ bout de toutes les résistances dans son propre camp. Avec plus ou moins de rapidité, et souvent encore moins d’enthousiasme, les Jacques Chirac, le Dominique de Villepin et autres candidats putatifs comme Michelle Alliot-Marie ont tous fini par se rallier.
Des personnalités comme Simone Veil, que rien n’obligeait aÌ€ revenir dans l’aré€ne politique, ou Alain Juppé, autre- fois pressenti pour é‚tre lui-mé‚me candidat aÌ€ la présidence et dont les aptitudes pour la fonction sont aÌ€ certains égards plus évidentes que celles de Sarkozy, ont l’un et l’autre jugé opportun de taire leurs réserves et de monter dans le train. Aux députés centristes qui tardaient trop aÌ€ faire de mé‚me, Sarkozy a su rappeler aÌ€ qui ils devaient leur dernié€re élection et, surtout, aÌ€ qui ils devraient leur réélection.
En position de force au sein d’une famille politique soudée, Sarkozy a su aussi faire deux choses essentielles. Premié€rement, convaincre les Français que c’est lui qui mettrait fin aÌ€ la morosité ambiante. La France vit mal sa perte d’influence en Europe et dans le monde. Elle est accablée de voir ses voisins (particulié€rement l’Allemagne) présenter des résultats économiques toujours meilleurs que les siens. Les violences urbaines et l’immigration géné€rent des angoisses existentielles, la mondialisation aussi. Les Français sont inquiets pour leur avenir et celui de leurs enfants. Dans un tel con- texte, le discours énergique et déterminé d’un homme qui vous promet de changer tout cela trouve forcément un large écho.
Deuxié€mement, Sarkozy a poursuivi une stratégie gagnante vis-aÌ€-vis du Front national. S’affichant depuis toujours et sans complexe comme un homme de droite, il n’a pas hésité aÌ€ aller chasser sur les terres de Jean-Marie Le Pen. Avec des propos parfois excessifs, il a réussi aÌ€ récupérer une partie de son électorat. Si on peut lui faire le reproche d’avoir froÌ‚lé parfois les limites de la démagogie, on doit cependant se réjouir qu’il ait réussi aÌ€ ramener le Front national de 17 aÌ€ 10 p. 100. Des deux coÌ‚tés de l’échiquier politique, n’appartient-il pas aux mo- dérés de gérer le problé€me des extré‚mes? Mitterrand avait réussi aÌ€ marginaliser le Parti communiste. Sarkozy s’est occupé aÌ€ sa manié€re du Front national. L’avenir dira si les électeurs de Le Pen ont basculé pour de bon dans le camp républicain.
Sarkozy a aussi gagné parce qu’il est apparu comme le candidat ayant le pro- gramme le plus crédible et le plus cohérent. En vérité, ce programme retrouve aujourd’hui sa cohérence en tant que programme de gouvernement, mais pendant la campagne électorale, le candidat Sarkozy a fait de grands écarts. L’ultralibéral qu’on nous avait annoncé avait souvent des accents fortement pro- tectionnistes. L’Européen convaincu pourfendait la Banque centrale européenne et accusait mé‚me l’Union européenne d’é‚tre en France le cheval de Troie de la mondialisation. Et le « dur », qui prenait plaisir aÌ€ s’afficher comme tel, exprimait soudain beaucoup de compas- sion pour les faibles et les opprimés. Toutes ces incohérences lui ont été aÌ€ peine reprochées. D’une part, parce que ses partisans avaient compris que la vic- toire était aÌ€ ce prix et, d’autre part, parce qu’en comparaison avec le programme de Ségolé€ne Royal, celui de Nicolas Sarkozy pouvait, en effet, sembler plus cohérent. Tout est relatif en ce monde.
Les raisons de la défaite de Ségolé€ne Royal méritent elles aussi qu’on s’y attarde. Contrairement aÌ€ Sarkozy, elle n’a pas réussi aÌ€ faire l’unanimité dans son propre camp. Il n’est pas certain qu’elle l’ait mé‚me cherché. Forte de la légitimité que lui donnait sa désignation par les mi- litants de base, elle a choisi de faire cava- lier seul. Si on peut comprendre son hésitation aÌ€ tout miser sur un appareil sclérosé qui en 2002 n’a mé‚me pas su assurer la présence de son candidat au deuxié€me tour de l’élection présidentielle, on comprend moins bien qu’elle ait pris ainsi le risque de faire campagne en étant régulié€rement torpillée de l’intérieur.
Cela dit, elle a peut-é‚tre fait le bon choix car, si elle n’a pas gagné, elle a fait un score qui n’a rien de déshono- rant, surtout au regard de celui de Lionel Jospin. Il n’est pas évident qu’entourée des « éléphants » elle aurait fait mieux. Elle a réalisé, en voix, le meilleur score de tous les candidats socialistes aÌ€ l’élection présidentielle. Il est vrai que le taux de participation était, cette fois, particulié€rement élevé, mais on lui doit, au moins autant qu’aÌ€ Sarkozy, le fait que les Français se soient passionnés pour cette élection.
La principale raison de son échec, de toute façon, n’est pas dans son choix de mener un combat relativement solitaire. Elle est ailleurs : dans son programme. Celui-ci était un mélange hétéroclite d’idées nouvelles et intéressantes, notam- ment au chapitre des institutions et du dialogue social, et de vieilles recettes puisées dans le fonds de commerce d’une gauche archaïque. Prisonnié€re de ce pro- gramme, elle devait séduire un électorat lui aussi tré€s hétéroclite. En effet, il lui fallait, pour espérer gagner, convaincre aussi bien les électeurs du centre que ceux de l’extré‚me gauche.
Difficile dans ces conditions de projeter l’image d’une grande cohérence. Elle aura eu le courage de mener ce combat et aura fait mentir tous ceux qui la voyaient craquer aÌ€ la micampagne. Elle aura aussi fait preuve de courage en tenant des propos qu’on n’avait pas l’habitude d’entendre dans la bouche des candidats de gauche : une défense des valeurs traditionnelles comme le travail et la famille, un engagement aÌ€ réduire la dette publique et une reconnaissance de la nécessité de générer de la croissance avant de pouvoir en répartir les bénéfices. Elle aura eu un impact con- sidérable aupré€s d’une clienté€le souvent tré€s jeune, pour qui elle incarnait une nouvelle façon de faire de la politique.
Le soir de la défaite, elle avait plutoÌ‚t l’allure d’une gagnante, et les milliers de jeunes qui, dans les rues, scandaient sans répit « Merci, Ségolé€ne » laissaient entrevoir que son avenir n’était pas derrié€re elle. AÌ€ sa façon, elle aura lancé pour de vrai le processus de rénovation de la gauche. Elle entend y jouer un roÌ‚le de premier plan, toutefois, elle aura de la concur- rence. D’autres comme Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius ont rongé leur frein pendant toute la cam- pagne, mais ils entendent bien repren- dre l’initiative du débat au sein du parti.
Cette élection aura démontré, hors de tout doute, l’impérieuse nécessité pour la gauche de tout remettre aÌ€ plat. La France n’a pas besoin de quatre par- tis d’extré‚me gauche, sans compter José Bové, le poé€te altermondialiste du Larzac. Elle lui faut par contre un vrai parti socio-démocrate. Les socialistes français ont des décennies de retard sur leurs collé€gues des autres pays européens. Le Parti socialiste ne fera pas l’économie d’une crise majeure. La division est profonde entre ceux qui sont convaincus que l’avenir du parti est de se rapprocher du centre et ceux qui croient, au contraire, aÌ€ un appro- fondissement de l’ancrage aÌ€ gauche et aÌ€ une convergence avec l’extré‚me gauche. Ce clivage est apparu avec force au moment du référendum sur l’Europe et il est toujours laÌ€.
En attendant, la gauche encaisse sa troisié€me défaite d’affilée. Depuis les débuts de la Ve République, la droite a fourni aÌ€ la France cinq présidents et la gauche, un seul. L’élection de Mitterrand en 1981 avait, disait-on, permis aÌ€ l’alternance de s’installer enfin dans la culture politique de la Ve République. Si elle veut un jour revenir au pouvoir et incarner aÌ€ nouveau l’alternance, la gauche a du pain sur la planche.
AÌ€ droite, l’horizon est nettement plus dégagé. Le président qui vient d’é‚tre élu affiche une confiance absolue en lui-mé‚me et en sa capacité de redresser la France.
Sarkozy compte mettre en œuvre tré€s rapidement un nombre important de réformes. En ce qui concerne les valeurs, il veut remettre au gouÌ‚t du jour le travail, l’autorité, la morale, le respect et le mérite. Au plan institutionnel, ses ambi- tions sont plus modestes. Il voudrait faire une ouverture aÌ€ des représentants du cen- tre et mé‚me de la gauche au sein de son gouvernement et offrir aÌ€ l’opposition la présidence de la Commission des finances aÌ€ l’Assemblée nationale. C’est dans le domaine économique et social qu’il est le plus ambitieux.
Avant mé‚me les élections législatives qui auront lieu les 10 et 17 juin prochain, il veut que soient soumis aÌ€ l’Assemblée quatre projets de loi apparemment déjaÌ€ rédigés : un sur la relance de l’économie par la fiscalité, un autre sur le renforce- ment de la sécurité, un troisié€me sur la maiÌ‚trise de l’immigration et, enfin, un sur la réforme de l’université.
Avant le 10 juin, Sarkozy veut organiser avec les partenaires sociaux une conférence sur le pouvoir d’achat et les salaires. Ceux avec qui il parviendrait aÌ€ un accord pourraient profiter immédiatement d’allégements des cotisations sociales. En juillet et en aouÌ‚t, donc apré€s les législatives et la formation d’un nou- veau gouvernement, il compte introduire un service minimum dans les transports en commun et s’attaquer au problé€me du choÌ‚mage en créant 250 000 emplois pour les jeunes, en interdisant aÌ€ un choÌ‚meur de refuser plus de deux offres d’emploi correspondant aÌ€ ses capacités et en obligeant tous les bénéficiaires d’un minimum social aÌ€ exercer, en échange, une activité quelconque.
En septembre, il entend organiser quatre sommets avec les partenaires sociaux, soit sur la flexibilité du travail (la possibilité d’embaucher et de licencier plus facilement), l’égalité salariale, les conditions de travail et la démocratie sociale. En octobre, une nouvelle Loi de finances, c’est-aÌ€-dire un nouveau budget, prévoira l’instauration d’un bouclier fiscal (personne désormais ne versera en impoÌ‚t plus de 50 p. 100 de ses revenus), une baisse de l’impoÌ‚t sur les sociétés et l’élimination des droits de succession.
En politique étrangé€re, le nouveau président veut ramener la France au cœur de l’Europe en proposant, comme alternative aÌ€ la Constitution que les Français ont rejetée, un minitraité qui ne reprendrait que le chapitre sur les questions institutionnelles et serait ratifié par le Parlement plutoÌ‚t que par référendum. Il veut travailler aÌ€ un rapprochement avec les EÌtats-Unis, pays auquel il voue une profonde admira- tion, mais il compte aussi faire pression sur eux dans certains dossiers comme celui des changements clima- tiques. Il propose la création d’une Union méditérranéenne sur le modé€le de l’Union européenne, sans préciser toutefois comment ce projet pourrait surmonter l’obstacle du conflit israéˆlo-palestinien qui a tué dans l’œuf tous les projets antérieurs allant dans ce sens. Il faut peut-é‚tre y voir d’abord et surtout sa volonté de trouver une alternative aÌ€ l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.
Sur tous les plans, les projets ambitieux de Sarkozy se heurteront aÌ€ la proverbiale résistance française au changement ; mais il y a plus. Malgré toute sa détermination et toute son énergie, il sera confronté aÌ€ des réalités sur lesquelles il n’a pas beaucoup de prise. Au niveau européen, la France n’a pas les moyens d’imposer sa façon de voir les problé€mes et de les résoudre, et dans bien des domaines, les compé- tences ont déjaÌ€ été transférées aÌ€ Bruxelles depuis longtemps. Annoncer pendant la campagne que pour pro- téger les Français des effets dévastateurs de la mondialisation, il imposera des taxes sur les produits importés, c’est faire miroiter quelque chose qu’il ne peut tout simplement pas livrer.
Le vrai test pour le nouveau président sera cependant au chapitre économique et social. C’est laÌ€ que les résistances seront les plus grandes. Alain Juppé et Dominique de Villepin peuvent en témoigner, on ne touche pas impuné- ment aux acquis sociaux, et la logique économique en France n’est pas tou- jours, ni mé‚me souvent, celle qui est autorisée aÌ€ prévaloir. Fort de son expé- rience en tant que ministre de l’Intérieur, ouÌ€ il a obtenu de vrais résultats dans certains dossiers de sécurité, Sarkozy veut s’attaquer de front aÌ€ plusieurs problé€mes et faire sauter les verrous.
Les relations avec les partenaires sociaux s’annoncent compliquées. Perçu par les syndicats comme totalement inféodé aux patrons, il aura du mal aÌ€ convaincre le milieu syndical de jouer le jeu de la concertation. Mais il n’a pas l’intention de se laisser distraire par si peu. Il se voit bien dans le roÌ‚le d’une Margaret Thatcher face aux syndicats des mineurs ou d’un Ronald Reagan aÌ€ ceux des sociétés aériennes. Il reste aÌ€ voir si ça passera ou si ça cassera. Les rouleaux compresseurs aplanissent bien des obsta- cles, mais ils vont rarement tré€s loin.
Faut-il avoir peur du personnage? EÌvitons d’abord de le caricaturer. Nicolas Sarkozy aime l’autorité spectaculaire, mais il n’est pas un néo-fasciste et, non plus, l’otage du Front national. Il a cepen- dant des attitudes qui suscitent des inquiétudes légitimes. D’abord sa préten- tion aÌ€ dire toujours la vérité. Lorsqu’il dit aux Français qu’il les protégera de la mondialisation ou qu’il maiÌ‚trisera l’im- migration, il ne leur dit pas la vérité. Il ne pourra faire ni l’un ni l’autre, et il le sait. Ensuite, sa personnalisation excessive du pouvoir. Il ne fait aucun mysté€re du fait qu’il soutient ceux qui le soutiennent et qu’il est vindicatif avec les autres. On est pour lui ou contre lui. L’objectivité et le détachement n’existent pas. Enfin, son incapacité aÌ€ accepter que quelque chose ou quelqu’un lui résiste. Pour l’heure, il n’y a pas de réponse aÌ€ la question de savoir comment il réagira si la France ne le suit pas dans le virage aÌ€ 180 degrés qu’il veut lui faire prendre.
Sur un plan moins politique et plus philosophique, on peut s’inquiéter de le voir affirmer haut et fort, comme il l’a fait dans son discours de victoire, qu’il faut « en finir avec la repentance ». Il reprend laÌ€ les thé€ses de Pascal Bruckner sur la tyrannie de la pénitence et le masochisme occidental ; mais ouÌ€ s’arré‚te la manie de s’excuser et ouÌ€ commence le déni de responsabilité?
Interrogé pendant la campagne sur la fierté nationale, il a cru aÌ€ propos d’évoquer le fait que la France, con- trairement aÌ€ l’Allemagne, ne doit pas avoir honte. La véhémence avec la- quelle il dénonce l’héritage de Mai 68 a aussi quelque chose de troublant, car cette attitude rappelle étrangement le discours de ceux qui, aux EÌtats-Unis, ont pensé qu’une victoire en Irak effa- cerait la honte de la guerre du Vietnam ”” pas la honte de l’avoir livrée mais celle de l’avoir perdue sous la pression de la rue. La mé‚me condamnation sans appel d’une jeunesse qui, en son temps, a osé ébranler le pouvoir en place. Il faut sans doute avoir eu tré€s peur de voir s’écrouler un ordre qui vous convenait tré€s bien pour éprou- ver, 40 ans apré€s, autant de rancœur.
Le 16 mai, Nicolas Sarkozy est devenu officiellement président de la République. Il aura toutes les cartes en main car on imagine difficilement que les législatives lui donnent autre chose qu’une majorité aÌ€ l’Assemblée. Or il a déjaÌ€ une majorité au Sénat et jouit d’appuis sans précédent dans les milieux d’affaires et dans le monde des médias. Il a lui-mé‚me mis la barre tré€s haut et sait qu’il n’aura pas droit aÌ€ l’échec. Tout reste possible.