En réaction au budget fédéral, le ministre des Finances du Québec Eric Girard disait s’attendre à ce que les compétences et l’autonomie du Québec « soient respectées grâce à la mise en place de transferts sans condition ». À propos des intentions fédérales de cofinancer un programme pancanadien de services de garde, le ministre précisait « que le Québec se prévaudra de son droit de retrait avec pleine compensation ». Enfin, le ministre se montrait déçu du silence fédéral sur « la nécessité d’assurer un financement stable, adéquat et à long terme des soins de santé ». Ce dernier point, notait-il, fait l’objet d’une demande unanime des provinces et des territoires.
En quelques mots, le ministre reprenait l’essentiel des revendications traditionnelles du gouvernement du Québec en ce qui concerne le partage des revenus et des dépenses dans la fédération, ce qu’on appelle le « fédéralisme fiscal » : l’autonomie du Québec dans ses domaines de compétence, des transferts suffisants et stables pour préserver un équilibre fiscal entre les deux ordres de gouvernement, et la collaboration et la solidarité entre les provinces et territoires.
Ces demandes sont récurrentes parce qu’elles découlent de trois principes clés du fédéralisme fiscal : l’autonomie, c’est-à-dire le souci d’assurer à chaque ordre de gouvernement des revenus en propre suffisants ; l’équité verticale, soit la recherche d’un partage des revenus compatible avec la division des pouvoirs ; et l’équité horizontale, qui suppose le maintien d’un minimum de redistribution entre les entités de la fédération. Quand les revenus sont mal répartis et donnent naissance à des transferts assortis de conditions qui limitent l’autonomie, on peut parler de déséquilibre fiscal.
Les trois principes ou objectifs apparaissent cependant difficiles à concilier. Pour le Québec, ils constituent en fait une sorte de trilemme (figure 1), une situation où les progrès sur deux fronts ont tendance à se réaliser au détriment du troisième. Il demeure possible de miser sur les trois objectifs à la fois (il s’agit d’un trilemme souple), mais cette posture s’avère difficile à tenir.
En 1956, le rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (la Commission Tremblay) mise tout sur l’autonomie et l’équité fiscale (l’axe A-V), soit une répartition équilibrée et adéquate des revenus entre les deux ordres de gouvernement pour assurer un maximum d’autonomie au Québec. Le programme fédéral de la péréquation n’existe pas encore, et la Commission parle peu de « redistribution » ou de « coopération entre les provinces » (l’objectif H). « La collaboration dont il est ici question », écrit le politologue François Rocher dans un dans un texte éclairant sur la situation, « ne vise, en fin de compte, que la préservation de l’autonomie provinciale ».
Jusqu’en 1968, c’est donc l’axe A-V qui structure les revendications du Québec. Le gouvernement crée ainsi son propre régime de retraite et fait reconnaître son droit de retrait avec compensation pour plusieurs programmes. Par la suite, l’action se déplace sur le plan constitutionnel, ce qui donne lieu à des reculs importants pour le Québec avec l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 et les échecs successifs des accords du lac Meech et de Charlottetown.
Jusqu’en 1968, c’est donc l’axe autonomie-équité verticale qui structure les revendications du Québec. Le gouvernement crée ainsi son propre régime de retraite et fait reconnaître son droit de retrait avec compensation pour plusieurs programmes. Par la suite, l’action se déplace sur le plan constitutionnel.
Le référendum de 1995 met cependant un terme au débat constitutionnel. Le budget fédéral de la même année, qui réduit de façon massive les transferts aux provinces, marque le retour du fédéralisme fiscal comme enjeu central. Dans le cadre de la mobilisation des provinces qui suit cette baisse brutale des transferts, le Québec appuie le consensus interprovincial à Saskatoon, en 1998, en faisant reconnaître l’idée d’un droit de retrait avec compensation pour toute nouvelle initiative fédérale dans un domaine de compétence provinciale. Pour un bref moment, c’est l’axe combinant l’autonomie et la coopération horizontale (A-H) qui prédomine. Mais l’abandon rapide du front commun par les provinces et la signature sans le Québec de l’Entente-cadre sur l’union sociale canadienne de 1999 amène le débat sur l’axe V-H, qui a la préférence des autres provinces et du gouvernement fédéral. Les considérations budgétaires l’emportent alors sur les aspirations du Québec à l’autonomie.
En 2002, la Commission sur le déséquilibre fiscal (dont je faisais partie), présidée par Yves Séguin, renoue avec le rapport de la Commission Tremblay en proposant de faire avancer le Québec eu égard à ses trois objectifs traditionnels. La Commission repense le partage des revenus, dénonce le « pouvoir fédéral de dépenser » et revisite la péréquation pour mieux assurer l’autonomie du Québec, l’équité verticale et l’équité horizontale (A-V-H).
Cette tentative de concilier les trois objectifs ne résiste cependant pas à la dynamique des relations intergouvernementales, qui, avec l’entente sur la santé en 2004 et le fédéralisme d’ouverture de Stephen Harper, ramène le débat aux enjeux liés à l’équité verticale et à l’équité horizontale (l’axe V-H).
En 2017, le gouvernement Couillard présente une nouvelle vision des relations intergouvernementale avec sa politique intitulée Québécois, notre façon d’être Canadiens, qui revient sur les demandes du Québec de l’époque de l’Accord du lac Meech et met l’accent sur l’axe A-H, laissant pratiquement de côté toute la question du déséquilibre fiscal (l’objectif V).
En mars 2021, à la tête du Conseil de la fédération, le gouvernement de François Legault propose une augmentation substantielle des transferts en santé, privilégiant encore une fois ce qui est plus recevable dans le contexte fédéral canadien, l’équité verticale et l’équité horizontale (l’axe V-H).
Au fil des années, les stratégies du Québec se sont donc déplacées d’un axe à l’autre, réussissant rarement à combiner les trois pôles du trilemme fiscal présenté ici. Si les commissions Tremblay et Séguin ont beaucoup insisté sur l’autonomie, dans la pratique, le débat a tendance à se centrer sur l’équité verticale et l’équité horizontale, qui ont la préférence du reste du Canada.
Il faut dire que ces questions d’équité verticale et d’équité horizontale ont également beaucoup d’importance pour le Québec, puisqu’elles influencent fortement sa situation budgétaire. La figure 2 présente la part des transferts fédéraux dans les revenus consolidés du gouvernement du Québec. Cette part a diminué de 1970 à 2000, mais elle a remonté légèrement par la suite et demeure toujours supérieure à 20 %. Le niveau de ces transferts constitue de toute évidence un enjeu central pour le Québec, et il limite les possibilités d’autonomie.
Le trilemme fiscal qui définit les choix du Québec ne rend pas impossible la poursuite de plusieurs objectifs à la fois. Mais il explique la difficulté de faire des gains sur tous les fronts, et souligne notamment la précarité de la quête d’autonomie du Québec, dans une fédération qui pousse presque toujours dans une autre direction, les budgets fédéraux étant souvent l’occasion de prendre des engagements sur des questions qui relèvent de la compétence des provinces.