En publiant un document d’à peine 200 mots le 26 avril dernier, la Maison-Blanche a donné le coup d’envoi à ce qui pourrait devenir l’une des plus importantes réformes fiscales aux États-Unis depuis celle de Ronald Reagan en 1986. Si cette annonce — qui demeure floue et plutôt confuse — ne diffère pas vraiment de ce que Donald Trump avait proposé en campagne électorale, elle reprend toutefois des points importants qui devraient inquiéter autant les Canadiens que les Américains. Chez nous, cette proposition risque de créer une compétition fiscale effrénée, tandis que chez notre voisin du Sud, elle comporterait des coûts astronomiques, diminuant les revenus de l’État de 9 500 milliards de dollars en 10 ans. Le Tax Policy Center vient tout juste de publier une analyse approfondie de la proposition, sur laquelle nous nous appuyons.

La mesure phare de cette annonce est sans conteste la baisse de l’impôt des entreprises, lequel passerait de 35 à 15 %. Au lieu d’imposer une taxe frontalière sur les importations comme elle l’envisageait auparavant, l’administration Trump veut inciter les entreprises américaines à rapatrier leurs actifs détenus à l’étranger en échange d’une taxe de 10 % sur ces actifs. Cette taxe serait payable une seule fois, et le versement pourrait être étalé sur 10 ans. De plus, l’administration Trump vise à imposer annuellement les profits réalisés par les filiales étrangères des entreprises américaines. Cette disposition annulerait la loi actuelle qui exige un impôt sur les profits seulement lorsque ces filiales les rapatrient. Ainsi l’administration s’est apparemment rendu à l’argument voulant qu’une taxe frontalière sur les importations nuise aux entreprises américaines dont les chaînes d’approvisionnement sont fortement intégrées à l’économie mondiale. À la place, elle les incite à rapatrier leurs capitaux à rabais.

Il semblerait toutefois qu’une telle stratégie incite plutôt les firmes qui rapatrient des fonds à augmenter la rémunération de leurs dirigeants ou à racheter des actions en vue de faire augmenter leur valeur que d’investir en recherche-développement ou en création d’emplois. C’est ce qui s’était produit dans la foulée de l’American Jobs Creation Act de 2004, qui avait permis aux filiales étrangères des entreprises américaines de rapatrier leurs capitaux en échange d’une déduction fiscale.

Des conséquences pour les Canadiens

Une telle baisse de l’impôt des entreprises aura de graves répercussions chez nous. Le politologue Duane Swank a démontré que, lorsque les États-Unis ont procédé à une baisse du taux d’imposition d’une ampleur semblable sous Ronald Reagan, tous les pays occidentaux ont diminué l’impôt des entreprises. Malgré des résistances à court terme dans certains pays, à long terme, tous les gouvernements occidentaux, peu importe leur couleur politique, avaient réagi en diminuant l’impôt des entreprises, la baisse d’impôt américaine ayant engendré une compétition fiscale intenable. Swank avance que cette baisse a été la cause principale de l’adoption, à l’échelle internationale, de politiques fiscales néolibérales (des taux marginaux plus bas compensés par une base fiscale plus large). En effet, l’influence des États-Unis dans le commerce international est telle que le taux d’imposition des entreprises américaines, actuellement parmi le plus élevé au monde, dicte la marge de manœuvre des autres pays, particulièrement de ses voisins et principaux partenaires commerciaux.

À environ 27 % au Canada, l’impôt des entreprises combiné (provinces et fédéral) est plus faible que l’impôt aux États-Unis, ce qui place nos entreprises dans une position avantageuse et laisse une marge de manœuvre supplémentaire à nos gouvernements. Lors de la dernière campagne électorale fédérale, le Nouveau Parti démocratique avait proposé d’augmenter l’impôt des entreprises pour financer de nouveaux investissements gouvernementaux. Cette augmentation aurait maintenu le taux à un niveau compétitif, donc plus bas que celui des entreprises américaines. À l’heure actuelle, face à la compétition fiscale accrue de nos voisins, les pressions politiques feront en sorte que l’impôt des entreprises sera plutôt revu à la baisse. Bien que cet impôt représente une part relativement faible des revenus des gouvernements fédéral et provinciaux, leur diminution entraînerait nécessairement une réduction des investissements gouvernementaux, augmenterait les impôts des particuliers ou creuserait le déficit. Il y a quelques semaines, Jean Charest mentionnait que la baisse de l’impôt des entreprises aux États-Unis constitue une plus grande menace pour les gouvernements canadiens que la renégociation de l’ALENA. J’ai bien peur qu’il ait raison. Selon l’économiste Jack Mintz, elle pourrait représenter jusqu’à 6 milliards de dollars de pertes fiscales pour nos gouvernements.

Des conséquences pour les Américains

Cette réforme annoncée aura aussi des répercussions sur l’imposition des particuliers aux États-Unis. L’administration Trump souhaite notamment diminuer le nombre de paliers d’imposition (en réduisant le taux d’impôt marginal maximal de 39,5 à 25 %), augmenter le montant personnel de base exempté d’impôt de 12 000 à 25 000 dollars et abolir l’imposition des héritages (une taxe, toutefois, qui ne s’applique qu’aux héritages de plus de 5,5 millions de dollars). Il semble nécessaire de proposer une baisse de l’impôt des particuliers pour que l’opinion publique soit moins réfractaire à une baisse de l’impôt des entreprises. En effet, le Pew Research Center a révélé qu’une forte majorité d’Américains considéraient, avant l’annonce de Trump, que l’imposition des entreprises était trop faible.

La proposition de l’administration Trump rappelle la stratégie utilisée par George W. Bush au début des années 2000. Il avait diminué considérablement l’impôt des Américains fortunés et accordé une baisse moins importante à la classe moyenne. Dans son article intitulé « Homer Gets a Tax Cut », le politologue Larry Bartels avait démontré que les citoyens américains étaient d’abord concernés par la baisse de leurs propres impôts et ne se souciaient guère de l’incidence de la réforme fiscale sur les plus riches, sur le niveau d’inégalité et sur les revenus de l’État. En fait, Bartels avait fait voir qu’à l’époque, peu de citoyens reconnaissaient que le niveau d’inégalité ou la capacité de l’État à fournir des services étaient liés aux politiques fiscales. Cette situation pourrait avoir changé alors que la question des inégalités est au cœur du débat public depuis la crise financière de 2008. En effet, le sondage du Pew Research Center indique aussi que les Américains (dont au moins 40 % des républicains) considèrent que les citoyens les plus aisés ne paient pas suffisamment d’impôt.

Il n’est donc pas garanti que l’administration Trump saura convaincre l’opinion publique de la justesse de sa réforme, surtout à cause de son coût astronomique et de ses effets très régressifs sur la distribution de la charge fiscale. En effet, selon le Tax Policy Center, la réduction d’impôt pour un travailleur à revenu moyen serait de 4,9 %, mais de 19 % pour les citoyens gagnant plus de 1,2 million de dollars par année (le 0,1 % le plus riche). De plus, la réforme devrait réduire les revenus de l’État de 9 500 milliards de dollars d’ici 2026, elle coûterait donc à terme 1 000 milliards par année, alors que les dépenses fédérales américaines s’élevaient à environ 3 500 milliards en 2016. Toujours selon le Tax Policy Center, cette baisse de revenus dramatique créerait des déficits insoutenables et augmenterait la dette d’environ 40 % du PIB d’ici 2026 (elle se situe à environ 100 % du PIB aujourd’hui). Dans sa forme actuelle, cette réforme sera tout simplement impossible à soutenir.

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L’administration Trump avance que ses baisses d’impôt contribueront à augmenter la croissance économique et que leur impact fiscal négatif sur le déficit budgétaire sera donc moindre. Pourtant, aucune baisse d’impôt ne se finance par elle-même. En fait, même si la diminution du fardeau fiscal augmentait la croissance à court terme (ce qui est loin d’être assuré), l’augmentation de la dette qu’elle entraînerait ne pourra que nuire à la croissance à long terme, notamment en entraînant une augmentation des taux d’intérêts. En fait, le coût d’une telle réforme serait tellement élevé qu’en plus de faire exploser le déficit, elle nuirait considérablement à la capacité d’intervention d’un gouvernement déjà incapable de répondre aux problèmes sociaux criants de ses citoyens.

Finalement, mentionnons que la réforme risque de favoriser l’évitement fiscal, puisque la différence entre l’impôt des entreprises (15 %) et celui des particuliers (25 %) augmenterait considérablement, incitant des particuliers à hauts revenus à s’incorporer pour diminuer leur taux effectif d’imposition. Les estimations du coût de la réforme faites par le Tax Policy Center ne tiennent d’ailleurs pas compte de cet évitement fiscal potentiel.

La bataille au Congrès

L’administration Trump entend diminuer le coût de sa réforme en abolissant plusieurs crédits d’impôt, sans toutefois préciser lesquels. Elle laisse donc cette tâche délicate et ingrate aux républicains du Congrès. Le processus politique au Congrès risque alors de complexifier les plans de l’administration Trump, sans toutefois les bloquer.

Rappelons que la Maison-Blanche n’initie pas les projets de loi au Congrès, leur proposition doit donc être reprise par les leaders républicains des deux chambres. Les élus républicains risquent d’être divisés : les conservateurs fiscaux verront d’un très mauvais œil une telle augmentation du déficit, et les élus d’extrême droite viseront d’abord et avant tout à réduire le rôle de l’État fédéral. Le soutien de tous les élus républicains est donc loin d’être garanti, et l’administration Trump usera sûrement de tergiversations pour tenter de rallier une majorité d’élus.

Néanmoins, le sort de ce projet de loi ne sera vraisemblablement pas décidé par les démocrates. En effet, les républicains entendent utiliser un processus de « réconciliation » pour empêcher la minorité démocrate au Sénat de bloquer le projet. Ce processus implique qu’un projet de loi peut être voté à majorité simple (contrairement à une supermajorité de 60 sièges pour empêcher une obstruction (filibuster) au Sénat) si l’effet de la loi est limité dans le temps (la limite maximale étant de 10 ans). S’il y a de fortes chances que le projet de loi final soit considérablement modifié par rapport à l’annonce du 26 avril, on peut s’attendre toutefois à une forte baisse d’impôt. En effet, la passion des républicains pour « affamer la bête » de l’État fédéral en baissant les taxes semble sans bornes. Une bête qui n’aura bientôt plus grand-chose à se mettre sous la dent.

Photo :  Shutterstock.com


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Olivier Jacques
Olivier Jacques is an assistant professor in the department of management, evaluation and health policy at the school of public Health at the Université de Montréal and a researcher at CIRANO. His research focuses on public finance, the welfare state and health policy. He can be reached on LinkedIn and Twitter @Olijacques89.

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