Plusieurs villes canadiennes ont été témoins de campagnes de mobilisation féministes, d’activités festives et de manifestations pour l’égalité de genre à l’occasion de la Journée internationale des femmes le 8 mars. Mais quelle est la pertinence de ces mobilisations dans un pays qui se classe parmi les plus avancés sur le plan du développement humain, comme le montre le faible indice d’inégalité de genre du Programme des Nations unies pour le développement, et qui a un gouvernement qui se dit féministe ? Certes, le féminisme est à la mode, et l’étiquette féministe en devient même un objet de consommation. Les magasins Zara nous vendent des t-shirts avec l’inscription « féministe », portés par des mannequins minces, belles et blanches, et un bon nombre de leaders et chefs d’État proclament aux quatre vents qu’ils comptent faire des politiques féministes. Assurément, certaines femmes ont réussi leurs carrières professionnelles et arrivent à réaliser leurs ambitions personnelles, mais le féminisme est tout autre chose : c’est une lutte pour une démocratie radicale et une justice sociale qui va au-delà de l’avancement des droits individuels.

Pour la philosophe Nancy Fraser, la justice de genre doit reposer sur trois piliers : elle doit réparer les injustices politiques, socioculturelles et économiques. Pour y arriver, il faut changer les représentations publiques, reconnaître les identités, les cultures et les pratiques marginalisées, et redistribuer les pouvoirs et les ressources. Si l’indice d’inégalité de genre, qui mesure les inégalités fondées sur le sexe dans la santé procréative, l’autonomisation et l’activité économique, nous montre que le Canada a fait de grands pas dans les trois domaines pour promouvoir l’égalité, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir.

La représentation

Depuis les dernières élections fédérales, 98 des 338 sièges parlementaires sont occupés par des femmes, ce qui constitue un record au Canada ; de plus, le gouvernement Trudeau a un Conseil des ministres paritaire. L’Assemblée nationale du Québec n’est pas en reste : 54 des 125 députés sont des femmes, ce qui constitue 43,2 % des élus. Cependant, la représentation féminine seule ne garantit pas des politiques féministes, être femme n’est pas synonyme d’être féministe et vouloir mettre en place des politiques d’égalité de genre. Qui plus est, on continue d’assister à une instrumentalisation et à une reproduction genrée de la division du travail politique. Les femmes se trouvent le plus souvent à la tête de ministères à caractère social, où elles sont responsables de la diversité et de l’inclusion, de l’égalité des genres ou des aînés, et bien plus rarement des finances, du développement économique ou des relations internationales. Elles sont choisies parce que l’on considère qu’elles ont un rôle complémentaire à jouer par rapport à celui des hommes. Elles sont plus à l’écoute, elles ont plus d’empathie, nous dit-on.

La reconnaissance

Pour ce qui est de la reconnaissance des différentes formes de discrimination symbolique et identitaire dont souffrent les femmes et les minorités sexuelles, les progrès sont nombreux. Par exemple ― même s’ il a fallu attendre 20 ans après la tuerie de Polytechnique du 6 décembre 1989 pour voir ce changement ―, les médias canadiens utilisent maintenant le mot « féminicide » pour parler des femmes et des filles assassinées à cause de leur sexe. Le langage est certes un outil de transformation sociale. En choisissant les mots appropriés, nous prenons conscience d’un ensemble de stéréotypes et de traces persistantes d’une société inégalitaire, où ― de la cour de récréation jusqu’à la retraite ― les femmes sont en marge du terrain de jeu pour faire de la place aux hommes.

Par contre, une place nous est encore réservée : celle de la responsabilité des tâches ménagères et de la préparation des repas. Une étude parue en 2017 montre que, dans plus de 70 % des couples, les femmes sont responsables d’un plus grand nombre de tâches domestiques que leur partenaire, et ce, tant au Québec que dans les autres provinces canadiennes. Environ 20 % seulement des couples québécois et un peu moins de 16 % des couples ailleurs au Canada affirment partager également le travail ménager. Mais les hommes aident de plus en plus, entend-on. Oui, il est vrai qu’ils en font plus, mais il s’agit souvent de tâches visibles, ayant un début et une fin, « ludiques » pour la plupart : faire les courses, se livrer au jardinage ou donner le bain aux enfants. Les tâches invisibles, qui s’étalent dans le temps et sont une charge mentale ― s’assurer par exemple que le carnet de vaccination des enfants est à jour ou que, à l’arrivée de l’hiver, les enfants ont des vêtements chauds à leur taille ―, ne sont jamais reconnues comme temps de travail domestique.

Le nouvel élargissement du congé parental non transférable à la mère au Canada, en mars 2019, me semble être une avancée particulièrement importante car il reconnaît que s’occuper des enfants n’est pas seulement l’affaire des êtres humains qui possèdent un utérus. Québec avait déjà accordé un congé parental non transférable de 5 semaines au deuxième parent en 2006. Les résultats sont extraordinaires : de 2005 à 2015, le nombre des pères qui ont pris ce congé parental a augmenté de 27,8 à 85,8 %, même si beaucoup d’hommes craignent encore les jugements de leurs collègues et les effets négatifs sur leur carrière. Peut-être constatent-ils enfin, à leur retour au travail, comment le congé parental peut nuire à la carrière de la mère. C’est au contact de la maternité qu’on se rend compte que le féminisme à la Zara, avec t-shirt, cape et superpouvoirs, n’est que du toc. Le conte de fées voulant que les femmes peuvent tout avoir risque de mal finir. Mais le nouveau congé de paternité pourrait diminuer la préférence des entreprises pour les candidats masculins à l’embauche et constituer un premier pas dans la lutte contre la féminisation du travail précaire. En effet, le manque de volonté politique à ce sujet et les normes sociales nous amènent directement à l’injustice économique.

La redistribution

Le fameux plafond de verre et l’écart salarial sont bel et bien présents au Canada. Même si, selon les données de l’Enquête sur la population active, l’écart salarial entre les hommes et les femmes a diminué de 21 % depuis 1981, il n’en demeure pas moins qu’en 2017 les femmes âgées de 15 ans et plus au Canada ont gagné 0,87 dollar pour chaque dollar qu’ont gagné les hommes. Les avancées salariales et les plafonds de verre brisés ne concernent qu’une minorité de femmes au pays. Maintes mesures ont été prises pour remédier aux inégalités, comme les quotas en entreprise ou en politique, et elles ont bénéficié à bon nombre de femmes, mais sans amener plus de justice sociale.

En effet, les difficultés du Canada à avancer dans la lutte pour l’égalité de genre ne peuvent pas être comprises sans tenir compte du néolibéralisme, de la disparition de l’État-providence et de la prédilection pour les politiques d’austérité, qui touchent davantage les femmes que les hommes. Pour la majorité des femmes, le problème n’est pas tant de percer le plafond de verre ― qui a souvent la dureté du ciment ―, mais de décoller, de sortir de la précarité. La précarité est féminine, et elle a surtout le visage de la femme migrante, de la femme pauvre et de la femme autochtone. Il est dès lors fondamental que la lutte féministe aille au-delà de la question du genre et tienne compte de la classe, de la race et de l’orientation sexuelle.

Je reviens alors à ma question du début : pourquoi un mouvement féministe fort est-il encore nécessaire au Canada ?

Nous avons besoin de continuer la mobilisation féministe parce que le féminisme n’est pas une déclaration d’intentions ni un t-shirt à la mode. Le féminisme doit se traduire en faits et politiques concrètes pour une représentation politique, une reconnaissance des identités marginalisées et du travail invisible, et une redistribution des ressources, des espaces et du pouvoir. Qui plus est, ces politiques ne peuvent pas être séparées et segmentées en disant « commençons par les quotas, laissons le travail précaire pour plus tard », comme on ne peut séparer le langage de l’action, le privé du public, l’homme de l’artiste, les droits civils et politiques des droits socioéconomiques.

Photo : Manifestation à Montréal lors de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 2015. La Presse canadienne / Graham Hughes.


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Maria Martin de Almagro Iniesta
Maria Martin de Almagro Iniesta est professeure adjointe en genre et politique à l’Université de Montréal. Ses recherches sont axées sur le programme sur les femmes, la paix et la sécurité du Conseil de sécurité des Nations unies.

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