Depuis le début de 2020, notre but collectif est de mettre en place, et de respecter, les mesures de distanciation sociale afin de ralentir l’épidémie et « d’aplatir » la fameuse courbe. Le message passe bien en ce moment.

Au Canada, il y a en moyenne 3 lits d’hôpital par 1 000 habitants, mais la grande majorité de ces lits sont occupés par des patients qui ont des cancers, des maladies cardiovasculaires ou d’autres affections graves. Si 30 % des Canadiens contractaient la COVID-19 sur une courte période et si 2 % de ces personnes nécessitaient une hospitalisation, on aurait besoin de 6 lits par 1 000 habitants seulement pour elles. Le nombre de malades peut donc excéder très rapidement la capacité de notre système de santé s’il n’y a pas d’intervention. Certes, on peut reporter les hospitalisations électives et augmenter temporairement le nombre de lits disponible. Mais avec les lits, il faut également du personnel.

Un indicateur de la propagation des virus, le R0, montre que les mesures d’isolement, de distanciation sociale et de quarantaine sont efficaces et permettent de ralentir une épidémie. Le Canada a fait ce pari, mais le Royaume-Uni a choisi une autre approche.

La propagation d’un virus

Dans une population où tous courent le risque d’attraper le virus, une épidémie s’étend en fonction du nombre de personnes qui sont infectées par une personne déjà infectée. Les épidémiologistes appellent ce nombre, R0, nombre de reproduction élémentaire. Plus l’épidémie progresse dans une population, plus il y a des personnes immunisées, c’est-à-dire des personnes qui ont été infectées et qui ont guéri. Une population où les personnes infectées ne sont en contact qu’avec des personnes immunisées atteint le seuil d’immunité. La transmission du virus est stoppée. Sans intervention.

Intuitivement, si R0 est < 1, l’épidémie s’éteindra. Par exemple, si R0 = 0,5, 100 personnes infectées transmettront le virus à 50 autres personnes. Ces 50 personnes le transmettront à 25 personnes, et ainsi de suite. On voit que l’épidémie finira par disparaître.

À défaut de vaccins et de traitements antiviraux, comment peut-on ralentir et freiner une épidémie émergente ? On estime présentement que le R0 de la COVID-19 est de 3, c’est-à-dire qu’une personne infectée contaminera en moyenne trois autres personnes. Cela peut sembler relativement peu, mais il s’agit tout de même d’une croissance exponentielle : au 10e cycle, environ 60 000 personnes auront été infectées. Et après 12 cycles, plus d’un demi-million de personnes auront attrapé le virus. On comprend donc pourquoi Santé Canada estimait il y a quelques jours qu’entre 30 et 70 % des Canadiens seront infectées. On comprend surtout les différentes mesures que les gouvernements ont mises en place et l’importance que les autorités agissent rapidement, dès le début d’une épidémie.

Le R0 est le produit de trois facteurs (voir figure) : 1) le risque d’attraper le virus lors d’un contact ; 2) le nombre de contacts par jour ; 3) le nombre de jours où une personne infectée est contagieuse.

L’équation est simple : si on réduit le nombre de contacts de moitié, on réduit le R0 de moitié (de 3 à 1,5). Après 12 cycles, seulement 150 personnes auront été infectées au lieu d’un demi-million. Par exemple, si une personne moyenne est chaque jour en contact avec 20 personnes, mais limite maintenant ses contacts à 10 personnes, l’épidémie se ralentira considérablement. Et on pourrait même réduire encore plus le nombre de contacts pour freiner davantage l’ampleur de l’épidémie.

Au début de l’épidémie de SARS en 2003, le R0 était de 3. Mais en prenant des mesures de distanciation sociale et de quarantaine, les autorités ont réussi à le diminuer à 0,5, ce qui a permis d’enrayer complètement l’épidémie.

Étant donné l’ampleur planétaire que la COVID-19 a atteinte en quelques mois seulement, on pourrait croire que ce virus ait le plus grand R0 jamais connu. Il n’en est rien : plusieurs virus ont des R0 beaucoup plus élevés, la rougeole par exemple a un R0 de 16.

L’immunité collective

À chaque année, la grippe frappe à notre porte et une épidémie commence. Mais nous disposons d’un vaccin partiellement efficace et d’antiviraux. Les autorités sanitaires incitent la population à acquérir de bonnes habitudes d’hygiène pour éviter les infections, mais elles n’imposent aucune mesure d’isolement. L’épidémie finit par se dissiper : certaines personnes sont immunisées par la vaccination, et les personnes atteintes guérissent et deviennent aussi immunisées. Une population atteint assez rapidement l’immunité collective, qui stoppe l’épidémie.

Combien de personnes immunisées faut-il pour arrêter la propagation de la COVID-19 ? Sans intervention, ce seuil se situe à 70 %, et on le calcule à l’aide du R0 (voir la figure plus haut). Voilà pourquoi Santé Canada et plusieurs pays européens ont fourni des estimations selon lesquelles jusqu’à 70 % de la population serait infectée par le coronavirus si aucune mesure n’est mise en place. Si les mesures de distanciation sociale fonctionnent et réduisent le R0 de moitié, le seuil pour atteindre l’immunité collective passe alors de 70 à environ 30 %. Il est donc crucial d’imposer ces mesures et de les suivre.

En théorie, si les mesures de distanciation sociale sont très efficaces, on peut arrêter l’épidémie très rapidement. Par contre, ces mesures doivent être planétaires. Si on réussit à contenir l’épidémie au Canada, elle peut repartir si les infections proviennent d’autres pays. Le contrôle aux frontières devient extrêmement important.

L’approche du Royaume-Uni

Il y a quelques jours, le Royaume-Uni a annoncé qu’il retardait la mise en place de mesures de distanciation sociale afin que l’immunité s’étende. Le but de cette approche est d’atteindre le plus rapidement possible le seuil de l’immunité collective, qui freine l’épidémie. En attendant, le pays entreprend des efforts particuliers pour protéger les personnes les plus vulnérables.

L’approche s’appuie sur des exercices de simulation effectués par des épidémiologistes de renom. Ces simulations démontrent qu’au bout du compte, le système de santé est ainsi beaucoup moins exposé au risque d’atteindre ses limites de capacité que si l’on suivait les méthodes préconisées par les autres gouvernements. L’approche britannique repose sur l’hypothèse que les mesures de distanciation imposées ailleurs s’essouffleront rapidement et n’auront qu’un effet de courte durée. L’épidémie reprendra de plus belle, et la population, ayant déjà fourni des efforts et fait des sacrifices, n’aura plus l’énergie pour passer à travers l’épidémie.

L’approche n’est pas sans mérite. Les mesures de distanciation sociale sont efficaces si elles durent au moins huit semaines. La plupart des provinces canadiennes ont imposé ces mesures pour une période de deux à trois semaines, mais il est fort possible qu’elles soient prolongées jusqu’à la fin d’avril, sinon jusqu’en mai. Le virus est apparu dans la province de Hubei avant les fêtes du Nouvel An chinois, soit avant le 24 janvier, et les mesures ont été en place pendant bien plus longtemps que trois semaines. Plusieurs pays semblent très bien réussir à contenir la propagation du virus, Singapour, par exemple, où la population est très habituée à respecter les règles d’hygiène imposées par le gouvernement. Il est possible que les populations ne soient pas en mesure de fournir les efforts demandés pendant une longue période. Si c’est le cas, l’approche du Royaume-Uni serait une meilleure solution pour freiner l’épidémie. Mais laisser l’épidémie se propager dans le reste de la population tout en essayant de protéger les personnes les plus vulnérables, c’est prendre un énorme risque. Avec une épidémie en expansion rapide et peu de mesures de contrôle, le système de santé risque d’être complètement débordé si la protection des plus vulnérables connaissait des ratés.

L’approche britannique se fonde sur une autre hypothèse : aucun vaccin ne sera prêt à court terme, mais des antiviraux pourraient être accessibles d’ici quelques mois. Leur impact dépendra aussi de leur capacité à réduire l’infectiosité.

Après l’annonce de cette approche du Royaume-Uni, il y a eu une levée de boucliers de la part de scientifiques, de politiciens, de l’OMS et de la population en général. Face à cette pression, il est fort possible que le gouvernement fasse marche arrière d’ici quelques jours. Manifestement, le Royaume-Uni a choisi une démarche différente de celle du Canada. Le Canada et d’autres pays ont plutôt fait le pari que l’imposition de mesures d’isolement, de distanciation sociale et de quarantaine permettront d’atteindre plus rapidement l’immunité collective. Par contre, cette approche exige une discipline collective. Un médecin peut prescrire à son patient des médicaments et des changements de ses habitudes de vie. Mais pour en retirer les bénéfices, le patient doit adhérer à ces changements et prendre ses médicaments. Collectivement et individuellement, en réduisant nos contacts quotidiens de moitié, nous pouvons contribuer à freiner l’épidémie. Autrement, tous nos efforts et sacrifices seront vains. Le pic de l’épidémie que nous essayons d’« aplatir » sera simplement reporté sur les mois à venir, et nous risquons tous d’être alors essoufflés.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

Photo : Shutterstock / Ink Drop


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Benoît Mâsse
Benoît Mâsse est professeur titulaire à l’École de santé publique de l’Université de Montréal et chef de l’Unité de recherche clinique appliquée au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine. Il est également chercheur associé à la Vaccine and Infectious Disease Division du centre de recherche Fred Hutch de Seattle.

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