L’IRPP vient de publier un rapport sur l’aide médicale à mourir pour les personnes souffrant de maladie mentale, rédigé par huit experts en droit et santé publique, le Groupe d’Halifax. Inspirant, d’une grande sensibilité et lucidité, le rapport examine les questions que soulève la récente législation en la matière, notamment la décision de la juge Christine Baudoin de la Cour supérieure du Québec (Truchon c. Procureur général du Canada), qui a conclu que les critères fédéraux et québécois de l’aide médicale à mourir (AMM) violaient tous deux la Charte. Jean Truchon et Nicole Gladu demandaient d’avoir accès à l’AMM, sans être en « fin de vie » (critère de la loi québécoise) et sans que leur mort soit « raisonnablement prévisible » (critère de la loi fédérale), parce qu’ils éprouvent des souffrances physiques persistantes, intolérables et irrémédiables.

Les gouvernements fédéral et québécois ont choisi de ne pas en appeler de la décision. Qui plus est, le 24 février 2020, le gouvernement fédéral modifiait sa loi en mettant de côté le critère de mort raisonnablement prévisible. Toutefois, 90 jours devront s’écouler entre le moment où une personne non mourante fait une demande d’AMM et l’administration de celle-ci. Malheureusement, cette nouvelle législation ne met pas sur un pied d’égalité les souffrances physiques et psychiques : l’AMM reste interdite aux personnes dont la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée.

À juste titre, le rapport du Groupe d’Halifax réclame un meilleur accès aux services de santé mentale et de soutien social pour les personnes souffrant de troubles mentaux chroniques. Mais mise à part cette hypothétique amélioration, peut-on vraiment refuser l’AMM à une personne aux prises avec un problème de santé mentale qui éprouve des souffrances persistantes et intolérables depuis de nombreuses années et qu’aucun traitement médical (médicamenteux) et psychologique (thérapeutique) n’a pu alléger ? Certains opposants à l’AMM pour les personnes souffrant de maladie mentale avancent que même si des traitements actuels n’ont pas d’effets, il n’est pas exclu qu’un remède efficace soit découvert ultérieurement. Il faudrait alors nous expliquer pourquoi ces opposants à l’AMM n’appliquent pas le même raisonnement lorsqu’il s’agit de maladies physiques. En d’autres termes, on peut se demander pourquoi la logique qui régit l’application de l’AMM aux personnes atteintes d’une maladie physique chronique ne s’applique pas ipso facto à celles souffrant d’une maladie mentale incurable.

On peut se demander pourquoi la logique qui régit l’application de l’AMM aux personnes atteintes d’une maladie physique chronique ne s’applique pas ipso facto à celles souffrant d’une maladie mentale incurable.

On entend quelquefois que la prise de médicaments pour soulager leur souffrance empêcherait les personnes atteintes d’une maladie mentale de prendre une décision libre et éclairée. Même si cela peut être exact, nous aimerions rappeler le travail de Lieve Thienpont et ses coauteurs qui, en 2015, ont analysé le processus de prise de décision en Belgique chez 100 personnes ayant demandé l’euthanasie et souffrant uniquement de troubles mentaux. En Belgique, l’euthanasie (terme utilisé pour ce qui est devenue l’AMM ici) est permise depuis 2002, dans des conditions bien précises. Les participants à l’étude (23 hommes et 77 femmes) avaient entre 21 et 80 ans (en moyenne 47 ans) et 90 % d’entre eux étaient atteints de plus d’un trouble mental. Sur les 100 demandes formulées, 52 ont été refusées. Parmi les 48 demandes acceptées, 35 personnes (72,9 %) ont reçu l’euthanasie volontaire, 2 (4,2 %) se sont suicidées avant la procédure et 11 (22,9 %) ont choisi de reporter ou d’annuler l’euthanasie. Parmi ces dernières, 8 ont révélé que savoir qu’elles avaient la possibilité de recevoir l’euthanasie leur donnait une paix d’esprit suffisante pour continuer à vivre. N’est-ce pas là une heureuse conséquence de l’AMM ?

Quoi qu’il en soit, les opposants à l’AMM pour les personnes souffrant d’une maladie mentale réfractaire à tout traitement disponible ne semblent guère préoccupés par ce qui est souvent la seule alternative pour elles : le suicide. N’est-il pas préférable pour les proches de la personne qui souffre de l’accompagner tout au long d’un parcours de vie au lieu de devoir faire face, impuissants, à une fin violente et abrupte s’il l’AMM n’est pas légalisée ? De fait, une législation étendue faciliterait également le deuil des proches qui pourraient prendre le temps de se préparer et d’accepter la mort d’une personne aimée.

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Les Pays-Bas ont bien compris ces enjeux en créant en mars 2012 une clinique de fin de vie (Levenseindekliniek), appelée aujourd’hui Expertisecentrum Euthanasie. Elle offre aux patients à qui on a refusé l’euthanasie de réexaminer leur requête. Parmi les 4 829 demandes d’euthanasie qu’elle a reçues en 2013, 97 (0,02 %) venaient de personnes souffrant de démence et 42 (0,008 %) de personnes ayant d’autres troubles mentaux. On est donc loin de la pente glissante que certains évoquent pour s’opposer à l’AMM, même si les demandes de personnes aux prises avec la démence et de troubles psychiatriques ont augmenté depuis. En 2019, 29 % de toutes les demandes reçues ont été jugées conformes à la loi et acceptées.

Rappelons de surcroît que nous vivons dans une société qui d’un côté valorise grandement l’autonomie des citoyens dans leurs prises de décision au quotidien, alors que de l’autre, elle les prive de l’initiative de mettre fin à leur vie. À cet égard, les Pays-Bas s’interrogent depuis une quinzaine d’années sur l’incorporation de la notion de « vie accomplie » parmi les pathologies pouvant justifier l’AMM. En février 2016, une commission consultative néerlandaise a jugé inopportun d’étendre la loi aux demandes pour « vie accomplie » sans raison médicale. En décembre de la même année, une députée des Pays-Bas a appuyé la demande de deux ministres adressée en octobre 2016 au Parlement, dans laquelle ils proposent la création d’un cadre légal séparé de la loi sur l’application de l’euthanasie pour les cas où il n’y a pas de fondement médical à la souffrance insupportable. L’objectif est de respecter l’autonomie des personnes qui, après mûre réflexion, estiment avoir achevé leur vie.

Pour les personnes qui invoquent la « vie accomplie », le mal et les souffrances qu’il engendre sont d’une nature existentielle, étrangère à tout problème physiologique ou psychique clairement établi. Elles ont tout simplement le sentiment d’avoir accompli leur vie. Elles se sentent de plus en plus fatiguées, inutiles, de moins en moins mobiles, de plus en plus seules, et sont très conscientes du déclin de leur état. En bref, elles sont habitées par l’impression de perdre leur dignité personnelle. Éviter une telle situation, n’est-ce pas aussi cela, « mourir en paix » ?

Photo : Shutterstock / Suwin


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Serge Larivée
Serge Larivée est professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal et directeur de la Revue de psychoéducation. Ses recherches portent aussi bien sur l’intelligence humaine que sur l’éthique, en particulier le fonctionnement de la science sous l’angle des fraudes scientifiques et des pseudosciences.
Carole Sénéchal
Carole Sénéchal est professeure agrégée à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Elle possède une formation tant en psychologie et psychopédagogie qu’en droit et s’intéresse à l’étude des troubles mentaux dans le système de justice canadien.

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