J’étais membre du gouvernement du Québec lors des débats qui entouré€rent le référendum sur l’Entente de Charlottetown. Je fus appelé en cette qualité aÌ€ prononcer des discours et aÌ€ signer des textes dans lesquels je soute- nais que l’Entente comportait de nombreux avantages pour le Québec et le Canada. Je ne renie rien de ce que j’affirmais alors et je continue de penser que, tout compte fait, l’Entente était avantageuse pour le Québec.

Parmi les avantages que l’Entente de Charlottetown procurait au Québec, notons un pouvoir de veto élargi en matié€re de modification constitutionnelle (art. 32); un droit de retrait élargi, avec compensation financié€re, aÌ€ l’endroit de tout transfert au Parlement fédéral de pouvoirs dévolus aux provinces par la Constitution (art. 32); la garantie aÌ€ per- pétuité pour le Québec d’un nombre de sié€ges équivalant aÌ€ 25 p. 100 du nombre total de sié€ges aÌ€ la Chambre des Communes (art. 5); la nomination des membres québécois de la Cour supré‚me aÌ€ partir de noms proposés par le gou- vernement du Québec (art. 15); la compétence exclusive accordée aux provinces en matié€re de culture (art. 10), d’af- faires municipales, de tourisme, de loisirs, de logement, de mines et de foré‚ts (art. 11); l’ouverture aÌ€ des accords pou- vant entraiÌ‚ner le retrait du gouvernement fédéral de pro- grammes touchant le développement de la main-d’œuvre et le développement régional (art. 11); un droit de retrait élar- gi aÌ€ l’endroit de programmes fédéraux cofinancés dans des domaines relevant de la compétence exclusive des provinces (art. 16); l’ouverture aÌ€ l’enchaÌ‚ssement constitutionnel des accords Ottawa-Québec sur l’immigration (art. 12); l’engagement du gouvernement fédéral aÌ€ négocier un meilleur encadrement du pouvoir fédéral de dépenser (art. 31).

Nonobstant ces nombreux avantages, l’Entente de Charlottetown fut néanmoins rejetée par la population du Québec. Cet échec est sans doute attribuable en grande partie au climat d’improvisation et de précipitation dans lequel l’Entente fut soumise aÌ€ l’approbation du peuple. Lors du déclenchement de la campagne référendaire, nous ne dispo- sions que d’un résumé de l’Entente. Ce n’est que plus tard dans la campagne que nous euÌ‚mes accé€s aÌ€ un texte juridique complet. Mais, mé‚me ce texte tardif n’était que provisoire. Les adversaires de l’Entente utilisé€rent les carences de ce texte qualifié de « brouillon de contrat », afin de laisser soupçonner que l’accord intervenu aÌ€ Charlottetown était plein de dangers pour le Québec.

Les promoteurs fédéraux de l’Entente furent les pre- miers responsables de son échec puisqu’ils eurent la direc- tion de l’entreprise. AÌ€ leur décharge, il faut cependant reconnaiÌ‚tre qu’une loi québécoise adoptée par l’Assemblée nationale au lendemain du dépoÌ‚t du rapport Bélanger- Campeau prescrivait la tenue d’un référendum sur l’indépendance dans un délai d’un an aÌ€ défaut du dépoÌ‚t par le reste du pays de nouvelles propositions en vue du renou- vellement du fédéralisme. Ce contexte avait contraint le gouvernement fédéral et les provinces aÌ€ convenir en tré€s peu de temps d’un texte qui était aÌ€ vrai dire un brouillon honné‚te mais difficilement digestible.

En sus des circonstances peu propices dans lesquelles elle fut proposée aÌ€ la population et par-delaÌ€ le caracté€re souvent déma- gogique des critiques dont elle fut l’objet, l’Entente de Charlottetown présentait des défauts importants qui joué€rent un roÌ‚le décisif dans son échec au Québec. AÌ€ partir d’une perspective québécoise, trois de ces fai- blesses retiendront notre attention : la clause Canada, la reconnaissance de la diversité et l’autonomie gou- vernementale des Premié€res Nations.

Si on la lit sans la situer dans le contexte de l’époque, on peut avoir l’impression que la clause Canada incluait tous les éléments requis pour une reconnaissance efficace du caracté€re distinct du Québec. Mais l’Entente de Charlottetown était en réalité moins satisfaisante sur ce point précis que l’Accord du lac Meech.

La société distincte était en effet reconnue explicitement dans l’Entente de Charlottetown. On y reproduisait également une disposition interprétative confirmant le roÌ‚le qui incombe aÌ€ l’Assemblée nationale et au gouvernement du Québec « de préserver et de promouvoir » cette société distincte. Mais le texte établissant la reconnaissance de la société distincte différait de façon significative de celui de Meech. L’Accord du lac Meech ne se bornait pas en effet aÌ€ affirmer le caracté€re distinct du Québec. Il situait cette reconnaissance dans le cadre d’une affirmation plus large et plus nette de la dualité linguistique comme caractéristique fondamentale du Canada. Il reconnaissait également l’existence de deux sociétés majoritaires au Canada, le Québec aÌ€ majorité francophone et le reste du Canada aÌ€ majorité anglophone. La dualité linguistique et culturelle du Canada et la place essentielle qu’y occupe le Québec étaient ainsi clairement recon- nues. Cependant, on ne trouvait plus ces affirma- tions fondamentales dans l’Entente de Charlottetown. Tout ce que l’on y trouvait, c’était un écho de « l’attachement des Canadiens et de leurs gouvernements aÌ€ l’épanouissement et au développement des communautés minoritaires de langue officielle dans tout le pays ». En ramenant la dualité aÌ€ une question de droits lin- guistiques minoritaires, on occultait, plus ou moins subtilement, la dimension politique des problé€mes soulevés par l’existence d’une société distincte au Québec. Les adversaires de l’Entente eurent beau jeu de soutenir que les promoteurs de l’Entente n’avaient défini la société distincte que pour mieux la limiter, qu’ils l’avaient en réa- lité noyée dans la clause Canada, et qu’ainsi encadrée, elle n’avait plus aucune valeur pour le Québec.

La dimension historique du roÌ‚le joué par le Québec dans l’édification du Canada était de mé‚me escamotée dans l’Entente de Charlottetown. On y évoquait explicitement le roÌ‚le de « premiers gouver- nants du territoire » joué par les Premié€res Nations. On y parlait aussi de l’apport de « citoyens d’ori- gines multiples » aÌ€ l’édification du Canada. Mais il n’était nullement question dans le texte du roÌ‚le premier joué par les deux peuples fondateurs.

AÌ€ ceux qui revendiquent la reconnaissance du caracté€re distinct du Québec, on a toujours opposé le fait que le Canada, depuis le deuxié€me conflit mondial, n’a cessé de se diversifier davan- tage quant aÌ€ l’origine et au caracté€re culturel de sa population. Pour un grand nombre, le Canada est devenu et sera de plus en plus, aÌ€ toutes fins utiles, un pays multiculturel ouÌ€ la minorité fran- cophone est destinée aÌ€ n’é‚tre plus q’un groupe culturel parmi bien d’autres. Dans une société comme celle-laÌ€, ajoute-t-on, l’égalité de tous les individus doit primer, par-delaÌ€ toute distinction d’origine, de race et de culture, quitte aÌ€ ce que des aménagements particuliers soient conçus aÌ€ l’intention de certains groupes minoritaires.

Il serait certes injuste d’affirmer que les auteurs de l’Entente de Charlottetown versé€rent té‚te baissée dans une vision envahissante du mul- ticulturalisme que le Québec a toujours jugée incompatible avec la thé€se des deux peuples fon- dateurs, reprise aÌ€ l’époque moderne sous des vocables comme les deux nations, les deux sociétés majoritaires ou les deux sociétés d’ac- cueil. Mais on doit leur reprocher d’avoir manqué de netteté et de cohérence aÌ€ ce sujet. En relisant la clause Canada, on a l’impression qu’ils com- mirent l’erreur de promouvoir la diversité sans prendre soin de la situer clairement par rapport aÌ€ la dualité linguistique et culturelle du pays. En voulant plaire aÌ€ tout le monde en mé‚me temps, ils réussirent aÌ€ mécontenter aÌ€ la fois les tenants de la société distincte, ainsi que l’illustra le résul- tat du vote référendaire au Québec, et les tenants du multiculturalisme, ainsi que le fit voir le vote référendaire dans les provinces de l’Ouest.

Les auteurs de l’Entente de Charlottetown entre- prirent enfin de régler un autre contentieux majeur, celui du droit des Premié€res Nations aÌ€ l’au- tonomie gouvernementale. Non sans raison, les propositions qu’ils soumirent aÌ€ ce sujet soulevé€rent autant de difficultés que celles ayant trait aÌ€ la société distincte et au multiculturalisme.

Affirmant le droit des peuples autochtones « de promouvoir leurs langues, leurs cultures et leurs traditions et de veiller aÌ€ l’intégrité de leurs sociétés », les auteurs de l’Entente disaient recon- naiÌ‚tre « le fait que leurs gouvernements forment un des trois paliers de gouvernement du pays ». Cette affirmation ne reposait cependant pas sur des fondements historiques et juridiques solide- ment établis et largement acceptés. Aux yeux de la population, on créait de toutes pié€ces un nou- veau palier de gouvernement sans avoir défini avec précision ce qu’il faudrait y inclure et com- ment il se relierait aux paliers de gouvernement déjaÌ€ existants. Le Québec avait vécu quelques mois plus toÌ‚t la crise amérindienne et connaissait l’ampleur des revendications mises de l’avant par certains porte-parole autochtones. Sa population n’était pas d’humeur aÌ€ embrasser facilement le saut dans l’inconnu constitutionnel qui lui était proposé dans l’Entente de Charlottetown.

L’Entente fixait en outre un délai de cinq ans pour la négociation d’ententes devant conduire aÌ€ l’implantation de gouvernements autonomes pour les Premié€res Nations. AÌ€ défaut de telles ententes dans le délai prévu, les dossiers en suspens devaient é‚tre transférés aux tribunaux, lesquels eussent été investis du pouvoir nécessaire pour en disposer au meilleur de leur connaissance. Il s’agissait laÌ€ d’un transfert dangereux de compétence du pouvoir politique au pouvoir judiciaire. L’aménagement de gouvernements autonomes pour les Premié€res Nations est un objectif noble auquel une majorité de Canadiens seraient probablement disposés aÌ€ souscrire. Mais il s’agit laÌ€ d’une question haute- ment politique qui doit se régler par la voie poli- tique, non par la voie judiciaire.

AÌ€ l’article 29 (3), les nations autochtones se voyaient reconnaiÌ‚tre le droit de préserver et de développer non seulement leurs langues, leurs cultures et leurs traditions mais aussi leurs iden- tités, leurs économies et leurs institutions. Je fus agréablement étonné de trouver le mot « institu- tions » dans cette liste. Je me suis cependant sou- venu que les légistes et les politiciens fédéraux ont toujours refusé que le mé‚me terme soit utilisé dans tout projet d’entente traitant de la recon- naissance du caracté€re distinct du Québec.

En guise de conclusion, je suis enclin à retenir les propositions suivantes :

  • La clause Canada embrassait trop de choses. AÌ€ vouloir trop circonscrire la reconnais- sance du caracté€re distinct du Québec, elle sema la confusion et dépouilla ce projet de toute saveur politique aux yeux de la population québécoise.

  • Les promoteurs de l’Entente minimisé€rent la signification symbolique que pouvait revé‚tir au Québec mé‚me l’apparence d’un recul par rapport aÌ€ l’Accord du lac Meech, lequel avait toujours été mis de l’avant comme un strict minimum.

  • Tout projet futur de ré€glement politique avec le Québec devra reconnaiÌ‚tre :

> le fait que la dualité linguistique est une caractéristique fondamentale du Canada, qu’elle donne lieu aÌ€ l’exis- tence de deux sociétés majoritaires et que le Québec est le sié€ge de l’une de ces deux sociétés;

> le droit que possé€de le Québec de main- tenir, de défendre et de promouvoir son caracté€re distinct et d’insister pour que ce caracté€re soit accepté et reconnu dans la fédération canadienne;

> la protection spéciale qui doit é‚tre accordée, au Québec et dans le reste du Canada, aux droits des minorités de langue officielle dans divers domaines de la vie collective, notamment en matié€re d’accé€s aux services de l’ad- ministration publique et aux services scolaires, sanitaires et culturels.

  • Avant de saisir la population de tout nou- veau projet de modification constitutionnelle ayant une certaine envergure, les dirigeants poli- tiques devront s’assurer qu’il traduit un consensus politique plus précis et plus réel que celui sur lequel reposait l’Entente de Charlottetown. Ils devront aussi veiller aÌ€ ce que l’opinion publique soit mieux préparée aÌ€ recevoir leurs propositions graÌ‚ce aÌ€ un meilleur travail d’information que celui qui a eu lieu autour de l’Entente de Charlottetown.

  • Autant il faut reconnaiÌ‚tre le droit des Premié€res Nations aÌ€ l’autonomie gouvernemen- tale, autant il importe que les négociations néces- saires pour en arriver aÌ€ ce résultat aient lieu au niveau politique plutoÌ‚t qu’au niveau judiciaire.

  • L’acceptation du caracté€re multiculturel de la population canadienne s’impose. Elle doit toute- fois demeurer subordonnée aÌ€ la reconnaissance du statut de langues officielles et égales que se sont vu accorder dans la Constitution canadienne les langues anglaise et française. Si l’on veut é‚tre con- séquent, la reconnaissance accordée aÌ€ la langue des deux communautés fondatrices devra toutefois embrasser non seulement leurs langues respectives mais aussi les valeurs culturelles qu’elles véhiculent et le besoin d’institutions appropriées pour en favoriser l’épanouissement et l’expression.

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