Le 2 septembre 2002, aÌ€ l’occasion du Sommet de Johannesburg sur le développement durable, le Premier ministre du Canada, M. Jean Chrétien, a annoncé qu’il soumettrait la ratification du protocole de Kyoto au vote de la Chambre des communes d’ici la fin de l’année. Bien qu’ac- cueillie favorablement par l’ensemble de la communauté inter- nationale, cette annonce ne fait pas l’unanimité au Canada. Depuis, des lobbies industriels ainsi qu’une province, l’Alberta, ont mis en branle une campagne médiatique visant aÌ€ infléchir cette décision. Par cette campagne, on véhicule l’idée que la ratification du Protocole imposerait des couÌ‚ts inacceptables aÌ€ l’économie canadienne et particulié€rement aÌ€ celle de l’Alberta.

De son coÌ‚té, le gouvernement du Québec ne remet pas en question son appui au protocole de Kyoto. Toutefois, il se préoccupe de l’impact de cette ratification sur l’économie québécoise. En effet, les couÌ‚ts et les bénéfices associés aÌ€ la ratification dépendent des moyens qui seront mis en œuvre pour atteindre l’objectif de Kyoto.

Le 23 octobre dernier, le gouvernement fédéral a soumis aÌ€ la consultation publique un plan préliminaire pour mettre en application le protocole de Kyoto. Or, l’option qu’il favorise clairement ne semble reposer que sur une seule ligne directrice, aÌ€ savoir : ne pas freiner la croissance du secteur de l’énergie fos- sile et plus spécialement de l’exploitation des sables bitu- mineux. En poursuivant une telle approche, on aboutira au résultat suivant : la croissance des émissions du secteur énergé- tique sera supportée par le secteur manufacturier.

Selon le plan déposé, le Canada, pour réduire ses émis- sions de 6 p. 100, en conformité avec l’objectif qui lui a été attribué aÌ€ Kyoto, devra trouver le moyen d’émettre 240 mégatonnes de gaz aÌ€ effet de serre (GES) de moins par année, au cours de la période 2008–2012, que ce qu’il émet- trait si aucun effort de réduction n’était réalisé.

Les prévisions indiquent que le Canada émettra, en 2010, 809 mégatonnes de GES par année alors que son objectif est de n’en émettre que 571. Pour atteindre ce but, le fédéral compte élaborer une stratégie qui repose sur les éléments suivants :

  • Actions courantes :

> Plan d’action fédéral 2000 et Budget fédéral 2001 : 50 Mt

> Puits de carbone provenant des foré‚ts et de l’agriculture : 30 Mt

  • Grands émetteurs industriels (systé€me de permis échangeables) : 55 Mt

>  Réductions ou achats de permis : 25 Mt

>  Compensations par des réductions ailleurs dans l’économie : 20 Mt

>  Achats de permis internationaux par les entreprises : 10 Mt

  • Mesures ciblées (par exemple, dans le transport et les baÌ‚timents) : 30 Mt

  • Achats de permis internationaux par le gouvernement : au moins 10 Mt

  • Actions aÌ€ venir (Step III) comme la sensibilisation du public : environ 60 Mt

L’ensemble des intervenants considé€rent ce plan irréaliste puisqu’il exagé€re le potentiel de réduction de certaines mesures. Cependant, notre critique porte essentiellement sur le systé€me de permis échangeables qui sera mis en place en vue d’atteindre l’objectif de 55 Mt chez les grands émetteurs industriels.

Le graphique 1 permet de constater qu’en 1990, au Canada, les émissions des grands émet- teurs industriels étaient de 244 Mt. Dans ce secteur, ne rien faire (Business as usual–BAU) conduirait aÌ€ une augmentation des émissions de 47 p. 100 entre 1990 et 2010. Par ailleurs, le gouvernement fédéral prévoit que son Plan d’action 2000 ainsi que son Budget 2001 engendreront des réductions de 25 Mt par rapport aux émissions prévues pour 2010. Avec son nouveau plan, le gouvernement fédéral ajoute 55 Mt de réduction et plafonne les émissions des grands émetteurs aÌ€ 279 Mt. Un tel plafond représente tout de mé‚me une croissance des émis- sions de 14 p. 100 par rapport aÌ€ 1990.

Une des pié€ces maiÌ‚tresses de la stratégie fédérale de réduction de GES pour les grands émetteurs est la mise en place d’un systé€me de permis échangeables. Normalement, un tel sys- té€me privilégie les réductions les moins couÌ‚teuses et permet ainsi l’atteinte d’un objectif aÌ€ moindre couÌ‚t. De fait, cela consiste aÌ€ allouer aux entre- prises des quotas d’émissions qui, ensemble, cor- respondent aÌ€ un plafond d’émissions (en l’occur- rence 279 Mt) qu’on ne peut dépasser. Les entre- prises peuvent par la suite s’échanger ces quotas. Ainsi, les entreprises, pour qui il est facile de diminuer leurs émissions, pourraient les réduire davantage et vendre leurs permis excédentaires. Celles pour qui la taÌ‚che est plus difficile pour- raient alors moins réduire leurs émissions et acheter des permis pour compenser. Le marché des permis ferait en sorte que les réductions se concrétisent laÌ€ ouÌ€ elles sont les moins couÌ‚teuses.

On a exécuté certaines simulations afin de savoir ouÌ€, au Canada, pourraient avoir lieu les réductions les moins couÌ‚teuses. Le graphique 2 présente, de façon synthétique, les résultats de ces analyses. On peut y voir le potentiel de réduction dans chacun des grands secteurs de l’économie selon différents couÌ‚ts. On constate qu’il est beau- coup plus facile et moins cher d’obtenir des réduc- tions de GES dans le secteur de la production ther- mique de l’électricité que dans tous les autres secteurs de l’économie. Cela s’explique du fait qu’une partie substantielle de l’électricité produite au Canada l’est aÌ€ partir de charbon. Transformer ces centrales au charbon en centrales thermiques aÌ€ cycle combiné au gaz naturel permettrait de pro- duire environ deux fois et demie moins de GES par kWh. Face aÌ€ d’autres options, ce serait la façon la plus économique d’obtenir des réductions impor- tantes d’émission de GES au Canada. On pourrait donc s’attendre aÌ€ ce que le plan fédéral exploite ce potentiel de réduction dans son plan d’action visant les réductions de GES.

Les modalités initiales d’allocation des permis aux entreprises sont déterminantes dans tout systé€me de permis échangeables. En effet, les quo- tas d’émission constituent un actif important pour les entreprises. Et conséquemment, la façon de les attribuer entraiÌ‚ne une distribution de richesse.

Lorsque vient le temps d’allouer des permis aux entreprises, différentes possibilités s’offrent au gouvernement, notamment la vente aux enché€res et l’attribution gratuite sur la base des émissions passées des entreprises. Avec le souci de ne pas leur imposer un fardeau excessif, le gouvernement fédéral a choisi d’allouer gratuitement ces permis. Par ailleurs, afin de ne pas handicaper la croissance de la production, il a également choisi de les don- ner au prorata de la production des entreprises. Ainsi, celles qui augmentent leur production obtiendront davantage de permis et celles qui diminuent la leur en auront moins.

Concré€tement, dans le contexte de l’approche imaginée par le gouvernement fédéral, les entreprises recevront des permis selon la formule suivante :

Ainsi, une entreprise recevra un nombre de permis qui variera en fonction de sa production et d’un facteur d’« intensité » d’émission propre aÌ€ son secteur. Ensuite, ce nombre de permis sera ajusté, pour toutes les entreprises, aÌ€ l’aide d’un facteur de réduction commun aÌ€ l’ensemble de façon aÌ€ s’assurer que le plafond de 279 Mt pour les grands émetteurs industriels ne soit pas dépassé.

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Cette façon d’allouer les permis avantage les secteurs dont les émissions sont en forte crois- sance au détriment des autres. Ainsi, puisque le nombre de permis est limité, si un secteur reçoit une plus grande part des permis, un autre secteur en recevra nécessairement une plus petite part. Comme le démontre le tableau 1, étant donné la forte croissance de leurs émissions, le secteur de la production thermique d’électricité et celui des combustibles fossiles sortent gagnants aux dépens du secteur manufacturier. En effet, selon ce scénario, la croissance des émissions dans le secteur énergétique (gaz, pétrole, production électrique) serait compensée par des gains d’effi- cacité et des réductions d’émission dans le secteur manufacturier.

Une analyse plus approfondie a permis de déterminer que le secteur manufacturier est affecté négativement par les différents choix du gouvernement fédéral quant aÌ€ la définition des secteurs, l’établissement du facteur d’« intensité » sectoriel ainsi que l’établissement d’un facteur de réduction commun.

En théorie, lorsque la méthode d’allocation utilisée s’appuie sur la production, les secteurs sont regroupés sur la base d’un produit homogé€ne mis en marché. Par exemple, dans le systé€me américain de controÌ‚le des émissions des Nox, un facteur commun en lbs/MWh est utilisé pour le secteur de la production d’électricité. Le secteur est ainsi défini sur la base d’un produit mis en marché, le MWh.

AÌ€ cet égard, l’orientation que proÌ‚ne actuelle- ment le gouvernement fédéral a pour caractéris- tique de scinder les secteurs de la production pétrolié€re et de la production d’électricité en fonction des matié€res premié€res utilisées, et non en fonction des biens produits. Cette approche est en fait fondée sur les intrants et, par voie de conséquence, sur les procédés de production. Ainsi, on remarque que, pour le secteur de la pro- duction thermique d’électricité, on distingue deux sous-catégories : la production d’électricité aÌ€ partir du charbon et du pétrole et la production d’électricité aÌ€ partir du gaz naturel. La mé‚me logique est appliquée au secteur de la production du pétrole et du gaz, qui est scindé en sous-caté- gories dont les sables bitumineux et la produc- tion de type conventionnel.

Le fait de compartimenter la production d’énergie réduira grandement l’incitatif aÌ€ la conversion aÌ€ une autre source d’énergie plus propre. En effet, de cette façon, on octroie aÌ€ chacun des sous-secteurs des permis en fonc- tion de ses propres besoins, et non en fonction des meilleures technologies disponibles pour produire un bien. Ce faisant, les secteurs de la production thermique d’électricité, aÌ€ partir de charbon, et de la production de pétrole, aÌ€ partir de sables bitumineux, obtiennent beaucoup plus de permis qu’autrement. Au détriment du secteur manufacturier.

Toutefois, on pourrait éliminer ce biais en considérant les divers types de production ther- mique d’électricité comme un seul secteur. On regrouperait alors les différents types de produc- tion d’électricité (charbon/pétrole et gaz naturel). On attribuerait au secteur de la production ther- mique d’électricité dans son ensemble des permis sur la base de l’« intensité » des émissions des cen- trales au gaz naturel aÌ€ cycle combiné. De cette manié€re, on allouerait aÌ€ ce secteur 46 Mt de moins qu’avec l’approche proposée par le gouvernement fédéral. Et ces 46 Mt pourraient é‚tre octroyées, en sus, au secteur manufacturier.

Le mé‚me exercice pourrait é‚tre fait dans le secteur des combustibles fossiles si l’on formait un secteur « pétrole » (sables bitumineux et extraction conventionnelle) et un secteur gaz naturel. Un plus grand nombre de permis serait ainsi accordé au secteur manufacturier et un plus petit nombre aÌ€ celui des combustibles fossiles.

Au moment de choisir parmi les divers facteurs d’« intensité » sectoriels, on peut opter pour l’une ou l’autre des possibilités suivantes. Ainsi, si l’on veut encourager l’adoption des meilleures tech- nologies, on établit le facteur d’« intensité » en fonction des meilleures technologies disponibles. Si l’on veut plutoÌ‚t favoriser ceux qui agissent toÌ‚t, on peut retenir la moyenne d’« intensité » du secteur en 1990, l’année de référence du protocole de Kyoto. Enfin, si l’on veut éviter de nuire aux pol- lueurs, on choisit la moyenne d’« intensité » du secteur en 2010, ce qui permettra aÌ€ ces derniers d’ac- croiÌ‚tre leurs émissions pratiquement en toute impunité. Certaines indications laissent croire que cette dernié€re option est celle que favoriserait le gouvernement fédéral.

Le tableau 2 permet de constater l’impact sur les différents grands secteurs de l’économie du choix d’un facteur d’« intensité » sectoriel. Le choix de la moyenne de l’« intensité » sectorielle en 2010 (plutoÌ‚t qu’en 1990) comme facteur d’« intensité » a pour effet d’octroyer des permis  pour 8 Mt supplémentaires au secteur de la pro- duction thermique d’électricité et d’en soustraire 10 Mt au secteur manufacturier.

Si l’on considé€re que les émissions des grands émetteurs industriels seront probablement pla- fonnées, on peut en déduire que, quand un secteur détiendra un grand nombre de permis, les autres en auront nécessairement moins. En effet, la logique veut que l’on donne aÌ€ tous les secteurs le nombre de permis dont ils ont besoin, puis qu’on multiplie leur allocation de permis par un certain ratio pour s’assurer du respect du plafond de 279 Mt. Ce ratio, c’est le facteur de réduction commun. Ce faisant, la croissance des émissions d’un secteur est répartie sur l’ensemble de l’industrie. Finalement, cela engendre aussi un transfert de fardeau des secteurs dont les émissions sont en croissance rapide vers ceux dont les émissions croissent moins vite.

Pour mesurer ce transfert, on a fait l’expérience d’attribuer le plafond de 279 Mt entre les différents grands secteurs industriels. On a alloué aÌ€ chaque secteur un plafond correspondant aÌ€ une croissance de 14 p. 100 de ses émissions de façon aÌ€ s’assurer qu’il n’y ait pas de transfert de fardeau entre les dif- férents grands secteurs.

Le tableau 3 présente les résultats de cet exer- cice. On y réalise que le facteur de réduction unique engendre un transfert de fardeau de 34 Mt du secteur des combustibles fossiles vers le secteur manufacturier et de la production ther- mique d’électricité. Encore une fois, le secteur manufacturier est désavantagé.

En résumé, l’allocation selon la production, en utilisant un facteur de réduction commun aÌ€ l’ensemble des secteurs couverts et en scindant le secteur énergétique sur la base des procédés de production, pénalise le secteur manufacturier au profit des secteurs énergétiques. L’utilisation de l’intensité moyenne en 2010, au lieu d’un stan- dard de performance, comme facteur d’intensité sectoriel empire la situation pour le secteur manufacturier.

La stratégie avancée par le gouvernement fédéral est contradictoire en ce qu’elle per- met, aÌ€ la fois, la croissance fondée sur l’exploita- tion de l’énergie fossile, tout en prétendant engager le Canada dans une démarche moins « intense » en contenu de carbone aÌ€ long terme. L’allocation de droits d’émission selon la produc- tion avantage les secteurs en forte croissance, soit ceux du pétrole et du gaz au détriment du secteur manufacturier.

Autre contradiction tout aussi grave : la stratégie que le gouvernement fédéral privilégie ne s’appuie pas, aÌ€ l’intérieur du pays, sur la mé‚me logique que lorsqu’il réclame la reconnaissance des crédits pour l’exportation d’énergie propre. Son option de différencier les différentes formes de production d’énergie en fonction de l’intrant (input) nuit, voire mé‚me incite les entreprises aÌ€ ne pas effectuer le transit des énergies fossiles (émet- trices) vers des énergies renouvelables (propres).

Ainsi, d’une part le gouvernement fédéral pré- tend que la conversion aux États-Unis aÌ€ des sources d’énergie propre d’origine canadienne doit é‚tre reconnue comme un apport du Canada aÌ€ la lutte aux changements climatiques, mais d’autre part il ne favorise pas ce type de conversion sur son territoire. En effet, le type d’allocation proposée encourage la production de pétrole, l’exploitation des sables bitumineux particulié€rement, alors que les constats scientifiques et les principes sous-ten- dus par le protocole de Kyoto supposent une réduction de la consommation des combustibles fossiles (décarbonisation de l’économie) et une réorientation vers des sources d’énergie plus écologiques.

En fait, le gouvernement canadien manifeste une vision aÌ€ tré€s court terme et introduit un biais dans l’information qu’il transmet aux entreprises. Ainsi, la formule de distribution des permis, qui tend aÌ€ réduire le fardeau sur les secteurs aÌ€ forte « intensité » en carbone, fait porter un plus grand poids aux autres. Par conséquent, le gouverne- ment fédéral véhicule un mauvais signal aux dif- férents agents économiques participant au sys- té€me. En effet, les entreprises qui ont pris des mesures de réduction ou qui n’ont pas une « intensité » d’émission élevée sont peu encou- ragées, alors que l’on proté€ge les entreprises au pire comportement.

Par ailleurs, en mettant en œuvre une telle approche, qui défavorise la conversion aÌ€ des sources d’énergie plus propres, le gouvernement fédéral se prive des réductions les moins couÌ‚- teuses au Canada et il fait ainsi supporter un fardeau indu aÌ€ la population canadienne dans son ensemble. Sa stratégie apparaiÌ‚t donc totale- ment inefficace. En conséquence :

  • les secteurs énergétique (gaz, pétrole, électricité) et manufacturier devraient é‚tre distin- gués et différenciés par des objectifs explicites et une formule d’allocation différente qui tienne compte des réductions d’émission réalisées dans certains secteurs depuis 1990 et qui n’encourage pas la croissance des émissions d’ici aÌ€ 2008;

  • suivant la logique et l’esprit d’une vérita- ble approche de type « output base », la défini- tion des secteurs devrait se faire sur la base des produits mis en marché;

  • la méthode d’allocation au niveau intérieur devrait promouvoir les énergies moins émettrices de manié€re aÌ€ inciter un transfert vers ces formes d’énergie. Concré€tement, on devrait utiliser comme étalon de mesure, lors de l’attri- bution des permis dans le secteur énergétique, le kWh pour l’électricité et le baril de pétrole dans le cas de la production pétrolié€re.

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