Au Canada, les manifestations en hommage à George Floyd ont montré une fois encore qu’en ce qui concerne les injustices et les inégalités liées au traitement de la différence, le Québec fait bande à part. Car, si la grande majorité des Québécois et les autorités politiques reconnaissent l’existence d’un traitement différentiel basé sur la couleur de peau, nombreux sont ceux (incluant le premier ministre François Legault) qui refusent de qualifier ce racisme de systémique. Ils estiment qu’une telle qualification étend l’accusation de raciste à l’ensemble de la société québécoise, et, pire, qu’elle offre une fausse analogie entre la situation des Noirs au Québec et celle qui prévaut aux États-Unis.
Or, si le concept de racisme systémique est sujet à discussion, la disparité des mesures policières relativement au poids démographique de certains groupes racisés demeure quant à elle incontestable : à Montréal, par exemple, un quart des interpellations policières concernent les personnes noires, alors que celles-ci représentent 10 % de la population. En matière d’emploi et de logement, des chercheurs ont aussi relevé l’existence de discriminations liées à la couleur de peau ou à l’origine ethnoculturelle. Quelle interprétation donner de ces phénomènes afin de mieux les nommer ?
Différence et asymétrie de pouvoir
Bien qu’on ne puisse établir hors de tout doute raisonnable que toutes les interpellations policières et les difficultés rencontrées dans la recherche d’un emploi ou d’un logement soient causées par des considérations raciales et ethnoculturelles, les différentes études sur ces sujets nous montrent deux choses : la persistance des préjugés et des stéréotypes à l’égard des personnes noires, et plus généralement des personnes racisées, et l’impact des différences de couleur et d’origine sur les relations de pouvoir tout comme sur l’organisation de la société. Il est certes difficile de déterminer l’étendue exacte du rôle que jouent les stéréotypes sur les Noirs dans l’institutionnalisation des rapports de pouvoir. Surtout que le cadre législatif au Québec interdit le racisme et que même le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) fournit des efforts pour lutter contre le profilage racial. Ainsi, il n’est pas exagéré de dire que sur le plan normatif et éducatif, l’organisation sociale concourt à interdire le racisme.
Loin de faire le procès de la société québécoise ou de s’enfermer dans une pensée victimaire, le concept de racisme systémique permet avant tout de nommer une réalité très bien documentée. En ce sens, c’est un outil descriptif avant d’être normatif.
Mais, l’interdiction normative et les sanctions qu’elle implique ne permettent pas d’endiguer les pratiques racistes qui, elles, peuvent être induites par la manière dont fonctionnent la structure normative et les appareils de l’État. De même, il arrive qu’au nom d’une vision de l’universel et de l’égalité citoyenne, la réflexion sur la norme ne prenne pas en considération l’effet des différences sur l’organisation de la vie commune, créant ainsi un environnement social dans lequel certains groupes sont désavantagés. C’est précisément à ces inégalités et injustices liées à la différence de couleur que fait référence le concept de racisme systémique. Et loin de faire le procès de la société québécoise ou de s’enfermer dans une pensée victimaire, ce concept permet avant tout de nommer une réalité très bien documentée. En ce sens, c’est un outil descriptif avant d’être normatif.
Inclusion et promotion de la diversité
Il est rassurant toutefois de voir que la contestation dont fait l’objet le concept de racisme systémique n’a pas empêché les autorités policières et politiques québécoises de tirer les conséquences de la mort odieuse de George Floyd. Le premier ministre François Legault s’est même engagé à trouver des solutions pragmatiques et à présenter un plan de lutte contre le racisme. Espérons que cette volonté louable ne se limite pas aux seules mesures de sensibilisation et de formation du corps policier.
Il faudra davantage inscrire la lutte contre le racisme dans une réelle politique de gestion de la diversité au Québec. L’enjeu consiste ici à mettre la question de la différence au cœur des préoccupations d’égalité politique et de justice socioéconomique. Non pas pour reconduire chaque individu à sa différence, mais pour empêcher que la différence de certains individus ne les empêche de jouir des avantages de la coopération sociale. Il s’agit donc de promouvoir une conception de l’égalité politique soucieuse de l’effet de la différence sur l’organisation de la société. Car, à certains égards et dans certaines conditions, être Noir dans une société à majorité blanche pourrait être un désavantage. C’est cette possibilité que devrait prendre en compte une politique de la diversité qui inclut une stratégie de lutte contre le racisme.
L’avantage de l’inclusion est qu’elle peut contribuer à réduire les stéréotypes sur les personnes noires en présentant à la société des compétences et des modèles autres que ceux issus de la majorité blanche.
Faire place à la différence de couleur, cela signifie prendre des engagements concernant l’inclusion et la promotion de la diversité au sein de l’État et des appareils qui l’incarnent, comme le SPVM. Bien sûr, diversifier le corps policier ne veut pas dire mettre fin aux violences à caractère raciste. Mais l’avantage de l’inclusion est qu’elle peut contribuer à réduire les stéréotypes sur les personnes noires en présentant à la société des compétences et des modèles autres que ceux issus de la majorité blanche. L’inclusion pourrait même se traduire par une meilleure estime de soi parmi les populations noires.
La question demeure entière de savoir comment la promotion de la diversité pourra à la fois favoriser une représentativité sociale des personnes noires, et contrer les préjugés et stéréotypes (les biais implicites) qui accompagnent chez certains la perception de la personne noire. Car, il faudra éviter, pour parler comme Tocqueville, que l’inégalité de représentation se grave dans les mœurs à mesure qu’elle s’efface dans les lois. Ainsi, une stratégie de lutte contre le racisme systémique ne pourra faire l’économie d’un travail, certes difficile mais indispensable, sur les représentations négatives qui déterminent les relations humaines et le rapport au réel.
Pour y parvenir, il faudra que le plan du gouvernement envisage des mesures qui prennent en compte la dimension systémique et individuelle du racisme. C’est précisément sur le plan individuel qu’il devra mobiliser les ressources éducatives et dialogiques pour combattre les automatismes qui font peser sur les populations noires les présomptions de violence et d’incivilité. Mais cette pédagogie qui vise à déraciner le racisme dans les mœurs ne pourra être efficace que si elle est complétée par une véritable lutte contre la pauvreté et le chômage qui touchent, entre autres, les populations noires. La pauvreté renforce malheureusement la stigmatisation, allant jusqu’à favoriser des constructions inconscientes associant couleur de peau et criminalité. Alors qu’en réalité, cette criminalité est d’abord le fait d’une pauvreté corrosive et de situations d’inégalités de base qui déterminent très souvent le destin de certains jeunes Noirs.
Il est vrai que le Québec, historiquement et politiquement, n’est pas l’Amérique, mais nous pouvons tirer pour nous-mêmes les enseignements de la mort tragique de George Floyd en repensant notre contrat social à la lumière de la nouvelle réalité sociologique, démographique et culturelle de la Belle Province. Dans cet effort d’actualisation politique de notre vivre-ensemble, la responsabilité des minorités dites visibles ne pourra être marginalisée. Il s’agira aussi, dans une perspective interculturelle, de savoir de quelle manière la minorité de couleur noire, par exemple, pourra participer à encourager une meilleure représentation sociale et politique d’elle-même. La lutte contre le racisme devra faire partie de ce travail collectif de refondation des « raisons communes » ― des efforts communs pour bâtir une société démocratique, juste et égalitaire ―, pour reprendre l’expression heureuse de Fernand Dumont.