En Alberta, la lutte contre le coronavirus a été plutôt efficace, et ce, malgré quelques ratés, notamment une éclosion importante de cas dans un centre de transformation de viande. De manière générale, le système de santé a bien su gérer la pandémie, permettant même au gouvernement albertain de fournir du matériel médical aux provinces les plus touchées. En revanche, la situation économique demeure difficile avec la vertigineuse chute des prix du baril de pétrole, lesquels ont même atteint des valeurs négatives. Si le taux de chômage (13 %) n’a pas été aussi mauvais qu’anticipé, l’état de l’économie demeure fort précaire ― notamment parce qu’il est peu probable que le secteur pétrolier puisse bénéficier de nouveaux investissements ―, laissant entrevoir des mises à pied supplémentaires dans les prochains mois.

C’est pourquoi l’anxiété économique des Albertains, déjà grande avant même le début de la pandémie, a continué de s’aggraver, au point de dépasser les craintes soulevées par la COVID-19. En effet, selon un sondage mené par ThinkHQ en avril, 77 % des Albertains se disent « très concernés » par l’état de l’économie, 71 % se sentent « profondément concernés » par le chômage, alors que 58 % s’estiment « très concernés » par la pandémie. Voilà des chiffres particulièrement préoccupants pour un gouvernement conservateur qui a fait du retour à « l’avantage albertain » et de l’économie la colonne vertébrale de son mandat.

Surtout qu’une autre ombre est apparue au tableau lorsque le candidat démocrate Joe Biden a annoncé qu’il annulerait, s’il était élu à la présidence américaine, le permis pour la construction du pipeline Keystone XL, un projet dans lequel le gouvernement albertain a investi 1,5 milliard de dollars, en plus d’accorder une garantie de prêt de 6 milliards à l’entreprise. Dans ce contexte d’incertitude grandissant, que peut faire le gouvernement albertain pour assurer un avenir économique à la province ?

D’abord, il faut se demander si le style combatif, caractéristique du premier ministre Jason Kenney, est toujours de mise. Par exemple, lorsque la nouvelle concernant Joe Biden est sortie, M. Kenney a immédiatement évoqué la possibilité de recourir aux tribunaux si, d’aventure, l’annulation devenait une réalité. Mais les perspectives d’une victoire devant les tribunaux paraissent minces, sinon inexistantes.

La même question se pose pour le Canadian Energy Centre, un organisme mis sur pied pour contrer le discours des opposants aux projets pétroliers et communément appelé « war room ». On peine à voir son utilité, surtout si c’est pour susciter des controverses vaines, comme cette accusation d’antisémitisme à l’égard du New York Times dans un de ses tweets en février dernier. De plus, l’existence du « centre de crise » semble avoir peu d’effets concrets, comme le montre la décision du fonds souverain de la Norvège de bannir quatre pétrolières albertaines de sa liste d’investissements. On se demande alors pourquoi le gouvernement conservateur paraît déterminé à perdre temps et argent dans des combats qu’il ne peut guère influencer. C’est une approche court-termiste, alors que l’Alberta a besoin de politiques de long terme, car le problème est structurel et pas seulement conjoncturel. Voilà qui se révèle un défi autrement plus difficile à relever pour tout gouvernement qui déciderait d’affronter lucidement les difficultés au-delà de la prochaine échéance électorale.

Plus précisément, le défi consiste à conjuguer la transition énergétique, que Jason Kenney a reconnu comme inévitable lors d’un panel à Washington en février 2020, et la diversification économique. Or cette question de la diversification hante la politique albertaine depuis les années 1970. Tous les premiers ministres, y compris Ralph Klein, ont à un moment ou l’autre parlé de la diversification économique, sans pour autant s’entendre sur la question. Le terme reste étonnamment flou. Pour certains observateurs, il s’agit de la diversification des marchés pour l’industrie pétrolière et gazière ou alors de moyens d’augmenter la capacité de raffinage. C’est ce point de vue qui avait conduit le gouvernement d’Ed Stelmach (2006-2011) à appuyer la raffinerie Sturgeon (où l’on transforme le pétrole lourd en diesel) qui vient d’entrer en opération après deux ans de retard et des gonflements de coûts, sans que l’on sache si elle sera rentable. Pour d’autres, au contraire, la diversification signifie qu’il faut transformer, et rapidement, une industrie perçue comme agonisante. D’un gouvernement à l’autre, il existe une difficulté à s’entendre sur le sens de cette diversification.

Tous les premiers ministres albertains, y compris Ralph Klein, ont à un moment ou l’autre parlé de la diversification économique, sans pour autant s’entendre sur la question. Le terme reste étonnamment flou.

Par exemple, les politiques du premier ministre Peter Lougheed, lequel insistait sur la nécessité de diversifier l’économie, oscillaient aussi entre ces différentes dimensions : dans son gouvernement, il y avait d’une part des initiatives relevant de la transformation des matières premières (par exemple avec la production d’éthane dans les années 1970) et d’autre part la volonté de développer des secteurs différents de l’économie, allant jusqu’à préconiser l’achat d’une ligne aérienne (Pacific Western Airlines). Cette oscillation se retrouvait aussi chez les néodémocrates de Rachel Notley, qui voulaient à la fois diversifier les marchés d’exportation pour le pétrole, avec l’appui aux pipelines Trans Mountain et Keystone XL, favoriser l’industrie de la pétrochimie et encourager le développement des hautes technologies. Ces ambiguïtés finissent probablement par nuire à la continuité des politiques de diversification, celles-ci allant dans des directions différentes au gré des dirigeants. Sans compter que l’indiscipline fiscale des gouvernements post-Klein et le refus de diversifier les revenus ― avec l’imposition d’une taxe de vente par exemple ― viennent s’ajouter aux problèmes de la province.

Mais jusqu’à un certain point, la lenteur du processus de transformation de l’économie repose aussi sur des dynamiques de fond qui ont façonné pendant des décennies l’économie de la région. Sans vouloir réduire l’Alberta à une simple région, son éloignement des grands centres et des ports, la nécessité des transports qui en découle et l’exiguïté du marché intérieur en raison d’une population somme toute réduite font que les changements économiques ne surviendront pas facilement, a fortiori avec un gouvernement qui s’est fait élire avec la promesse de préserver l’avenir de l’industrie pétrolière et gazière.

Le gouvernement est d’autant moins enclin à entreprendre ce processus de transformation que celui-ci impliquera fort probablement une « destruction créatrice », selon l’expression consacrée de l’économiste Joseph Schumpeter. Comme le dit un autre économiste, Christian Gollier, qui prône la nécessité pour les pays occidentaux d’adopter une taxe sur le carbone, une « transition énergétique heureuse est une utopie ». Il ne s’agit pas de sombrer dans le fatalisme, mais de rappeler que le processus de diversification conduira en Alberta à des bouleversements qui se traduiront par des gains et des pertes, sans que l’on sache avec certitude encore quels secteurs s’imposeront, ni quels avantages économiques ils apporteront comparativement à ceux engendrés par l’industrie de l’énergie. Les énergies vertes, l’agriculture, le tourisme peuvent-ils devenir les nouveaux moteurs de l’économie albertaine ? Ou alors serait-ce l’intelligence artificielle qui deviendra le « oilsands 2.0 », comme certains l’espèrent ?  Ce ne sont pas les propositions qui manquent, mais les réponses tardent encore à venir. En même temps, comme le disait Joseph Doucet, doyen de la School of Business de l’Université de l’Alberta et coauteur d’un rapport prônant la diversification : « We can’t wait forever. We can’t wait for oil prices to come back up. » Quatre ans et une pandémie plus tard, la réponse des dirigeants politiques conservateurs se fait attendre avec encore plus d’impatience.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

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Frédéric Boily
Frédéric Boily est professeur de science politique à l’Université de l’Alberta.

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