En matière de pesticides agricoles, le Canada autorise l’utilisation de 46 substances actives, interdites depuis longtemps dans d’autres pays du monde, refuse d’étiqueter l’usage d’antibiotiques en production animale et le caractère transgénique de ses produits, et est le premier pays à commercialiser un animal transgénique (le saumon) à l’insu des consommateurs. Voilà ce que souligne le rapport « L’impact de l’Accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada (AECG/CETA) sur l’environnement, le climat et la santé », remis au premier ministre français en septembre 2017 par une commission indépendante française. Ce rapport note : « Du côté canadien, en dépit de la montée des préoccupations environnementales depuis le début des années 2000, la protection de l’environnement n’est pas encore au cœur de la politique agricole canadienne et les exigences environnementales demeurent bien moindres que dans l’UE. »

Les herbicides à base de glyphosate (HBG) sont les pesticides les plus utilisés au monde avec 8,6 milliards de kilos épandus depuis 1974. Aux États-Unis seulement, 1,6 milliard de kilos ont été épandus depuis 1974, dont les deux-tiers au cours des 10 dernières années. Au Canada, l’utilisation des HBG est en hausse continue depuis 20 ans et illustre fort bien les politiques divergentes entre l’Europe et le Canada en matière de protection de l’environnement, de la santé et des consommateurs.

Rappelons que l’Union européenne a réautorisé le glyphosate de justesse, fin novembre 2017, et pour cinq ans seulement, alors que la France annonce le bannir d’ici trois ans. La décision européenne fait suite au classement du glyphosate comme agent « probablement cancérogène chez l’humain » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et répond à deux ans de vives controverses scientifiques, écologiques et sanitaires, qui, amplifiées par le scandale des « Monsanto Papers », ont été marquées par l’opposition de plus de 1,3 million de consommateurs.

Les « Monsanto Papers » désignent ces milliers de pages de documents internes de Monsanto, déclassifiés dans la foulée des poursuites intentées aux États-Unis contre le géant de l’agrochimie par plus de 3 500 victimes d’un lymphome non hodgkinien attribué au Roundup, produit phare de Monsanto-Bayer. Ces révélations ont mis en évidence l’ampleur des dangers sanitaires, des fraudes scientifiques pour les camoufler et des lacunes majeures dans l’évaluation publique des pesticides dans le monde. Or le Canada n’échappe pas à ces critiques.

En avril 2017, l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) de Santé Canada réautorisait en effet le glyphosate pour 15 ans, soit pour une période trois fois plus longue que l’Europe. Cette décision s’appuie pour l’essentiel sur des évaluations non publiées, qui proviennent de l’industrie bénéficiant de la décision et qui, déjà vieilles de 20 à 30 ans, auront alors 35 à 45 ans en 2032. À titre d’exemple, le volet toxicologique de la réévaluation s’appuie sur 125 références dont 118 sont issues de l’industrie et n’ont pas été publiées, et 7 sont non identifiables. Quant à l’examen des risques professionnels, il repose sur 9 documents, dont un de l’industrie et 7 non publiés, alors que l’évaluation des risques alimentaires s’appuie à 98 % (340 références sur 347) sur des documents de l’industrie agrochimique dont la très grande majorité date d’avant l’an 2000. Or 68 % des études scientifiques sur le glyphosate publiées dans Pubmed ont été produites au cours des 10 dernières années, comme nous le précisions dans l’« Avis d’objection à la décision de réévaluation RDV2017-01 sur le glyphosate » déposé en juin 2017 auprès de l’ARLA.

En l’absence d’un examen systématique et rigoureux de la littérature scientifique de la dernière décennie, et en l’absence de réelle prise en compte de la déclaration du CIRC et des révélations des Monsanto Papers, quelle peut être la crédibilité de l’évaluation de l’ARLA ?  Comment l’ARLA peut-elle ignorer que le glyphosate, d’abord breveté en 1964 comme chélateur de métaux (agent de détartrage) et breveté ensuite comme antibiotique, a des effets documentés de perturbation endocrinienne, de dégradation des sols et de la biodiversité, et que les autres substances des formulations commerciales d’herbicides à base de glyphosate sont jusqu’à 1 000 fois plus toxiques que le seul glyphosate ? Comment l’ARLA peut-elle faire l’impasse sur la hausse exponentielle de l’usage des HBC, multiplié par 100 dans le monde depuis la fin des années 1970, par 15 aux États-Unis et par près de 5 au Québec depuis l’introduction des organismes génétiquement modifiés (OGM) en 1996 ? Au Canada, les ventes de pesticides agricoles ont augmenté de 157 % entre 1994 et 2014, et on y compte maintenant 6 866 pesticides homologués, dont 1 000 nouveaux qui se sont ajoutés entre 2008 et 2014. Mais à la base de 66 % de ces pesticides sont seulement 10 ingrédients actifs, où trône le glyphosate, qui représente 56 % des ventes de pesticides agricoles au Canada en 2014 et 71,5 % des ventes d’herbicides.

Ces usages accrus d’HBG ont été largement stimulés par les instances canadiennes, qui ont permis dès 1996 les cultures d’OGM, notamment le maïs, le soja et le canola, dont la principale caractéristique est d’absorber des HBG sans en mourir.  Elles ont ensuite autorisé les HBG à peu près partout, allant des pâturages aux forêts, tout en élargissant leur usage à presque toutes les cultures et à toutes les étapes de production (semis et avant, levée des plants, pré- et postrécolte).

Les usages accrus d’HBG ont été largement stimulés par les instances canadiennes, qui ont permis dès 1996 les cultures d’OGM et ont autorisé les HBG dans presque toutes les cultures et à toutes les étapes de production.

Doit-on alors s’étonner qu’avec une diffusion aussi massive d’HBG dans les sols, les cours d’eau et les produits agricoles, les analyses de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) révèlent, en 2017, des résidus de glyphosate dans 30 % des aliments et même dans 47 % des fèves, pois et lentilles ? En avril 2018, les épandages prérécolte d’HBG au Canada, interdits en France et en Italie, ont d’ailleurs conduit Barilla, premier producteur mondial de pâtes alimentaires, à réduire de 35 % ses commandes de blé dur canadien en raison de résidus élevés de glyphosate.

La forte présence d’HBG dans les cours d’eau des régions d’agriculture intensive inquiètent, notamment en raison des concentrations maximales acceptables de glyphosate dans l’eau potable. Elles sont de 210 µg/l au Québec et de 280 µg/l au Canada, alors que les normes européennes sont de 0,1 µg/l, soit de 2 100 à 2 800 fois moins  élevées. Or une étude française de toxicologie générale, portant sur les effets d’un maïs OGM tolérant au Roundup et sur les effets de ce Roundup, a mis en évidence plusieurs pathologies, notamment du foie, chez les rats ayant consommé durant leur vie entière des doses d’HBG correspondant à celles autorisées en Europe dans l’eau potable. Ces résultats, confirmés par des études complémentaires, invitent donc à approfondir la recherche et à revoir les normes québécoises et canadiennes.

Compte tenu des sérieuses lacunes et omissions de l’évaluation de l’ARLA, qui ternissent la réputation du Canada, plusieurs avis d’objection à l’autorisation du glyphosate et des HBG, déposés en juin 2017, ont demandé à la ministre de la Santé de créer un comité d’examen indépendant, conformément au paragraphe 35 (3) de la Loi sur les produits antiparasitaires. Or, un an plus tard, la ministre n’a ni répondu à ces avis, ni accepté de créer un tel comité. Doit-on croire qu’au principe de précaution prévalant en Europe, et particulièrement en France, le Canada opposerait dans ce dossier un principe de procrastination ?

Doit-on croire que les obligations des instances fédérales de protéger la santé, l’environnement et les droits des consommateurs aient été inféodés, dans ce dossier, à des intérêts industriels ? C’est l’impression que donne le gouvernement canadien en occultant ainsi les risques et les problèmes tout en laissant se multiplier les usages d’HBG jusqu’en 2032… Or ni les consommateurs d’ici, ni ceux des pays européens n’en sont dupes.

Cet article a été écrit avec la collaboration d’André Comeau, de Pierre Auger, de Laure Waridel et de Marie-Hélène Bacon. Les auteurs remercient le Réseau de recherche en santé des populations du Québec (RRSPQ) pour sa contribution au financement de cette publication.

Cet article fait partie du dossier Réorienter le régime canadien de protection du consommateur.

Photo : Marche de protestation contre le renouvellement de l’autorisation du glyphosate, devant le siège de la Commission européenne à Bruxelles, le 9 novembre 2017. EPA / Olivier Hoslet.


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Louise Vandelac
Louise Vandelac est professeure titulaire au Département de sociologie et à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal. Elle est aussi directrice du CREPPA, et membre du CINBIOSE, de l’Institut Santé et société, du CRIIGEN et de Justice Pesticide.
Lise Parent
Lise Parent est écotoxicologue et professeure à l’Université TÉLUQ, responsable des programmes en sciences de l’environnement. Elle est membre du CINBIOSE, du CIRODD et du CREPPA.
Patricia Monnier
Patricia Monnier est obstétricienne-gynécologue, spécialiste en fertilité, et professeure agrégée au Département d’obstétrique et gynécologie à l’Université McGill. Elle est membre du Centre universitaire de santé et Centre de reproduction McGill, et membre du CREPPA.

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