S’il en est qui se lamentent ou s’interrogent ou cherchent des coupables après notre défaite au Conseil de sécurité des Nations unies face à la Norvège et à l’Irlande, ils perdent leur temps. Pansons nos blessures d’amour-propre et allons de l’avant, d’autant plus que nous aurons sans doute l’un des meilleurs hommes de troupe à l’avant-poste en la personne de Bob Rae, qui vient d’être nommé ambassadeur et représentant permanent du Canada aux Nations unies.

Mais M. Rae s’installe dans une institution qui, même si elle ne cesse de s’adapter, comme l’a affirmé maintes fois l’ancienne vice-secrétaire générale Louise Fréchette, n’en fait pas moins face à des défis uniques à la veille de ses 75 ans. Le consensus fragile émergeant de la victoire alliée en 1945 s’est rapidement étiolé dès les premières salves oratoires et militaires de la guerre froide, mais il a néanmoins permis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la décolonisation, l’aide aux réfugiés, des missions de tous ordres dans des conflits interminables ― introduisant notamment le concept du maintien de la paix lors de la crise de Suez ― et la lutte contre le terrorisme, surtout après le 11 septembre. Il faut souligner aussi le travail souvent exceptionnel des organismes fonctionnels subsidiaires comme la Cour pénale internationale, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et bien d’autres organisations internationales issues de ce prodigieux engagement multilatéral, déjà amorcé en 1918 par le président Woodrow Wilson.

Tout cela n’empêche pas les donneurs de leçons d’énumérer les échecs onusiens. Certes, ils sont bien réels, mais la responsabilité en incombe plus souvent aux États qui constituent l’ONU qu’à l’organisation elle-même. Il est incontestable que depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump à la Maison-Blanche, l’hostilité s’est multipliée envers l’essence même de la démarche fonctionnelle multilatérale. Il faut dire que celle-ci, déjà battue en brèche au moment de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 ― moment unique de désaccord entre les Occidentaux ―, devait subir un coup dur lors de la débâcle libyenne post-intervention au nom de la doctrine de la responsabilité de protéger. Celle-ci, malheureusement galvaudée, est plutôt perçue de nos jours dans les pays en crise comme un droit à l’intervention que veulent s’adjuger les puissances occidentales.

Aujourd’hui, la légitimité de l’ONU se trouve en butte à la montée de l’unilatéralisme, souvent associé à du populisme, qu’il soit américain, russe, turc ou chinois.

De fait, l’ONU a été souvent éviscérée de ses moyens d’action, en raison notamment du veto systématique de la Russie et de la Chine aux opérations de paix du Conseil de sécurité. Mais de toute manière, depuis la crise économique de 2008, ses plus grandes victimes, la Russie et la Chine, ont décidé que le système économique capitaliste et le modèle de la démocratie libérale en étaient à l’origine et qu’il convenait soit de tourner le modèle à leur avantage, soit de le détruire. Bien des pays ont emboîté le modèle autoritaire chinois du capitalisme d’État. Ainsi, aujourd’hui, la légitimité de l’ONU se trouve en butte à la montée de l’unilatéralisme, souvent associé à du populisme, qu’il soit américain, russe, turc ou chinois.

En fait, la question « que fera le Canada à l’ONU ? » n’a de sens que si on prend en compte la transformation profonde du monde dans les dernières décennies, au point de ne plus se souvenir de l’esprit de concorde à la suite de la chute du mur de Berlin. Rappelons l’absorption de la Crimée par la Russie, Daesh, la guerre en Syrie, les espoirs déçus du « printemps arabe », le martyr du Yémen, la pérennité du terrorisme, le massacre des Rohingyas, l’éviscération de la nation ouïghoure, la crise migratoire…, événements dont la plupart, pourtant au cœur de la situation internationale, se sont produits en grande partie en marge de l’action des Nations unies, alors que hormis en Afrique, dont le Mali, l’ONU ne joue souvent qu’un rôle mineur. Par ailleurs, l’avènement de Trump, des phénomènes comme le Brexit ou l’illibéralisme de pays d’Europe de l’Est illustrent le délitement du consensus intégrateur, affaiblissant le leadership occidental au moment où la Chine émerge comme la puissance de demain, que la Russie rêve d’un retour impérial et que les deux leaders ont presque l’éternité devant eux.

Le monde est à la croisée des chemins au moment où le centre de gravité du globe se déplace de l’Occident vers l’Asie, de l’Atlantique vers le Pacifique. Les événements semblent défier la sagesse conventionnelle quant à l’évolution du système international, et on a l’impression d’un déracinement de certains fondements qu’avec arrogance ou naïveté, nous pensions être la base de l’ordre international, dont les normes et institutions fondées sur l’État de droit. Tout cela semble souligner l’incapacité du système international multilatéral de réguler les crises qui l’affectent, en dépit de certains efforts au sein de la communauté internationale ― notamment la Conférence de Paris du président français Emmanuel Macron, qui se veut un mécanisme de relance entre dirigeants « de bonne volonté ». En fait, les dernières années montrent un délitement des mécanismes multilatéraux, même si dans certaines des situations citées plus haut, il existe une présence des Nations unies. Mais dans les crises majeures, elle semble n’être qu’un appoint, parfois de sortie de crise, et parfois de substitut à un blocage entre les puissances en ligne.

De fait, la crise institutionnelle à l’échelle du monde résulte d’une perte de confiance envers la diplomatie multilatérale, ce qui affecte aujourd’hui la capacité de désamorcer les crises de façon précoce et encore plus de les résoudre une fois qu’elles ont éclaté.

De fait, la crise institutionnelle à l’échelle du monde résulte d’une perte de confiance envers la diplomatie multilatérale, ce qui affecte aujourd’hui la capacité de désamorcer les crises de façon précoce et encore plus de les résoudre une fois qu’elles ont éclaté. Cette crise institutionnelle touche aussi bien l’ONU que l’OTAN. L’Alliance atlantique, aujourd’hui, devrait être le fer de lance occidental tant face à Vladimir Poutine qu’à Xi Jingping, mais ses membres européens ont subi les assauts plutôt légitimes de Trump pour leur refus de reconnaître que les moyens de l’Alliance n’étaient plus à la hauteur de son langage. Cependant, au milieu de leurs divisions internes ― dont la crise du Brexit et l’illibéralisme de plusieurs pays est-européens ―, certains Européens commencent à penser à une défense européenne indépendamment de l’OTAN, ajoutant à l’incertitude devant la progression déterminée de la Chine et les menées de la Russie.

S’il y a un domaine où, en dépit de moyens pitoyables, l’ONU a voulu faire sa marque, c’est dans le développement, en énonçant d’abord les objectifs du Millénaire pour les pays en développement, puis les objectifs du développement durable (ODD) pour l’ensemble de la planète d’ici à 2030. Mais le secrétaire général António Guterres reconnaît lui-même la faiblesse des résultats, alors que le monde entier est plus que jamais frappé d’inégalités croissantes, de moins en moins tolérables :

Comme les États Membres l’ont reconnu lors du sommet sur les ODD en septembre dernier, les efforts mondiaux à ce jour n’ont pas été suffisants pour apporter le changement dont nous avons besoin, mettant en risque la promesse de l’Agenda pour les générations actuelles et futures. Aujourd’hui, en raison de la Covid-19, une crise sanitaire, économique et sociale sans précédent menace les vies et les moyens de subsistance, rendant la réalisation des Objectifs encore plus difficile.

Si on voulait une preuve de la déliquescence du multilatéralisme avec l’avènement de Trump, rappelons que depuis son élection, les États-Unis sont le seul pays de l’OCDE et du G20 à n’avoir pas soumis de rapport sur leurs avancées au titre des ODD. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de progrès, la société civile s’étant chargée de faire avancer le travail auprès des communautés partout dans le pays.

La relève, amorcée dans bien des cas par la société civile ou des philanthropes comme Bill Gates, illustre une sorte de crise de gouvernance planétaire, les gouvernements étant de moins en moins capables de répondre aux besoins de leurs populations dont les exigences sont de plus en plus disparates. Qu’il s’agisse des « gilets jaunes », des manifestants chiliens, vénézuéliens, hongkongais, boliviens et autres, ou de l’incurie politique aux États-Unis, les institutions nationales ou ceux qui les dirigent n’ont plus de réponses à offrir. Dans un certain sens, les ODD sont une forme de schéma pour le long terme ; mais sans appropriation véritable trans- et multinationale, le vide ne sera pas comblé.

La crise du monde occidental ne se limite pas au phénomène Trump ; le bouleversement des rapports tant avec la Russie qu’avec la Chine tend à occulter de nos jours le rappel que l’épisode de l’État islamique a donné au monde, à savoir le rôle ou l’exploitation de la religion (Sainte-Sophie !) dans l’évolution politique des sociétés, l’extrémisme et le radicalisme religieux agressant littéralement les convictions civilisationnelles conventionnelles. La montée de l’intolérance religieuse remet en cause les valeurs et les cultures que le système multilatéral eurocentrique croyait ou voulait universelles. Le dialogue des civilisations, plus noble parodie que réalité, n’a pu crever l’abcès faute d’humilité de part et d’autre, et parce que débouchant sur aucune action concrète. Mais l’échec vient surtout de ce que l’accent a été mis sur la lutte contre le terrorisme. Le multilatéralisme et ses institutions ont exacerbé la situation plutôt que d’apporter des réponses.

Si nous voulons que l’état du monde change, nous devons accepter d’avoir fait preuve d’orgueil en nous illusionnant sur le triomphe de la démocratie, alors que le nombre de vraies démocraties dans le monde ne cesse de s’amenuiser. Il suffit de lire le rapport du rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression, qui a accusé récemment la Maison-Blanche d’avoir monté une « attaque » contre les médias. Le rapport évoquait un « effet Trump » délétère pour la liberté de la presse dans le monde.

Dès lors, faut-il s’inquiéter du mandat de l’ambassadeur Rae ? Que non ! C’est plutôt l’ampleur des défis qui fait frémir. En espérant que le premier ministre lui laisse la corde longue, ce qu’on peut demander à notre nouveau représentant permanent à l’ONU, c’est ― un peu comme le Petit Prince de Saint-Exupéry ― de nous « faire un dessein » de l’organisation universelle, de nous aider à ne pas céder à une certaine résignation, de retrouver nos repères et de nous faire mieux percevoir les possibilités d’action.

Peut-être peut-il mobiliser ses collègues et appuyer le secrétaire général dans ses efforts contre le repli sur soi de la plupart des membres face au délitement de l’ordre mondial. Il pourrait chercher à faire accepter la création de passerelles entre différents secteurs. Par exemple, en matière d’environnement, œuvrer en vue d’un consensus multilatéral entre économie et écologie. Il est temps peut-être pour l’ONU de s’intéresser plus directement aux mouvements sociaux, non pas exclusivement en termes politiques mais bien d’évolution de la civilisation. La question des réfugiés compte beaucoup pour notre nouvel ambassadeur et correspond aux valeurs canadiennes. Nul doute que ce sera un de ses chevaux de bataille.

Plus globalement, le retrait américain de l’action multilatérale pourrait offrir l’occasion d’une réflexion sur une éventuelle refonte de certaines initiatives par-delà les groupements onusiens traditionnels. Il faut sortir de la vision unimodale du multilatéralisme et en revoir les fondements à partir d’une série de modèles et de modalités à vitesses et proportions variables ― modèles globaux, régionaux, fonctionnels, économiques, politiques ―, et donc permettre à chacun d’en prendre ce qu’il lui en faut. Dans un sens, il faut désidéologiser le multilatéralisme, car pour beaucoup, c’est bien plus un moyen qu’une philosophie.

Enfin, il est essentiel de retrouver le sens du dialogue, la civilité dans les relations humaines, bref, revenir à la diplomatie en se rappelant que tout adversaire n’est pas automatiquement un ennemi.

Photo : Shutterstock / Osugi

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Ferry de Kerckhove
Ferry de Kerckhove est conseiller du recteur en matière de sécurité, femmes et paix, et professeur à temps partiel à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales (ESAPI) de l’Université d’Ottawa. Ancien diplomate canadien, il a été haut-commissaire au Pakistan et ambassadeur en Indonésie, au Timor-Leste et en Égypte.

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