La révolution numérique a transformé le paysage télévisuel à tous les points de vue : conception, écriture, développement, produc­tion et diffusion. À l’échelle internationale, les services en ligne concurrencent directement les entreprises de radiodiffusion réglementées par l’État, leur enlevant des revenus publicitaires et du public. Au Québec, même si la barrière linguistique en ralentit le taux de pénétration, ces services n’en constituent pas moins une menace réelle pour la télévision réglementée, ce véritable miroir de la société qui continue à assurer une présence, à exercer un pouvoir et à stimuler une passion auprès du grand public.

La réussite des plateformes en ligne dépend de plus en plus de la diffusion de la vidéo. Même si certains sites produisent des contenus originaux, ils n’attirent cependant que de la publicité peu payante et, à ce titre, ne font que mimer les journaux quotidiens. Car pour attirer de la publicité à gros budget, les médias numériques doivent intégrer des annonces publicitaires dans les vidéos qu’ils diffusent. YouTube, par exemple, a choisi un modèle particulier de télévision, un service d’hébergement de vidéo, mais qui inclut de la publicité comme la télévision généraliste. Netflix, par contre, a préféré un modèle de vidéo sur demande par abonnement mensuel, sans publicité, qui s’apparente à certains services télévisuels facultatifs canadiens. Toutefois, ces deux plateformes ne sont essentiellement que des chaînes de télévision non réglementées qui ont adopté un modèle financier calqué sur la télévision réglementée.

Les médias numériques ne peuvent réussir sur le plan financier qu’en adoptant le modèle d’af­faires de la télévision réglementée sous une forme ou sous une autre. Or, en ce qui concerne la diffusion d’émissions de qualité, les services de programmation en ligne ne financent que peu de contenu canadien original, et encore moins de contenu en français. Ce sont notamment les émissions de qualité professionnelle, telles que les séries dramatiques, les documentaires d’auteur et les émissions pour enfants, qui sont sous-représentées dans ces médias.

En règle générale, la Loi sur la radiodiffusion a servi convenablement la télévision de langue française au Québec et au Canada jusqu’à présent. Bien qu’il soit possible de l’améliorer, les modifications législatives nécessaires ne concernent que quelques questions précises.

Tout d’abord, la propriété canadienne du système de radiodiffusion constitue une condition sine qua non du maintien et de la valorisation de l’identité nationale et de la souveraineté culturelle canadiennes. Au Canada, on considère que certaines activités ne doivent pas être subordonnées à l’économie de marché sans intervention de l’État. Le secteur de la défense nationale en est un exemple. Personne ne proposerait sérieusement de confier la défense armée du Canada à des entreprises étrangères, même si cela devait entraîner des économies. Le même raisonnement s’applique à la défense de l’identité nationale et de la souveraineté culturelle. Ces domaines constituent des biens publics indissociables de la nature d’un pays souverain. C’est pourquoi il faut s’assurer que le système canadien de radiodiffusion demeure effectivement sous le contrôle des Canadiens ― conformément aux instructions du gouverneur général en conseil au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) (inadmissibilité de non-Canadiens).

S’il est vrai que plusieurs entreprises de télédiffusion connaissent des difficultés financières dues à la concurrence issue des services offerts en ligne, ces problèmes n’émanent ni des objectifs ni des grandes lignes de la Loi sur la radiodiffusion. En majeure partie, leurs difficultés financières actuelles trouvent leur origine dans le refus du CRTC d’exercer tous les pouvoirs que lui confère l’actuelle Loi. Le Conseil persiste ainsi à maintenir l’ordonnance d’exemption relative aux entreprises de radiodiffusion de médias numériques dans sa forme actuelle, ordonnance qui exempte les services en ligne de toute réglementation par le Conseil, au lieu de les assujettir à certaines exigences.

Il n’en reste pas moins que la télévision doit s’adapter à l’ère numérique. De notre point de vue, il ne s’agit pas de ralentir la progression inexorable des services audiovisuels numériques, mais plutôt de s’assurer que de tels services respectent l’actuel cadre culturel et financier de la radiodiffusion canadienne.

De fait, la définition de la radiodiffusion dans la Loi sur la radiodiffusion actuelle englobe les services audiovisuels en ligne comme Netflix et les entreprises GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), la radiodiffusion étant décrite comme la transmission « à l’aide d’ondes radioélectriques ou de tout autre moyen de télécommunication d’émissions encodées ou non et destinées à être reçues par le public à l’aide d’un récepteur ». Lors de toute révision de la Loi, il serait avisé de reconnaître explicitement cet état de fait et, par conséquent, de confirmer dans la nouvelle Loi que les services en ligne en font partie intégrante. Ainsi pourraient-ils être appelés à « contribuer, de la manière qui convient, à la création et la présentation d’une programmation canadienne » [article 3(1)(e)], comme la présente Loi l’exige des autres participants au système. À l’heure actuelle, les grandes entreprises de radiodiffusion que constituent les services audiovisuels en ligne ne sont pas traitées sur un pied d’égalité avec les entreprises de radiodiffusion réglementées. Nous pensons qu’il faut assurer un traitement équitable des entreprises audiovisuelles actives au Canada (selon le principe de la neutralité technologique), et ce pour toutes les plateformes, qu’elles soient en ligne ou non.

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Nous pensons qu’il faut assurer un traitement équitable des entreprises audiovisuelles actives au Canada, et ce pour toutes les plateformes, qu’elles soient en ligne ou non.

Certaines entreprises de télécommunication fournissent aussi des services d’Internet et ont parfois un rôle à jouer dans la sélection de contenu canadien et étranger par leurs abonnés quand, par exemple, un téléphone intelligent fait des recommandations de services de programmation de radiodiffusion. En cette capacité, ces fournisseurs de services d’Internet (FSI) agissent alors comme des entreprises de distribution de radiodiffusion, parce qu’ils contribuent à la sélection de contenu et à sa mise à disposition sous forme de for­faits. À ce titre, nous considérons que les FSI devraient aussi être assujettis à la Loi sur la radiodiffusion et réglementés de façon équitable par rapport aux autres entreprises de distribution de radiodiffusion (comme les câblodistributeurs et les services de radiodiffusion par satellite).

Pour répondre aux exigences d’une décision de la Cour suprême de 2012, il faudrait modifier la définition des concepts de « radiodiffusion » et d’« entreprise de radiodiffusion » de manière à placer Internet et les FSI clairement sous l’égide de la Loi lorsqu’ils fournissent l’accès par Internet à la radiodiffusion demandée par les utilisateurs. De cette façon, tous les éléments du système canadien pourraient être appelés à contribuer, de la manière qui convient, à la création et à la présentation d’une programmation canadienne, telle que précisée dans la Loi.

Alors que des avancées technologiques pourraient sembler outrepasser la surveillance étatique et ainsi justifier une élimination du système de licences actuel, la régulation de l’entrée dans le marché demeure un instrument important pour s’assurer qu’un système médiatique servira l’intérêt public ― même à l’ère numérique. L’accès au marché canadien doit s’accompagner de certaines exigences. Par exemple, en 2015, le CRTC s’est prévalu de son pouvoir d’exemption en créant une nouvelle catégorie de service de vidéo sur demande « hybride », qui enlève au titulaire l’obligation de détenir une licence de radiodiffusion, tout en y ajoutant des règles d’admissibilité, notamment l’obligation d’offrir le service sur Internet (moyennant un tarif) à tous les Canadiens. L’ordonnance d’exemption relative aux entreprises de distribution de radiodiffusion terrestres desservant moins de 20 000 abonnés constitue un autre exemple de l’approche par exemption de licence du CRTC qui sert l’intérêt public.

Il y a beaucoup d’acteurs sur la scène de la radiodiffusion, et le CRTC ne pourra les réglementer individuellement, d’autant que la pression de traiter tout le monde sur un même pied ne cesse d’augmenter. Il faudrait prévoir un régime de réglementation fonctionnant encore avec des licences sur une période de plusieurs années, avec à long terme une transition vers un système de réglementation fonctionnant largement par ordonnances d’exemption de licence, assorti de conditions appropriées. Un tel régime laisserait dans un premier temps une certaine marge de manœuvre au CRTC quant à la rapidité avec laquelle les licences des différentes catégories de radiodiffusion seraient annulées et remplacées par de telles ordonnances d’exemption. Pour s’assurer d’une évolution ordonnée et opportune lors de toute révision de la Loi sur la radiodiffusion, le gouvernement canadien devrait pouvoir continuer à donner des instructions d’application générale prévues par la Loi actuelle sur les questions d’intérêt national qui le préoccupent.

Photo : Shutterstock / VDV


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Robert Armstrong
A former economics professor, Robert Armstrong is a broadcasting consultant to francophone associations. He is the author of Broadcasting Policy in Canada (2nd edition, UTP, 2016) and La télévision au Québec : miroir d'une société (PUL, 2019).

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