Depuis le 10 février 2004, date ouÌ€ la vérificatrice générale du Canada (VGC), Sheila Fraser, a déposé son rapport sur les activités de commandite, de publicité et de recherche sur l’opinion publique, le cynisme politique est aÌ€ son apogée au Canada. Si ce rapport n’a pas surpris les analystes qui suivent l’évolution de ce dossier depuis plus de deux ans, il nous a cependant donné beau- coup de munitions pour confirmer qu’il s’agit laÌ€ d’un scan- dale politique plutoÌ‚t qu’un simple dérapage administratif. Si l’on se fie aux sondages d’opinions pré-électoraux, la popu- lation semble elle aussi de cet avis, car elle boude le PLC du premier ministre Martin que d’aucuns croyaient déjaÌ€ couronné, il y a de cela quelques mois aÌ€ peine.

Une analyse minutieuse du rapport de la vérificatrice per- met de comprendre que la stratégie initiale des libéraux ne pouvait pas tenir la route tré€s longtemps. En effet, l’équipe de Paul Martin a tenté, dans un premier temps, d’orienter tout le débat sur les suites aÌ€ donner au rapport de Mme Fraser vers la thé€se d’un scandale administratif, dont serait responsable un petit groupe de 14 fonctionnaires véreux qui auraient violé toutes les ré€gles administratives, qui servent en principe aÌ€ prévenir la mauvaise utilisation des deniers publics, ainsi que toutes les ré€gles élémentaires concernant l’attribution des con- trats, la sélection des partenaires et la gestion des contrats. Devant la marée de critiques venues de l’opposition et face au sentiment de consternation qui traversait l’opinion publique canadienne, le premier ministre Paul Martin a duÌ‚ réviser sa position dé€s le 12 février 2002, soit deux jours apré€s la sortie du rapport, et reconnaiÌ‚tre qu’il y avait probablement des com- mandes politiques aÌ€ l’origine de ce dérapage systématique.

D’aucuns diront que les commentaires les plus explicites du rapport Fraser interpellent les fonctionnaires et les gestionnaires de la Direction générale des services de coordination des com- munications au sein du ministé€re (DGSCC) plutoÌ‚t que les élus. Mais il faut bien comprendre, et madame Fraser l’a répété aÌ€ plusieurs reprises, que son mandat se limitait exclusivement aÌ€ « vérifier les pratiques de gestion et certaines actions » des fonc- tionnaires. Si elle ne pouvait donc pas pointer directement du doigt les responsables politiques, son insistance sur la portée limitée de son mandat nous oblige aÌ€ comprendre que ce n’est pas parce qu’elle ne peut explicite- ment critiquer que le comportement des fonctionnaires, qu’ils sont nécessaire- ment les seuls coupables, voire mé‚me les vrais coupables.

En fait, dé€s le point 3.21 de son rap- port, on apprend que les fonctionnaires du programme n’avaient aucun controÌ‚le sur le processus décisionnel. Ils devaient se limiter aÌ€ faire un travail d’exécution. AÌ€ la lecture du rapport, il est clair que le processus décisionnel était centralisé entre les mains du directeur exécutif de la DGSCC. Ce dernier relevait directement du sous-ministre et « avait accé€s directe- ment avec le ministre et son personnel, ce qui réduisait encore plus le jeu des méca- nismes habituels de controÌ‚le et de surveil- lance ». Si l’on se fit aÌ€ l’organigramme présenté par la vérificatrice générale, l’un des problé€mes dans le programme des commandites était justement le lien qui reliait le Bureau du ministre avec la direc- tion de ce programme.

D’apré€s la vérificatrice, le ministre de Travaux publics et Services gou- vernementaux Canada (TPSGC) peut difficilement dire qu’il ne connaissait pas la nature du fonctionnement parti- culier de ce programme, puisqu’il était régulié€rement informé par le respon- sable lui-mé‚me. Or, ceux qui connais- sent les bureaucraties modernes savent tré€s bien que cette proximité entre le directeur exécutif du programme et le bureau du ministre est inhabituelle et atypique, car elle brise le lien hiérar- chique entre le directeur et le sous- ministre, ou mé‚me le sous-ministre adjoint, et brouille la chaiÌ‚ne d’im- putabilité. Ce lien atypique n’aurait pas pu se mettre en place sans l’autori- sation du bureau du ministre.

En plus de nous faire comprendre que c’est le bureau du ministre qui cau- tionnait ouvertement la structure de décision atypique de la DGSCC, le rap- port de la vérificatrice nous démontre que le ministre était lui-mé‚me un acteur clé de la gestion arbitraire de ce pro- gramme. En effet, les points 3.27, 3.28, 3.61, 3.62, 3.663 prouvent que le mi- nistre a directement pris part aux décisions sur la sélection de certaines des activités aÌ€ financer et a renversé cer- taines décisions qui avaient été prises par les administrateurs du programme.

Les travaux du Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes, mandaté en février 2004, pour examiner les recommandations du rapport de la vérificatrice générale, les chapitres 3, 4 et 5 de ce rapport en particulier, confirment, aÌ€ notre avis, la thé€se d’un scandale politique.

Le comité remet habituellement un rapport aÌ€ la Chambre des communes, une fois les audiences terminées. Cette fois-ci, un rapport préliminaire devait é‚tre produit. Mais le 13 avril, le comité décidait qu’il ne disposait pas encore de toute l’information nécessaire pour rédi- ger ce rapport, plusieurs témoins impor- tants n’ayant pas encore comparu.

Pour notre part, et malgré la con- fusion entourant le déroulement des audiences, nous croyons qu’il y a suf- fisamment d’informations pertinentes pour faire un premier bilan. AÌ€ notre point de vue, la thé€se du dérapage administratif ne tient pas la route.

Dans son témoignage, l’ex- ministre Alfonso Gagliano n’a jamais accepté les conclusions de la vérificatrice générale. Pour contredire les critiques du rapport Fraser, M. Gagliano a affirmé que, selon lui, toutes les lignes de conduite du Conseil du Trésor étaient respectées par les sociétés gouvernementales dont il avait la charge. Selon lui, il n’y aurait pas eu de transgression systématique des ré€gles d’attribution des contrats.

Il a également fait valoir la thé€se que s’il y avait eu des irrégularités dans son ministé€re, il n’en était pas respons- able parce qu’« un ministre n’a ni le temps, ni la liberté de diriger son ministé€re ». Or, cette vision est en complé€te contradiction avec l’interprétation tradi- tionnelle que l’on a de la responsabilité ministérielle. Sans é‚tre responsable de toutes les déviances indi- viduelles commises dans son ministé€re, un ministre doit au moins reconnaiÌ‚tre sa respon- sabilité dans le bon fonctionnement de ce dernier et dans la saine gouvernance des programmes qu’on y gé€re.

Les témoignages d’Huguette Trem- blay, chef des projets spéciaux, qui assumait la gestion quotidienne du pro- gramme des commandites, d’Isabelle Roy, ex-employée du cabinet Gagliano devenue fonctionnaire responsable de la liaison entre le Cabinet et la direction du programme, et d’Allan Cutler, qui négociait des contrats avec les agences de publicité pour la DGSCC, apportent un éclairage totalement différent sur le déroulement des événements.

Huguette Tremblay a d’abord cor- roboré le fait qu’il existait un lien direct, aÌ€ l’époque, entre le ministre (et son bureau) et le directeur exécutif du pro- gramme (Charles Guité d’abord, puis son successeur Pierre Tremblay). Elle a ainsi affirmé que « le processus décision- nel, au niveau de l’approbation de la commandite, relevait du directeur exé- cutif, qui, lui, recevait ses instructions, dans la tré€s grande majorité des cas, du ministre Gagliano lui-mé‚me ou de son cabinet. En effet, les directeurs exécutifs rencontraient le ministre personnelle- ment aÌ€ son bureau en moyenne une fois par semaine ». Des rapports directs qui allaient jusqu’aÌ€ prendre la forme d’une ingérence en bonne et due forme dans l’octroi des contrats.

Elle a aussi affirmé que Jean Pelletier, du bureau du premier mi- nistre Jean Chrétien, et Jean-Marc Bard (chef de cabinet d’Alfonso Gagliano aÌ€ la suite du départ de Pierre Tremblay vers le programme des commandites) communiquaient avec Charles Guité. Contrairement aÌ€ M. Gagliano, M. Pelletier a reconnu avoir suivi l’évolu- tion du dossier des commandites et avoir validé directement le choix d’une vingtaine de sélections faites par le groupe de M. Guité.

Le témoignage d’Huguette Tremblay permet d’expliquer pourquoi M. Ran Quail, le sous-ministre de l’époque aÌ€ TPSGC, était pour l’essentiel exclu du processus décisionnel du pro- gramme. Si l’on suit Mme Tremblay, la direction du programme était dictée par les hautes instances politiques, alors que la gestion courante et l’exécu- tion étaient assumées par un petit groupe de trois ou quatre personnes : Charles Guité (puis Pierre Tremblay), Isabelle Roy, ancienne employée du cabinet de Gagliano, et elle-mé‚me.

Pour raffermir cette thé€se de l’ingérence politique formelle et de la soumission primaire des administrateurs du programme, Huguette Tremblay a confirmé que le processus décisionnel, au niveau de l’approbation de la commandite, relevait du directeur exécutif, qui, lui, recevait ses instruc- tions, dans la tré€s grande majorité des cas, du ministre Gagliano lui-mé‚me ou de son cabinet. Elle va mé‚me un peu plus loin, lorsque, aÌ€ la question posée par M. Jason Kenney, « AÌ€ votre avis, il serait raisonnable et exact d’affirmer qu’il y a eu de l’ingérence politique dans la gestion du programme et l’ap- probation des contrats », elle répond immédiatement : « Effectivement, c’est ce que je crois ».

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Isabelle Roy a également déclaré que le ministre rencontrait Charles Guité au moins une fois par mois, par- fois mé‚me une fois par semaine, pour prendre connaissance de chacune des demandes de financement. Mme Roy a affirmé que, lorsque M. Guité se rendait au bureau du Ministre Gagliano, ce n’était que pour discuter du programme des commandites. Selon elle, le ministre « épluchait personnellement chacune des demandes de financement en vertu du programme et décidait de la suite aÌ€ leur donner ».

De son coÌ‚té, Allan Cutler a rap- porté devant le Comité des comptes publics tout ce qu’il savait sur les irrégularités commises au programme des commandites entre les mois de février 1995 et février 1996. On peut dire qu’il a été le premier aÌ€ sonner l’alarme au niveau des irrégularités dans la gestion de ce programme.

Lors de son témoignage devant le comité, Allan Cutler a démontré, do- cuments aÌ€ l’appui, que son directeur, Charles Guité, avait obtenu dé€s mars 1995 le pouvoir d’autoriser les dépenses de publicité et les dépenses con- nexes aÌ€ la publicité pour Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) et que M. Guité pouvait aÌ€ ce moment-laÌ€ autoriser les dépenses, choisir l’agence, approuver les modalités des con- trats, confirmer que les travaux avaient été exécutés et autoriser le paiement.

Lors de son témoignage, Charles Guité a soutenu que le bureau du premier ministre Jean Chrétien et les ministres Alfonso Gagliano et David Dingwall ne s’étaient jamais mé‚lés de la sélection des agences qui se partageraient les contrats de comman- dite, mais qu’ils avaient « offert une contribution et des décisions en ce qui a trait aÌ€ des événements qui étaient commandités et en ce qui concerne leur allocation aÌ€ des firmes particulié€res ».

Contre toute attente, l’élément cen- tral de son témoignage fut ses révéla- tions sur les interventions du bureau de M. Martin dans le processus de sélection d’agences de publicité dans un contexte étranger au programme des commandites. En bout de ligne, ce témoignage ressemble étrangement aÌ€ un ré€glement de comptes aÌ€ l’égard de M. Martin. L’évaluation différenciée des rapports qu’il a eus avec les gens du clan Martin et avec ceux du clan Chrétien dénote aÌ€ quel point M. Guité est marqué par une logique de partialité problématique et douteuse. En effet, comme le disait un parlementaire de l’opposition, M. Guité interpré€te les intrusions des membres du clan Chrétien comme des relations nor- males et sans interférence, alors que les rapports qu’il a eus avec les gens du clan Martin sont automatiquement placés dans la logique d’ingérence politique.

M. Guité a aussi accusé d’inter- férence Ralph Goodale, alors qu’il était ministre de l’Agriculture en 1995, et il s’est également acharné a jeté le doute sur le témoignage d’Allan Cutler, l’ac- cusant d’avoir falsifier les dossiers des commandites. Une affirmation qui n’a pas semblé avoir été prise au sérieux par les membres du comité, puisque non appuyée par des preuves tangibles.

Enfin, un autre élément important du témoignage de Charles Guité force le Comité des comptes publics aÌ€ faire témoigner son remplaçant, Pierre Tremblay, pour faire la lumié€re sur ce scandale. En effet, M. Guité a affirmé aÌ€ plusieurs reprises que les documents man- quants aux dossiers, une des constata- tions de la VGC, étaient présents aÌ€ son départ de la fonction publique en 1999.

En éthique gouvernementale, le manque de transparence et la com- plexification volontaire des transactions nous mé€nent toujours aÌ€ douter de la légitimité et de la légalité de ces transac- tions. Comme le dit si bien Alain Etchegoyen, « si é‚tre responsable, c’est bien vouloir répondre de ses actes, il est clair qu’aucun corrupteur ne peut répondre de son acte de corruption. C’est pourquoi, d’ailleurs, la corruption [et on pourrait dire la mé‚me chose des conflits d’intéré‚ts et de toutes les formes de détournement de fonds publics] est toujours cachée, dis- simulée et, en cas d’investiga- tion, toujours niée ».

On peut dire que les témoignages de plusieurs agents publics devant le Comité des comptes publics n’ont rien fait pour endiguer la nébulosité mal- saine qui flotte sur la gestion des fonds publics aÌ€ Ottawa. Au con- traire, la multiplication des men- songes grossiers, des demi-vérités et autres euphémismes n’a rien fait pour redonner confiance aÌ€ la population canadienne déjaÌ€ bien ancrée dans le tourbillon du cynisme et mé‚me du mépris aÌ€ l’égard du milieu politique et des institutions publiques.

On a eu beau tout faire pour éviter de parler des liens incestueux qui liaient ceux qui avaient la capacité de donner les contrats de commandites aux agences de publicité et ces dernié€res, on ne pourra pas nous enlever de l’esprit que leur proximité ne peut pas é‚tre le fruit du hasard. Quand on fait la liste des noms de tous ceux qui sont impliqués dans ce scandale, qu’ils soient politi- ciens, administrateurs publics (y com- pris les responsables des sociétés d’État) ou propriétaires de firmes de publicité, il y a un lien qui les rassemble tous : ils sont tous des partisans de l’aile québé- coise du Parti libéral du Canada. Cette proximité des acteurs est telle que l’on a constaté qu’ils sont souvent des amis personnels qui se fréquentent lors de rencontres dans des chalets, lors de par- ties de pé‚che ou encore qui s’hébergent entre eux. Bref, la frontié€re est bien mince entre ce qui relé€ve ici du public et ce qui est de l’ordre du privé.

Il ne nous reste qu’aÌ€ souhaiter que la Commission spéciale que dirigera le juge Gommery nous permettra d’en savoir davantage sur les relations réelles entre ces intervenants. En espérant que les procureurs de cette commission pourront amener aÌ€ la barre tous les témoins nécessaires pour nous permet- tre d’aller au fond des choses. Y compris M. Chrétien et ses lieutenants qui ont également été éclaboussés par le rapport Fraser, qui s’interrogeait sur la compli- cité silencieuse des plus hautes instances du gouvernement aÌ€ maintenir une opa- cité malsaine autour de ce programme. Le rapport indique en effet, qu’étant « donné l’importance des objectifs » et « l’importance des dépenses », « nous nous serions attendus aÌ€ ce que le gou- vernement fournisse au Parlement au moins une description du programme, ses objectifs, ses dépenses et les résultats obtenus ». Ces lacunes constituent des entorses graves au principe de la démoc- ratie parlementaire. Comme dans tous les bons téléromans, nous devrons attendre l’automne prochain pour découvrir la suite de cette saga familiale.

En attendant, le nouveau premier ministre ne peut plus, non plus, se cantonner dans le silence et nous dire qu’il ne savait rien. La connaissance maintenant acquise de la nébulosité de ce programme, de l’absence de ré€gles, de normes, de crité€res de sélection et d’éva- luation, de plan stratégique et de toutes les autres formes d’informations néces- saires, habituellement, pour aller chercher des fonds aupré€s du Conseil du Trésor, nous oblige aÌ€ nous poser des questions fondamentales sur le roÌ‚le qu’a joué M. Martin dans ce dossier. Mme Sheila Copps a raison de dire que en tant que vice-prési- dent du Conseil du Trésor, M. Martin a obligatoirement été informé de ce dossier problématique.

Avec l’aide de la ministre Lucienne Robillard, l’ex-présidente du Conseil du Trésor, le premier ministre Martin devra rapide- ment expliquer aux Canadiens et aux Canadiennes depuis quand le Conseil du Trésor se permet de dépenser plus de 200 millions de dollars sans exiger un canevas de normalisation (normes, crité€res, seuil des dépenses autorisées et analyses des résultats antérieurs). L’un comme l’autre devront nous dire s’il s’agissait laÌ€ d’une façon courante d’attribuer les deniers publics aux ministé€res et organ- ismes publics, lorsqu’ils étaient aÌ€ la té‚te du Conseil du Trésor.

Si M. Martin maintient son discours qui plaide son ignorance aÌ€ l’é- gard de l’existence de ce gaÌ‚chis, il devra nous expliquer pourquoi il a abdiqué aÌ€ ses responsabilités de gardien de la bonne gestion des fonds publics. Il devra nous dire combien d’autres mil- lions ont été donnés aÌ€ gauche et aÌ€ droite sans que les demandes soient jus- tifiées avec toute la rationalité compt- able nécessaire. Il devra ensuite convaincre les Canadiens et les Canadiennes de lui faire de nouveau confiance.

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