Depuis sa création, la Commission de l’immigra- tion et du statut de réfugié (CISR) fait l’objet d’incessantes critiques. Le mal principal qui afflige ce tribunal administratif, et d’autres au Canada, est la qualité des nominations qui y sont faites. Processus secret de sélection des candidats, liste de noms soumise au Cabinet et modifiable selon les préférences de ce dernier ou celles des caucus régionaux du parti au pouvoir : tout ce systé€me favorise l’établissement d’une culture de patronage au sein de l’appareil gouvernemental.
Le patronage mine la crédibilité, la légitimité et l’indépendance des institutions publiques chargées de dis- penser la justice administrative. Dans le cas de la CISR, plusieurs faits graves ont été dénoncés. Dans les journaux, on a ainsi fait état de comportements de certains commissaires qui sont inac- ceptables sur le plan déontologique : dormir durant les audiences, montrer une agressivité indue aÌ€ l’égard des per- sonnes qui se présentent devant le tri- bunal, faire écrire les motifs de décisions par des fonctionnaires du tri- bunal. Il y a pire. La GRC a récemment porté des accusations contre un com- missaire qui aurait été mé‚lé aÌ€ une affaire de pots-de-vin et de corruption. Contre un paiement allant de 8 000 aÌ€ 15 000$, on promettait aÌ€ des individus une décision po- sitive du tribunal.
Finalement, il faut égale- ment mentionner un problé€me moins spectaculaire, mais qui a des conséquences souvent irré- parables pour les personnes jugées par ce tribunal. Ce sont les décisions mal fondées en fait et en droit. Deux cents commis- saires sié€gent aÌ€ la CISR et pren- nent des décisions qui affectent la vie, la liberté et la sécurité d’environ 35 000 personnes par année. L’impact des décisions de ce tribunal est dramatique, par- fois mé‚me tragique. Il n’y a qu’aÌ€ penser au cas de M. Song Dae Ri, ce Coréen du Nord qui s’est vu refuser le statut de réfugié l’au- tomne dernier alors qu’il était connu qu’il serait exécuté s’il était renvoyé dans son pays.
AÌ€ la CISR, il y a encore un nombre beaucoup trop important de commissaires qui ne possé€dent aucune qualification pertinente aÌ€ l’exercice de leurs fonctions au moment de leur nomination. D’autres montrent mé‚me un manque d’intéré‚t flagrant pour cette charge publique qu’ils ont pour- tant acceptée et qui est, par ailleurs, tré€s bien rémunérée. Toutes ces situations engendrent des problé€mes insolubles pour le président du tribunal. Qu’ils soient incompétents, paresseux ou malhonné‚tes, les commissaires ont peu aÌ€ craindre du président de la CISR : le premier dirigeant de ce tribunal n’a pas le pouvoir de révoquer leur mandat.
Bien que de plus en plus de chercheurs étudient l’impact du manque de qualification des com- missaires de la CISR sur l’équité du processus décisionnel (Houle, 2004 ; Rousseau, Crépeau, Foxen, Houle, 2002), le grand public est demeuré plutoÌ‚t indifférent et le gouverne- ment n’a réagi que mollement. AÌ€ charge de preuve : l’annonce de la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du 16 mars dernier.
Disant vouloir réformer le processus de sélection des commissaires de la CISR afin de mettre fin au patronage, la ministre ne fait que saupoudrer quelques grains de sable dans le sys- té€me. Il y aura bien quelques grince- ments, mais sans plus.
Pour y voir plus clair, il faut faire une lecture attentive des documents gouvernementaux attachés au com- muniqué de presse de la ministre. Mais d’abord, quelques mots sur le fonctionnement actuel du processus de sélection des commissaires de la CISR.
Une ré€gle juridique, l’article 154(4) de la Loi sur l’immigration et la pro- tection des réfugiés, limite le pouvoir dis- crétionnaire du gouvernement lors du processus de sélection et de nomination des commissaires de la CISR. Elle édicte que 10 p. 100 des commissaires doivent é‚tre avocats ou notaires depuis au moins cinq ans. Pour le reste, ce processus est régi par une directive ministérielle interne, instaurée en 1995. Précisons que, sur le plan juridique, une directive n’est pas contraignante pour les autorités publiques. Toutefois, ce qu’il importe surtout de savoir est qu’il s’agit d’une directive qui pose des principes tré€s poreux. Il est donc facile d’en contourner l’esprit.
Un comité consultatif mi- nistériel reçoit tous les dossiers des individus qui ont posé leur candidature pour l’obtention d’un poste de commissaire. Lors du premier tri, le comité élimine tous les dossiers des candidats qui n’ont pas, au minimum, un diploÌ‚me universitaire et 5 ans d’expérience professionnelle (ou si le candidat ne possé€de pas de diploÌ‚me universitaire, 10 ans d’expérience profes- sionnelle). Jusqu’ici, il n’y a aucune condition qui ne soit particulié€rement difficile aÌ€ satisfaire. Les candidats retenus passent un examen écrit. Cet examen mesure certaines compétences générales rela- tives aÌ€ la prise de décision. Il ne porte pas sur des questions de fond (les connaissances des programmes d’im- migration et de protection des réfugiés). Sur le caracté€re éliminatoire de cet examen, les opinions sont con- tradictoires. Certains disent que 50 p. 100 des candidats ne réussissent pas l’examen ; d’autres affirment qu’il est tré€s facile et que cette statis- tique n’est pas crédible. Ceux qui passent l’examen sont interviewés et l’évaluation porte sur six éléments généraux : esprit d’analyse et capacité de raisonnement, capacité de prise de décision et jugement ; capacité de gestion des activités ; capacité de communication ; relations interper- sonnelles ; éthique professionnelle.
L’entrevue terminée, le comité détermine qui seront les candidats dont les noms apparaiÌ‚tront sur la liste qui sera remise au ministre de l’Immigration. On dit que le ministre recommande au Cabinet seulement les candidats dont les noms apparaissent sur cette liste. On dit aussi que le mi- nistre peut demander que la liste soit allongée ou raccourcie afin qu’il puisse tenir compte des « réalités » gouverne- mentales lorsqu’il fera ses recomman- dations au Cabinet. Mais il est impossible de vérifier si ces informa- tions sont vraies ou fausses puisque tout ce processus de sélection et de nomination est secret. Par ailleurs, on sait tré€s peu de choses sur la composi- tion de ce comité, sinon qu’il serait constitué de sept personnes dont le président de la CISR. Quant aux autres membres du comité, on ne peut que spéculer. S’agit-il de députés du parti au pouvoir ou de sympathisants du gouvernement?
En revanche, un fait est suÌ‚r. Cette directive est appliquée depuis une dizaine d’années et elle a eu peu d’ef- fet sur la qualité du processus déci- sionnel de la CISR. Comme en témoignent les journaux, les pro- blé€mes qui sévissent aÌ€ la CISR depuis la mise sur pied de cette procédure de sélection ne sont ni moins graves, ni moins nombreux que ceux qui sévis- saient auparavant.
Afin de changer cet état des choses, la ministre Sgro dit vouloir mettre fin au patronage aÌ€ la CISR. Atteindra-t-elle cet objectif avec ses nouvelles directives? La réponse est négative et voici pourquoi.
Dans le document attaché au communiqué de presse de la ministre Sgro, on peut d’abord lire que le « Comité consultatif ministériel actuel sera remplacé par un comité consultatif » (…) « indépen- dant et représentatif de la société canadienne ». Jusqu’ici, la directive donne l’impression d’un changement positif, mais en poursuivant la lec- ture, le doute s’installe. En effet, les membres de ce comité (dont on ne précise pas le nombre) seront « nommés par le président de la CISR et le ministre et comprendront, par exem- ple, des avocats, des universitaires, des représentants d’organisations non gouvernementales et des experts en ressources humaines ».
Le problé€me ici est de deux ordres. D’abord, il est encore tout aÌ€ fait loisible pour le gouvernement d’y nommer des personnes qui ont des liens étroits avec lui. Le fait que l’on exige des membres qu’ils déclarent solennellement qu’ils feront preuve d’impartialité « dans tous les aspects de la sélection des commissaires » est une bien faible garantie d’indépendance. Ensuite, puisqu’on ne précise pas le nombre de personnes qui siégeront aÌ€ ce comité, le pouvoir de la ministre demeure intact : elle peut encore s’assurer qu’il sera dominé par une majorité de per- sonnes plus sympatiques aÌ€ l’égard des besoins du gouvernement qu’aÌ€ l’égard de ceux du tribunal.
Il ne faut pas perdre de vue que ce comité joue un roÌ‚le central dans le processus de sélection des candidats. C’est lui qui évalue dans un premier temps tous les « dossiers de candida- tures, les curriculum vitae et les résul- tats de l’examen écrit des candidats et décidera lesquels passeront aÌ€ l’étape suivante de la sélection ». Un effort minimal d’imagination est nécessaire ici pour comprendre toute la latitude que se donne le gouvernement.
Premié€re critique : le Comité consultatif est inutile et nuisible. Il ne fait que renforcer l’idée du caracté€re acceptable du patronage. Pour cette seule raison il doit é‚tre aboli. Un seul comité de sélection doit exister et é‚tre chargé de la totalité du processus.
Une fois cette premié€re étape franchie, un jury de sélection est formé. AÌ€ ce stade, le jury apparaiÌ‚t plus indépen- dant face aux ingérences du gouverne- ment puisqu’il sera dirigé par le président de la CISR qui choisira les autres mem- bres du jury. Ces derniers seront « des experts ayant une connaissance appro- fondie de la Commission et de ses processus de prise de décision. Il regroupera surtout des membres de la haute direc- tion de la CISR, mais il pourrait aussi compter des experts de l’extérieur, dont des présidents d’autres tribunaux». Toutefois, encore ici, il ne faut pas trop s’illusionner. Le président de la CISR soumet au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration une liste de candidats en se fondant sur l’évaluation du comité consultatif et du jury de sélection. Donc, le président n’est pas lié par les évaluations du jury de sélection.
Il faut se rappeler qu’étant lui- mé‚me nommé par le gouvernement pour un temps déterminé, aÌ€ la suite d’un processus entié€rement secret laÌ€ aussi, il est utopique de penser qu’il peut demeurer complé€tement étanche aux pressions gouvernementales. Comme toute personne raisonnable, il ne prendra pas de décisions qui affecteront négativement sa carrié€re lorsque son mandat sera échu. Soyons clairs : il ne s’agit pas de mettre en doute la probité du président actuelle- ment en poste. M. Fleury est un ancien fonctionnaire aguerri. Il a occupé plusieurs postes de cadre supérieur au sein de la fonction publique cana- dienne. Il a également servi au Bureau du Conseil privé comme secrétaire adjoint du Cabinet. Il connaiÌ‚t tré€s bien les rouages du systé€me. Il connaiÌ‚t aussi sa capacité de récompenser et de sanction- ner. Une note positive toutefois : dans le communiqué de presse de la ministre on peut lire qu’aÌ€ l’avenir les présidents de la CISR seront choisis dans le cadre d’un concours public et nommés « apré€s recommandation du ministre et examen de la nomination par le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration ».
Par ailleurs, c’est ce jury qui évaluera les candidats aÌ€ la suite d’une entrevue et aÌ€ partir de crité€res qui sont tout aussi généraux que ceux qui sont actuelle- ment utilisés, soit : la com- munication, le raisonnement conceptuel, la prise de déci- sions, la recherche d’information, le jugement/raisonnement analytique, le souci de l’organisation, l’orientation vers les résultats et la maiÌ‚trise de soi. Donc, encore ici rien n’a changé. Bien que ces crité€res de sélection évaluent des habiletés et des comporte- ments désirables, ils sont néanmoins insuffisants puisqu’ils n’évaluent ni la for- mation préalable, ni l’expérience et l’ex- pertise pertinentes aÌ€ la détermination des questions migratoires. D’ailleurs en 1997, le vérificateur général disait craindre que les outils de sélection n’assureraient pas la nomination de candidats qualifiés.
Plusieurs modé€les de sélection et de nomination des commissaires peu- vent é‚tre construits afin de limiter, sinon d’enrayer, le patronage. En 2001, François Crépeau et moi avions fait quelques propositions au ministre de l’Immigration afin de parer aux lacunes les plus flagrantes du systé€me de sélection des commissaires de la CISR : création d’un comité indépen- dant dont la composition serait publique ; confection d’une courte liste de noms de candidats qualifiés aptes aÌ€ l’exercice de ces fonctions, valide pour un temps déterminé et qui, une fois établie, ne pourrait pas é‚tre modifiée par un membre du gouverne- ment ; ajout aux crité€res actuels de sélection de plusieurs autres permet- tant d’évaluer les connaissances et l’ex- pertise acquises avant le dépoÌ‚t d’une candidature et relatives aux questions migratoires ; enfin, nomination de tous les commissaires pour des man- dats de sept ans fixes, non renouve- lables, avec une période de probation d’un an.
Mais ce modé€le n’est pas le plus complet, ni le plus contraignant. Il pour- rait é‚tre parachevé en modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. AÌ€ cet égard, le Parlement pourrait s’inspirer de deux initiatives canadiennes. Celle de la Colombie-Britannique, d’une part, ouÌ€ on a adopté le principe du Projet de loi 68 en 2003 qui rend obligatoires la sélection et la nomination du président et des membres des tribunaux administratifs de cette province sur la seule base du mérite (art. 2 et 3). Celle du Québec, d’autre part, ouÌ€ le législateur est allé plus loin encore. En 1996, l’Assemblée nationale adoptait en effet la Loi sur la justice administrative qui struc- ture depuis, par des ré€gles impératives, la sélection, la nomination et le renouvelle- ment des mandats des commissaires du Tribunal administratif du Québec (TAQ).
Ne peut é‚tre nommé au TAQ qu’une personne « qui, outre les qua- lités requises par loi, possé€de une expérience pertinente de 10 ans » (art. 41). Pour chacune des sections du tri- bunal (il y en a quatre), on précise les qualités requises : avocats ou notaires, médecins, psychiatres, travailleurs so- ciaux, évaluateurs agréés. Les juges administratifs nommés au TAQ sont choisis aÌ€ la suite d’une procédure de recrutement et de sélection qui est établie par ré€glement (art. 42). La durée du mandat initial est de cinq ans pour tous les juges (art. 46) et leur mandat peut é‚tre renouvelé pour un terme additionnel de cinq ans (art. 48). Le renouvellement d’un mandat est égale- ment examiné par un comité et suivant une procédure établie par ré€glement (art. 49). Depuis l’affaire Barreau de Montréal (décision de la Cour d’appel du Québec, 2001), le comité de renou- vellement est indépendant du gou- vernement. En effet, la Cour d’appel a décidé qu’il allait aÌ€ l’encontre de l’arti- cle 23 de la Charte québécoise de faire siéger aÌ€ ce comité un membre du gou- vernement ou le président du TAQ.
Il est également possible, comme le propose le ministre de la Justice du Québec avec le Projet de loi no 35 modi- fiant la Loi sur la justice administrative présentement aÌ€ l’étude, de nommer des juges administratifs pour une durée indéterminée (comme c’est le cas pour les juges des cours de justice) et suivant une procédure de recrutement et de sélection similaire aÌ€ celle suivie pour les juges de la Cour du Québec. Afin d’assurer le main- tien des compétences des juges adminis- tratifs, on peut également prévoir des dispositions législatives permettant l’é- valuation périodique des connaissances, habiletés, attitudes et comportements des juges dans l’exercice de leurs fonctions.
Ce n’est donc pas le choix des mo- dé€les qui fait défaut. Mais pour qu’une véritable volonté politique de mettre fin au patronage émerge, il faut une conver- gence de vues entre les citoyens et les politiciens. Les politiciens doivent cess- er de voir dans les tribunaux administratifs un lieu ser- vant aÌ€ remercier les amis pour leurs bons et loyaux services. Quant aux citoyens, ils doivent prendre conscience de la place qu’oc- cupe la justice administrative dans la régulation de nos sociétés contempo- raines. L’action des tribunaux adminis- tratifs va bien au-delaÌ€ de ce que la plupart des citoyens imaginent. Sur une base annuelle, elle dépasse en quantité le nombre des décisions rendues par les cours de justice. De plus, les décisions des juges administratifs affectent tout aussi gravement les droits et les intéré‚ts des personnes que ne le font les déci- sions des juges des cours de justice. AÌ€ titre d’exemple, bon nombre de tri- bunaux administratifs sont habilités aÌ€ examiner les violations aux droits et li- bertés garantis par la Charte cana- dienne des droits et libertés. AÌ€ elle seule, cette raison justifie le sérieux qui devrait entourer la sélection et la nomi- nation des juges administratifs.