Les Français n’aiment pas particulièrement leur système de retraite. En majorité, ils l’estiment injuste, difficile à décoder et peu susceptible de bien les protéger lorsqu’ils en auront besoin. Mais ils y tiennent, et sont prêts à monter au front dès qu’on parle de changer quelque chose. La situation, après tout, pourrait être pire.

Commençons par les perceptions. Selon une vaste enquête auprès de 3001 personnes réalisée pour la Fondation pour l’innovation politique en septembre 2018, 72 % des Français étaient insatisfaits de leur système de retraite et le jugeaient injuste. L’insatisfaction était plus élevée chez les jeunes (80 % pour les 18-34 ans), mais elle demeurait majoritaire même chez les retraités (55 %). Les Français estimaient leur système de retraite coûteux pour les personnes en emploi (73 %), désavantageux pour les retraités (81 %), compliqué (84 %), inégalitaire (85 %) et susceptible de disparaître dans l’avenir (85%). En majorité (65%), les membres de la population active s’attendaient à obtenir des revenus inférieurs à ceux des retraités actuels pour leur retraite.

Objectivement, la situation n’est pas si sombre. Historiquement, les régimes de retraite visaient à contrer la pauvreté chez les personnes âgées, mais avec le temps, l’objectif est devenu plus ambitieux, pour assurer le maintien après la retraite d’un revenu à peu près équivalent à celui de la vie active. À ce titre, la France réussit très bien. En moyenne, en 2018, selon les données de l’OCDE, les personnes de plus de 65 ans disposaient d’un revenu équivalent à 99,8% de celui de la population totale (au Canada, ce ratio était de 90,8%). Les jeunes retraités de 66 à 75 ans, la génération des baby-boomers, obtenaient même des revenus supérieurs à ceux de la population dans son ensemble (103,9%). Comme le note Bruno Palier dans son livre Réformer les retraites, ces avantages apparaîtraient encore plus favorables si on tenait compte du fait que les retraités sont souvent propriétaires de leur logement.

Des moyennes, évidemment, masquent des écarts entre les retraités. Les femmes, notamment, touchent en général des prestations moins généreuses que les hommes. Mais, encore là, le système de retraite français tend à égaliser les revenus. Le taux de pauvreté après impôts et transferts des personnes âgées de plus de 65 ans se maintenait d’ailleurs à 4,1 % en 2018, comparativement à 9,6 % pour les personnes en âge de travailler (au Canada, ces taux étaient respectivement de 12,3 % et 11,3 %).

Ces bons résultats sont attribuables à la couverture à peu près universelle offerte par le système de retraite français et à l’importance des ressources financières publiques consacrées aux pensions. En 2018, la France octroyait 13,6 % de son PIB aux dépenses publiques de pension. Seules la Grèce (15,9 %) et l’Italie (15,7 %) faisaient davantage. Au Canada, en comparaison, ces dépenses publiques équivalaient à 4,9 % du PIB.

Pourquoi, alors, les Français apparaissent-ils si mécontents ? Parce qu’en dépit de ses bons résultats, ce système de retraite est effectivement source d’injustices, perçues ou réelles, et qu’il demeure mal assuré pour l’avenir.

Source d’injustices, d’abord, parce que fondé sur un assemblage complexe de régimes différents, dans la tradition bismarckienne propre à l’Europe continentale, qui lie la protection sociale au statut sur le marché du travail. Il y a ainsi des régimes distincts pour les salariés, pour les fonctionnaires et pour les non-salariés, catégories qui se redécoupent en tranches plus fines. On trouve, par exemple, une caisse de retraite pour les salariés de l’agriculture et une autre pour les exploitants agricoles, mais aussi une caisse propre aux salariées de la SNCF, une autre pour le personnel de l’Opéra de Paris, et une autre encore pour les gérants des débits de tabac! Chacun sait que les retraites offertes par ces caisses ne sont pas les mêmes pour tous, mais bien malin celui qui pourrait vraiment y voir clair.

La réforme lancée en 2017 par le président Emmanuel Macron visait notamment à simplifier tout ça, pour instaurer un régime universel et plus lisible d’acquisition de points donnant droit à une pension, régime qui aurait eu comme pierre d’assise l’idée selon laquelle « un euro cotisé donne les mêmes droits ». En principe, cette réforme répondait directement au sentiment d’injustice des Français, mais elle n’a pas survécu aux nombreux compromis négociés pour sa mise en œuvre, qui ont introduit suffisamment d’exceptions pour vider de son sens l’idée initiale d’universalité. Cette réforme annonçait par ailleurs des resserrements qui alimentaient l’autre source de méfiance des Français, soucieux de perdre des droits acquis.

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Aussi généreux soit-il, le système de retraite français demeure en effet fragile parce qu’il repose principalement sur un mode de financement par répartition, c’est-à-dire que les travailleurs actuels paient pour les pensions des retraités actuels. Les Français tiennent beaucoup à ce mode de fonctionnement, qu’ils voient comme l’expression d’une solidarité entre les générations. Mais la répartition rend le système vulnérable face au vieillissement de la population, qui fait en sorte que de moins en moins de citoyens actifs doivent payer pour de plus en plus de retraités. Dans ces circonstances, on ne peut qu’augmenter les cotisations ou diminuer, d’une façon ou d’une autre, les prestations.

Une façon de se prémunir contre de tels changements démographiques consiste à financer les retraites par capitalisation, ce qui amène chaque génération, et en fait chaque citoyen, à cotiser pour sa propre retraite. C’est ainsi que fonctionne le Régime de rentes du Québec, un régime par capitalisation qui vient compléter les pensions de base offertes, en mode répartition, par la Sécurité de la vieillesse fédérale. La Sécurité de la vieillesse, bonifiée par le Supplément de revenu garanti, protège tous les retraités contre la pauvreté ; le Régime de rentes contribue à maintenir le niveau de vie antérieur de chacun.

Quand un système de retraite fonctionne principalement par répartition, comme en France, il est difficile de se tourner résolument vers la capitalisation puisqu’il faudrait alors faire payer deux fois une génération de travailleurs, une fois pour les pensions des retraités actuels et une autre fois pour ses propres pensions. Le secret consiste alors à avancer à petits pas dans cette direction. C’est, en gros, le sens des réformes adoptées en Europe depuis quelques décennies, qui ont pour trait commun de limiter le volet répartition et d’alimenter graduellement de nouvelles formules de capitalisation. Pour ceux qui approchent de la retraite, ces petits pas se traduisent souvent par une situation moins avantageuse que celle qui prévalait pour les cohortes précédentes.

C’est exactement ce qui arrive avec la nouvelle version de la réforme Macron, lancée en janvier 2023. Délestée de ses ambitions universalistes, cette seconde mouture revient pour l’essentiel à des mesures paramétriques, qui maintiennent le système en place mais en resserrent les conditions, pour conduire à des retraites plus tardives et probablement moins généreuses.

Vu de l’extérieur, porter l’âge légal de la retraite de 62 à 64 ans peut apparaître nécessaire, raisonnable et en phase avec ce qui se fait ailleurs en Europe. Il y avait en effet un peu d’exagération dans les propos de cette manifestante de Toulouse, qui affirmait que prendre sa retraite à 64 ans équivalait à « partir de son travail et aller directement au cimetière ». En 2018, l’espérance de vie des gens ayant alors 60 ans s’élevait en France à 23,2 années pour les hommes et à 27,6 années pour les femmes. La route vers le cimetière semble quand même assez longue!

Ce qui est en jeu, c’est plutôt la rupture d’un contrat social : les cotisants actuels ne bénéficieront pas des avantages qu’ils ont payé pour leurs prédécesseurs. Plusieurs gouvernements européens ont réussi malgré tout à réformer leur système par répartition, en repoussant notamment l’âge légal de la retraite, souvent jusqu’à 67 ans. Mais une nouvelle étude de Julian Garritzmann, Erik Neimanns et Marius Busemeyer suggère que de telles réformes, qui demandent des sacrifices immédiats pour consolider la situation à long terme, reposent beaucoup sur la confiance des citoyens envers le gouvernement. Or, en France, cette confiance n’est pas forte. Alors que plus de 60 % des Allemands, des Canadiens ou des Suédois disaient faire confiance à leur gouvernement en 2021, ce taux d’approbation plafonnait à 43,4 % en France.

Les Français sont donc nombreux à se mobiliser contre la réforme préconisée par le président Macron, même s’ils estiment le système actuel injuste et susceptible de s’effondrer à long terme. C’est le paradoxe français. Pour une bonne majorité, la réforme mise de l’avant ne ferait qu’aggraver la situation et il vaut mieux s’en tenir au statu quo. On parle souvent de la politique du pire ; dans ce cas, il s’agirait plutôt de la politique du moins pire.

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Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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