Un homme sur dix révèle avoir été victime d’abus sexuels durant l’enfance. Ce taux ne représente probablement que la pointe de l’iceberg, puisque les études qui tiennent compte des définitions légales canadiennes, comme l’impossibilité d’invoquer le consentement pour un acte sexuel entre un jeune de moins de 16 ans et un adulte de plus de 5 ans son aîné ou en position d’autorité, indiquent des taux plus élevés.

On a tendance à associer les agressions des garçons aux événements perpétrés dans certaines congrégations religieuses, ou même à des hommes qui « offrent des bonbons aux abords des écoles ». En vérité, elles ont le plus souvent lieu dans l’environnement familial des enfants. Dans 80 à 90 % des cas, l’agresseur est un membre de la famille proche ou élargie, ou une personne connue de la victime. Il faut noter aussi que les agresseurs ont beaucoup plus recours à la manipulation qu’à la violence physique.

Les garçons qui vivent des abus sexuels sont fréquemment exposés à d’autres formes de mauvais traitements, comme la négligence ou des violences corporelles, qui entraînent souvent des répercussions complexes à l’âge adulte. Nos données indiquent qu’environ la moitié des victimes d’agression sexuelle durant l’enfance subissent en moyenne cinq formes supplémentaires de traumas.

Les répercussions de l’abus sexuel

Malgré sa prévalence, l’agression sexuelle des garçons demeure un problème de santé publique négligé, absent de la plupart des politiques sociales au Canada comme ailleurs, mal connu et insuffisamment documenté. Or on ne saurait lutter efficacement contre ces agressions sans données précises sur le phénomène.

Les services de prise en charge sont rares, ce qui renvoie aussi au silence des victimes, qui dévoilent peu les abus. Les hommes ont tendance à s’isoler et à réprimer leurs réactions post-traumatiques. Une des raisons de leur silence est leur sentiment de honte exacerbé par la socialisation masculine. Les hommes ont notamment l’impression de ne pas avoir été assez forts ou assez déterminés pour se défendre. Souvent, ils se sentent profondément trahis : ce sont des adultes, la plupart du temps connus d’eux, qui ont abusé de leur confiance, alors qu’ils auraient dû avoir un rôle de protecteur auprès d’eux.

Les répercussions psychologiques et relationnelles de l’agression sexuelle durant l’enfance sont considérables : symptômes de stress post-traumatique, détresse psychologique (anxiété, colère, affects dépressifs), honte, stigmatisation, insécurité d’attachement, difficultés conjugales, méfiance envers autrui, etc. Certains hommes se disent confus quant à leur orientation sexuelle, ou encore se demandent si les abus subis n’ont pas forgé leur orientation ou leur identité sexuelle. L’abus sexuel en enfance peut aussi avoir des répercussions sur l’exercice du rôle parental. Les victimes peuvent craindre qu’on les perçoive comme des agresseurs potentiels de leur propre enfant, ce qui tend à les freiner à donner des soins ou de l’affection. Une confusion peut naître dans l’esprit des victimes entre les soins nécessaires au développement d’un enfant et des comportements abusifs. En bref, les effets de l’agression sexuelle durant l’enfance sont multiples, durables et ont d’importantes répercussions sur le plan de la santé mentale, du parcours scolaire, des relations interpersonnelles et de la vie sexuelle, professionnelle et familiale.

Les hommes qui demandent de l’aide

Les hommes attendent en moyenne 40 ans avant de dévoiler les abus subis ou de demander de l’aide. Ils s’y décident souvent quand les difficultés se sont accumulées au cours des années, telles que la dépression, l’anxiété, l’abus de drogues, des idées suicidaires ou des transitions de vie dures comme une rupture amoureuse.

Les victimes qui décident de participer à des rencontres de groupe pour hommes ayant vécu des abus sexuels durant leur enfance mentionnent en premier lieu l’importance du soutien mutuel. Être entendus dans un climat de confiance les soulage du sentiment de solitude et de honte. Ils sentent non seulement qu’aucun jugement ne sera porté sur eux, mais qu’on recevra le récit de leur expérience et de ses répercussions avec empathie, sans le dramatiser ni le banaliser.

Lors de ces rencontres, certains hommes parlent pour la première fois des abus sexuels vécus. D’autres en avaient peut-être déjà parlé, mais gardaient l’impression de ne pas avoir été écoutés. L’expérience d’une confiance réciproque construite entre hommes est considérée comme décisive par les participants. Le partage leur permet de « se sentir normal » en dépit des agressions vécues.

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Les politiques publiques

En 2017, le Québec a publié un plan d’action ministériel sur la santé et le bien-être des hommes, dont une partie traite des agressions sexuelles. On y note que beaucoup de gens ont de la difficulté à croire que des garçons peuvent être victimes de ce phénomène. Une conception stéréotypée des victimes d’agression sexuelle persiste ainsi dans la société québécoise.

Le plan souligne la pénurie de services pour les hommes abusés sexuellement dans l’enfance. Il apparaît primordial de mettre sur pied des ressources d’intervention qui prennent en compte les réalités et les problématiques propres à ces hommes, comme le suicide, les agressions sexuelles, la violence conjugale et la sous-utilisation des services sociaux et de santé. Une approche différenciée selon le sexe permettrait d’intervenir de façon ciblée sur des problèmes de santé physique et mentale selon leur prévalence au sein de différents sous-groupes de la population, que ce soient des hommes ou des femmes.

Des services pour les hommes existent, mais ils sont largement insuffisants. Ils relèvent généralement d’initiatives spontanées qui dépendent, surtout dans les plus grandes agglomérations, d’un financement local non lié à une politique gouvernementale précise qui bénéficierait d’un financement récurrent.

La question des agressions sexuelles des garçons doit faire partie intégrante des politiques publiques en matière de prévention et d’aide aux victimes. Pour ce faire, il est primordial de reconnaître clairement que « ça arrive aussi aux garçons ». Les politiques peuvent prendre exemple sur les services structurés déjà en place pour soutenir les femmes victimes de violence sexuelle, notamment des interventions adaptées aux besoins divers des victimes : interventions de groupe, thérapies individuelles, interventions de crise, soutien et éducation.

Voici nos principales recommandations :

  • Tenir compte de la prévalence de la violence envers les garçons et du profil type réel des agresseurs (c’est-à-dire, dans la vaste majorité des cas, une personne connue de la victime) dans les campagnes de prévention des abus sexuels chez les enfants et les adolescents ;
  • Élaborer des façons d’intervenir dans les médias qui font connaître la problématique et l’aide offerte, afin de rejoindre les hommes qui hésitent à dévoiler la situation vécue et à demander de l’aide professionnelle ;
  • Offrir des services d’aide dans toutes les agglomérations et s’assurer que ces services sont accessibles rapidement pour les hommes victimes ;
  • Former les intervenants œuvrant dans les services d’aide au sein desquels les hommes ayant vécu des abus sexuels durant leur enfance sont surreprésentés, en particulier dans les domaines de la toxicomanie et des dépendances, des violences familiales et de la santé mentale ;
  • Mettre sur pied des programmes de recherche qui permettent de dresser un portrait précis de la réalité des hommes victimes et de connaître leurs besoins ;
  • Établir des programmes de recherche qui évaluent l’efficacité des interventions pour ainsi créer et déployer des services appropriés aux besoins des victimes.

Encore aujourd’hui, la problématique des violences sexuelles envers les hommes n’est pas pleinement reconnue en tant qu’enjeu de santé publique. Sans cette reconnaissance, il ne pourra y avoir de véritables politiques de prévention, de recherches approfondies pour mieux comprendre et documenter le phénomène et de mise sur pied de services d’aide adéquats qui répondent aux multiples besoins.

Cet article fait partie du dossier Combattre la violence sexuelle, soutenir les victimes.

Photo : Shutterstock / Dmytro Zinkevych


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Jean-Martin Deslauriers
Jean-Martin Deslauriers est professeur à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa. Ses travaux de recherche portent notamment sur la victimisation sexuelle au masculin, la paternité dans différents contextes, la violence conjugale et l’intervention auprès d’hommes en contexte non volontaire.
Natacha Godbout
Natacha Godbout est psychologue et professeure à l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux de recherche et sa pratique clinique sont centrés sur les impacts des traumas interpersonnels à l’âge adulte. Elle dirige TRACE, l’unité de recherche et d’intervention sur les traumas et le couple.
André Samson
André Samson est professeur titulaire à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les impacts des abus sexuels sur les parcours scolaires des hommes victimes d’abus sexuels à l’enfance. Il est membre de l’Ordre des conseillers d’orientation du Québec.

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