À la suite du développement du Web, à l’aube des années 2000, l’information juridique canadienne produite par l’État est principalement distribuée par le biais de services et d’initiatives privées qui s’adressent à des particuliers. Les acteurs de cette distribution de l’information juridique, en particulier celle qui a trait à des décisions de justice, se sont autorégulés pour prévenir les problèmes liés à la protection de la vie privée.
Le modèle mis en place en 2005 était suffisamment souple pour permettre à des organisations comme CanLII et Lexum de diffuser le droit de façon ouverte sur Internet, ce qui a modifié considérablement l’accessibilité à l’information juridique au pays. Grâce à ces initiatives d’organisations non gouvernementales, les Canadiens figurent maintenant parmi les citoyens les mieux servis au monde en matière d’information juridique.
Le potentiel des données massives et de l’apprentissage profond
Depuis les cinq dernières années, les progrès réalisés dans le domaine du traitement des données et de l’intelligence artificielle offrent de nouvelles possibilités qui incitent de nouveaux acteurs, les « développeurs » (surtout des chercheurs universitaires, des entreprises et des organismes sans but lucratif), à demander un accès « en gros » à l’information juridique. Plutôt que d’accéder aux documents individuels via un site Web, ceux-ci souhaitent télécharger l’ensemble des bases de données afin d’alimenter des systèmes d’analyse et de traitement de données. Ces avancées technologiques ouvrent la voie à la création d’outils qui pourraient notamment contribuer à atténuer la crise en matière d’accès à la justice. Celle-ci est si aiguë que, selon certaines organisations, « 70 à 90 % des besoins juridiques dans la société ne sont pas satisfaits ».
Parmi les solutions pratiques que peuvent élaborer des développeurs, on peut imaginer des outils diagnostiques permettant de mieux orienter les justiciables (par exemple, un outil qui aiderait à mieux comprendre un problème en droit du travail via un moteur de recherche en langage naturel). Pensons aussi à des agents conversationnels qui faciliteraient l’exercice de certains recours en préparant automatiquement des procédures à partir des réponses fournies par l’usager grâce à des interactions semblables à du clavardage. (Notons que ce qui précède ne signifie pas que nous nous prononçons ici sur la délicate question de la légalité de tels systèmes eu égard aux lois et aux règlements qui encadrent la profession juridique.)
Il ne fait plus tellement de doute que l’accès des développeurs aux données générées par les activités des institutions publiques puisse offrir des avantages aux particuliers, comme en témoigne la multiplication des politiques de « données ouvertes » au fédéral, dans les provinces et dans les municipalités.
Aussi, la science des données permet désormais d’extraire plus d’informations que ce qu’il est possible de récolter en analysant manuellement les documents publiés par l’État. Par exemple, certains chercheurs qui, en leur qualité de développeurs, ont accès à l’information juridique pourraient utiliser cette science pour établir des façons d’optimiser les processus judiciaires (encore une fois, dans le but d’atténuer la crise de l’accès à la justice) ou pour mieux mesurer l’impact de certaines lois ou de certains règlements en vue d’améliorer les politiques publiques. De telles recherches pourraient aussi permettre de déceler des cas de discrimination systématique dans les décisions des tribunaux et ainsi améliorer les moyens dont nous disposons pour analyser les activités de nos gouvernements.
Plus généralement, il ne fait plus tellement de doute que l’accès des développeurs aux données générées par les activités des institutions publiques puisse offrir des avantages aux particuliers, comme en témoigne la multiplication des politiques de « données ouvertes » au fédéral, dans les provinces et dans les municipalités. Cependant, il existe encore beaucoup d’entraves en matière d’accès à l’information juridique, le « produit » le plus essentiel des activités des trois branches de l’État, ce qui ralentit la mise au point de solutions susceptibles d’atténuer la crise de l’accès à la justice.
La protection de la vie privée et l’accès des développeurs à l’information juridique
En matière de protection de la vie privée, l’accès « en gros » à l’information juridique soulève des enjeux qui dépassent ceux qui se posent dans un contexte d’accès accordé à des particuliers, surtout en ce qui a trait aux décisions de justice, lesquelles sont parfois considérées comme la source la plus riche d’information juridique pertinente dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Contrairement aux personnes qui effectuent de la recherche juridique pour leurs propres fins (ou celles de leurs clients dans la pratique du droit), les développeurs souhaitent recueillir des masses d’information juridique pour créer de nouveaux systèmes d’information et veulent généralement rediffuser publiquement cette information (ou des enseignements tirés de ladite information).
Probablement parce qu’ils sont conscients de cette différence, les tribunaux se sont montrés réticents à ouvrir à un plus grand nombre et à une plus grande variété d’acteurs l’accès « en gros » à leurs décisions. Bien qu’il soit parfois question d’un manque de moyens permettant de créer les systèmes nécessaires pour alimenter les développeurs, il est clair que, fondamentalement (et parfois explicitement), les inquiétudes en matière de protection de la vie privée des justiciables constituent un facteur au moins aussi important que le manque allégué de moyens.
Les décisions des tribunaux renferment plusieurs informations au sujet des justiciables (c’est-à-dire les parties prenantes aux dossiers) et des autres personnes impliquées malgré elles dans un litige (témoins, enfants, etc.), y compris, généralement, des renseignements identifiants et des détails parfois embarrassants provenant de la preuve versée au dossier du tribunal pendant l’instance. L’existence même d’une décision (peu importe l’information qui y est contenue) peut être gênante pour certaines personnes – par exemple, une décision rendue dans le cadre de procédures criminelles, même si elles ont mené à un acquittement.
La discussion au sujet de la vie privée n’est pas qu’hypothétique. À titre d’exemple, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada s’en est mêlé directement dans le cadre de l’affaire Globe24h.com, où il était question de la republication de jugements canadiens sur des serveurs étrangers afin d’exploiter financièrement le souci de confidentialité des justiciables. Plus précisément, sous une apparence lui donnant un semblant de légitimité, Globe24h.com avait pour seul but de permettre aux moteurs de recherche non juridique (c’est-à-dire, essentiellement, Google) d’indexer les décisions des tribunaux canadiens ― ce que CanLII ne permet pas. Lorsque des personnes concernées apprenaient qu’une décision judiciaire ou administrative à leur sujet apparaissait en tête des résultats de Google lorsqu’on cherchait leur nom, ils contactaient Globe24h.com pour en demander le retrait. C’est alors que le manège était révélé : Globe24h.com exigeait le paiement de frais en échange du retrait dudit document. Le Commissariat est aussi intervenu dans les consultations en Colombie-Britannique au sujet de l’accès au dossier judiciaire.
Certains universitaires affirment également que le modèle actuel donne déjà un accès trop large aux informations personnelles contenues dans les décisions judiciaires et plaident pour la « réintroduction » de certaines « difficultés » dans le processus de consultation en ligne. Si ces recommandations étaient suivies, nous pourrions assister à un certain recul en matière d’accès au droit et à la disponibilité de documents pourtant considérés comme publics.
Cela dit, il ne faut pas croire qu’au sein des gouvernements, tous s’opposent à un accès plus large aux données judiciaires. Dans les ministères de la justice, plusieurs souhaitent améliorer l’efficacité du système judiciaire et atténuer la crise de l’accès à la justice grâce aux innovations des chercheurs et des acteurs du secteur privé. Étonnamment, ils ne semblent pas toujours savoir que leurs collègues responsables des questions de vie privée ne sont pas aussi emballés.
Pour ce qui est de CanLII, des mesures technologiques empêchent le téléchargement « en gros » des documents sur son site. Néanmoins, les développeurs contactent régulièrement CanLII pour demander des accès privilégiés, et l’organisme n’a d’autre choix que de refuser, pour notamment deux raisons.
CanLII n’est pas une entité gouvernementale et ne peut s’affranchir lui-même des risques liés au droit à la vie privée qui suivraient nécessairement si jamais il partageait ses documents avec des dizaines de nouveaux joueurs sur lesquels il n’a aucun contrôle. Au surplus, CanLII dépend essentiellement de la bonne collaboration de ses sources (législateurs, ministères, tribunaux, entre autres) et mettrait son modèle en péril en agissant contre leur volonté, dans la mesure où celles-ci s’opposent au repartage de leurs documents (pour des raisons liées à la protection de la vie privée).
Enfin, le fait que certaines sources ne distribuent pas elles-mêmes leur contenu sur leur site Web et se contentent que leurs décisions soient disponibles sur CanLII (sans que CanLII, par ailleurs, les encourage à agir ainsi, bien au contraire) n’est pas sans nourrir la confusion autour du rôle de CanLII dans la distribution de l’information juridique.
La responsabilité des sources envers les développeurs
En résumé, on pourrait tirer des avantages importants du fait d’accorder aux développeurs un accès plus large à l’information juridique, un geste qui s’inscrirait dans la même mouvance que celle des « données ouvertes ».
Cependant, des acteurs plaident présentement pour que l’on restreigne davantage l’accès aux données personnelles contenues dans les jugements et les autres documents du système judiciaire, quitte à régresser à certains égards (cela dit sans nier qu’en général, il est normal de se préoccuper de la protection de la vie privée).
Parmi ces acteurs, on trouve souvent les personnes qui génèrent et contrôlent cette information, et c’est (du moins) en partie pour cette raison que les sources de l’information juridique ne montrent présentement aucune envie évidente d’en élargir la distribution aux développeurs.
Ce « conflit » résulte en une paralysie qui limite l’innovation dans le domaine juridique au Canada. Il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce que des acteurs non gouvernementaux assument tous les risques d’une distribution plus large. À notre avis, les enjeux en matière de protection de la vie privée doivent être gérés à la source même de l’information.
Dans ce contexte, il nous est impossible d’entrevoir une solution sans que les gouvernements :
- reconnaissent l’importance d’étendre aux développeurs l’accès à l’information juridique générée par les activités de l’État ;
- reconnaissent que la diffusion de l’information juridique primaire est une responsabilité importante pour chacune des sources de cette information prise individuellement et que cette responsabilité comprend désormais la diffusion auprès des développeurs ;
- acceptent la responsabilité supplémentaire de s’assurer que les sources (qu’ils ne contrôlent pas nécessairement, vu les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la magistrature) soient sensibilisées à cette question et de veiller à ce que les sources disposent des moyens nécessaires pour répondre aux demandes des développeurs ;
- investissent les sommes requises pour permettre aux sources de l’information juridique de partager celle-ci efficacement avec les usagers, tant les particuliers que les développeurs ;
- mobilisent les acteurs impliqués afin d’établir selon quels paramètres cette information, notamment celle qui a trait à la vie privée, peut être partagée avec les développeurs ;
- afin de limiter la multiplication des systèmes et des processus, établissent des normes dans le but de faciliter l’agrégation de cette information de façon multijuridictionnelle dans des interfaces permettant une distribution efficace de cette information « en gros ».
Dans l’état actuel des choses, une simple prise de conscience du fait que les demandes des développeurs sont légitimes et qu’un leadership gouvernemental est nécessaire pour faire progresser ce dossier serait un premier pas dans la bonne direction.
Cet article fait partie du dossier Les défis d’un gouvernement numérique.
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