La transformation des organisations de santé, qui remplacent le traditionnel dossier papier par un dossier électronique, promet une révolution. C’est que l’utilisation du dossier électronique par les professionnels produit de nouvelles données, auparavant obscures ou difficiles à colliger, sur la nature de leurs interventions et sur l’état de santé des patients. Ces données, qui deviennent massives (big data) lorsqu’elles s’accumulent pour une population, offrent un potentiel inégalé pour mieux comprendre l’impact des activités produites par le système de santé en vie réelle.

Depuis des décennies, les gouvernements qui gèrent les systèmes de santé ont construit des bases de données massives, résultat des activités des organisations et des professionnels. Toutefois, ces données ont toujours été plus administratives que cliniques, c’est-à-dire issues de la facturation des services ou de registres dont la seule fin est de compiler les informations (et non de soutenir les cliniciens dans leurs décisions). Bien qu’utiles, ces données doivent être utilisées avec précaution à des fins autres que celles pour lesquelles elles ont été colligées. Car elles sont parfois éloignées de la réalité clinique, ne permettant pas de décrire en détail les caractéristiques des patients, ni les répercussions, souhaitées et non souhaitées, des interventions qu’ils subissent ou des médicaments qu’ils prennent. Un exemple bien connu des risques d’utiliser des données de facturation à des fins cliniques est le cas du e-patient Dave.

Les dossiers électroniques des organisations de santé permettront de soutenir l’évaluation de l’efficacité et l’innocuité des interventions. Au Canada, une fois un produit approuvé par les autorités réglementaires (Santé Canada), le suivi est minimal et repose principalement sur des mécanismes de déclaration volontaire de la part des fabricants, des professionnels ou des patients. Implants, prothèses, dispositifs médicaux, médicaments, la liste des interventions qui mériteraient une analyse approfondie de leur valeur ajoutée en vie réelle pourrait s’allonger. Le récent exemple des prothèses mammaires, dont certains modèles semblent associés à un risque plus élevé de développer un type de lymphome, nous l’a rappelé de manière presque brutale : on en sait très peu sur ce qui arrive aux patients une fois qu’ils retournent à la maison. En particulier parce que plusieurs produits ont un usage prolongé, dans des conditions parfois bien différentes de celles pour lesquelles ils ont été évalués et approuvés. C’est ici que le dossier électronique promet une révolution. Fondé sur ce que l’on appelle un système de santé apprenant, il permettra de surveiller de manière proactive l’efficacité et l’innocuité en vie réelle des interventions en santé. Il pourra ainsi soutenir la décision tant du patient, du clinicien, du gestionnaire que du décideur politique, en répondant à la question suivante : est-ce que ça vaut la peine d’utiliser tel produit ? Ou, en d’autres termes, est-ce que le ratio risque-bénéfice est favorable, dans une situation particulière ?

Fondé sur ce que l’on appelle un système de santé apprenant, le dossier électronique permettra de surveiller de manière proactive l’efficacité et l’innocuité en vie réelle des interventions en santé.

Des conditions sont toutefois requises pour que ce type d’analyse en vie réelle puisse être mis en place à l’échelle d’une juridiction, voire à l’échelle internationale. Voici deux de ces conditions, ainsi que des pistes d’action pour structurer des politiques publiques qui puissent guider leur mise en œuvre.

Première condition : assurer l’interopérabilité entre les différents systèmes de dossiers électroniques

Pour concrétiser le potentiel des dossiers électroniques, l’agrégation des informations entre les organisations et les niveaux de soins est cruciale. Les données cliniques deviennent massives quand elles peuvent être conciliées pour un même individu, à travers l’espace et le temps, et être interprétées sans perdre leur sens. La première étape est donc de définir quelles informations doivent être colligées et agrégées à des fins d’analyse, et de mettre en place les mécanismes pour s’assurer que tous les systèmes de dossiers électroniques permettent cette analyse. Ce n’est pas une mince tâche. Au cœur du défi : l’interopérabilité. Par définition, l’interopérabilité constitue la capacité de plusieurs systèmes à échanger de l’information et à utiliser cette information. Elle implique une dimension technique, sémantique et fonctionnelle qui requiert une standardisation des pratiques et des systèmes informatisés peu compatible avec l’organisation actuelle du système de santé de même qu’avec le marché des fournisseurs de dossiers électroniques.

À l’heure actuelle, plusieurs dizaines de fournisseurs occupent le marché canadien, ciblant soit la première ligne — les cliniques —, soit le secteur hospitalier, ou les deux à la fois. Alors que la première ligne a pratiquement achevé la transition vers des dossiers électroniques (plus de 90 % des cliniques en utilisent), la situation est plus variable dans les hôpitaux : certains sont très avancés, d’autres fonctionnent encore avec des dossiers papier. La mise en place d’un cadre normatif qui soit contraignant pour les fournisseurs, et assez flexible pour les organisations de santé, est incontournable. Ce cadre devrait prévoir une certification des dossiers électroniques qui prenne en compte l’interopérabilité, et une vision populationnelle d’agrégation des données pour soutenir l’analyse en vie réelle. Il faut donc d’abord définir, à l’échelle nationale, quelles sont les informations prioritaires à agréger à partir des dossiers électroniques, que ce soit en lien avec les implants et dispositifs médicaux, les médicaments, la gestion des maladies chroniques ou le cancer.

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Deuxième condition : assurer une représentation exhaustive

Les données ne seront utiles qu’à la condition d’être exhaustives, c’est-à-dire de constituer une représentation fidèle de la population ou des activités. Si seulement certains hôpitaux, cliniques ou professionnels utilisent les systèmes pour alimenter les données, le risque sera grand que ceux-ci ne représentent qu’un nombre restreint de groupes (par exemple les mieux nantis, qui ont par ailleurs une meilleure santé) ou quelques-unes des activités (par exemple les implants d’une compagnie X qui ne sont utilisés que dans un type de clinique). Une transparence totale est requise pour que le système de santé apprenant puisse être mis en œuvre, ce qui s’entrechoque notamment avec l’autonomie des professionnels et le droit à la vie privée des patients.

L’OMS propose quelques principes directeurs qui devraient servir de base à toute politique visant à incorporer l’analyse des données massives en vie réelle dans le domaine de la santé. Ces principes devraient permettre de trouver un équilibre entre, d’une part, la sécurité, le droit à la vie privée et la confidentialité, et, d’autre part, l’exploitation du potentiel de l’analyse en vie réelle des données massives pour le bien commun. Pour ce faire, il faudra d’abord définir un cadre de gouvernance clair pour l’accès aux données et leur utilisation, lequel précise qui peut faire quoi, comment faire les choses et qui doit surveiller que tout est fait selon les règles. Ensuite, il faut s’assurer que les bénéfices sont partagés avec les patients et les citoyens, en toute transparence. Autrement dit, le partage des informations ne doit pas se faire seulement pour soutenir la décision des gestionnaires et des cliniciens, mais aussi pour habiliter les patients comme tous les citoyens, qui devraient être les premiers à bénéficier d’un accès facile aux données. Tout cela demande une reconfiguration majeure du système actuel, tant sur le plan légal que professionnel et technique, pour que chaque personne puisse accéder facilement à son dossier électronique, par exemple via un portail simple et facile à utiliser, pour pouvoir le consulter, voire l’annoter (par exemple en indiquant ses symptômes et sa réaction aux traitements), selon ses besoins.

Un gouvernement qui prend le virage de la santé numérique dispose d’un potentiel inégalé d’analyse en vie réelle des données massives pour améliorer le système de santé. Cependant, ce potentiel ne saura se concrétiser à large échelle qu’à certaines conditions : la mise en place d’un cadre normatif pour favoriser l’interopérabilité entre les dossiers électroniques, ainsi que d’un cadre de gouvernance des informations cliniques qui soit clair et aligné sur des principes cohérents. Enfin, il est important de rappeler que les progrès techniques ne pourront apporter des bénéfices concrets au système de santé tant que les considérations humaines et sociales ne seront pas prises en compte. Il faudra donc aussi s’attarder aux stratégies et aux mécanismes qui permettront aux acteurs d’acquérir les connaissances et compétences requises pour s’approprier ce potentiel, et en faire une utilisation éclairée.

Cet article fait partie du dossier Les défis d’un gouvernement numérique.

Photo : Shutterstock / LeoWolfert


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AM
Aude Motulsky est professeure adjointe au Département de gestion, évaluation et politiques de santé de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, et chercheuse au Centre de recherche du CHUM.
JD
Jean-Louis Denis est professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le design et l’adaptation des systèmes de santé. Il est cofondateur du Hub santé – politique, organisations et droit.
TS
Tibor Schuster est professeur adjoint au Département de médecine familiale de la Faculté de médecine de l’Université McGill. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les méthodes biostatistiques pour la recherche sur les soins primaires.

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