Péréquation et déséquilibre fiscal sont deux sujets financiers largement abordés dans le débat public canadien et ce sont aussi deux questions particulié€rement techniques. Il en découle que ces concepts sont généralement peu ou mal compris du plus grand nombre, d’autant qu’ils subissent souvent la simplification grossié€re que les discours politiques exigent.

Pourtant, ces problématiques constituent, l’une comme l’autre, des notions essentielles pour le bon fonctionnement de la fédération canadienne. La premié€re ”” la péréquation ”” pour son fonctionnement au jour le jour ; la seconde ”” le déséquilibre fiscal ”” pour son avenir mé‚me, aÌ€ défaut de clarification rapide.

À l’aube des élections québécoises au cours desquelles la question du déséquilibre fiscal risque fort d’é‚tre présente, surtout au lendemain du vote du budget aÌ€ Ottawa et aÌ€ la veille des élections fédérales dont nul n’ignore qu’elles ne tarderont pas, il est impératif de mettre en lumié€re les différences fondamentales entre la péréquation et le déséquilibre fiscal tout comme les liens qui les unissent, politiquement parlant.

La péréquation est un rouage financier capital dans le bon fonctionnement d’une structure fédérale. La plupart des États fédéraux disposent donc de mécanismes péréquatifs assurant une répartition des richesses entre les entités fédérées (Allemagne, Belgique, Suisse, Australie). Ce principe est décrit par certains comme la pierre angulaire d’une fédération.

Au Canada, la péréquation est une compétence fédérale. Elle assure aux gouvernements provinciaux suffisamment de fonds pour fournir aÌ€ l’ensemble des citoyens « des services publics de niveau comparable et moyennant des taux d’imposition comparables ». Ces fonds sont fournis par le gouvernement fédéral et déterminés par la formule de péréquation expliquée ci-apré€s.

Le besoin de mécanismes péréquatifs n’est pas nouveau : on en retrouve des traces dé€s 1867. La péréquation est d’ailleurs considérée comme un emblé€me fondamental de la fédération, au mé‚me titre que l’hymne national ou… l’hiver ! Le systé€me en vigueur actuellement date de 1982 et représente une part non négligeable du budget fédéral et des budgets des provinces récipiendaires, soit huit des dix provinces. Seules les deux provinces les plus riches ”” l’Alberta et l’Ontario ”” ne sont pas admissibles aÌ€ la péréquation.

Les trois principales caractéristiques de la péréquation sont les suivantes : les fonds versés au terme de la péréquation sont inconditionnels (aÌ€ la différence des transferts); le but est d’atteindre des niveaux comparables de services publics et d’imposition et non pas des niveaux égaux ; la compétence en matié€re de péréquation est purement fédérale : les provinces ne par- ticipent donc pas aÌ€ l’exercice de cette compétence.

C’est donc fort de sa liberté d’agir que le gouvernement fédéral a imaginé une formule dont il estime qu’elle lui permet de satisfaire aÌ€ son obligation constitutionnelle. Cette formule implique trois étapes.

En premier lieu, le ministé€re fédéral des Finances établit la capacité fiscale théorique de chaque province. Il ne tient donc pas compte des revenus réellement perçus par les gouverne- ments, mais plutoÌ‚t du potentiel de revenus, selon le régime fiscal représentatif (RFR). Ce régime prend en compte 33 impoÌ‚ts et sources de revenus, tels que l’impoÌ‚t sur le revenu, les taxes sur le tabac, le pétrole, les jeux, etc., et détermine ainsi la capacité fiscale moyenne par habitant de chaque province.

Il existe de tré€s grandes disparités de capacité fiscale théorique per capita entre les provinces. L’Alberta, en raison de ses revenus pétroliers, possé€de une capacité fiscale plus de deux fois supérieure aÌ€ la province la plus pauvre, aÌ€ savoir l’àŽle-du-Prince-Édouard. Il est frappant également de constater que les quatre provinces les plus pauvres sont les quatre provinces atlantiques, une situation constante depuis la Seconde Guerre mondiale.

La seconde étape consiste aÌ€ fixer le montant estimé nécessaire aux gouvernements provinciaux afin d’as- surer des services comparables. Ce montant est appelé norme de péréquation. Depuis 1982, celle-ci consiste en la moyenne des cinq provinces moyennes. Pour le calcul de la norme, on ne tient pas compte de la plus riche ”” l’Alberta ”” et des quatre plus pauvres ”” les provinces atlantiques. Il reste donc les provinces dites moyennes : Manitoba, Québec, Saskatchewan, Colombie-Britannique et Ontario.

Avant 1982, la norme de péréquation tenait compte de la moyenne des dix provinces, mais la crise pétrolié€re des années 1970 a eu pour effet une tré€s forte augmentation des revenus pétroliers en Alberta et a entraiÌ‚né une hausse de la norme et, donc, des droits de péréquation de toutes les provinces récipiendaires. Afin d’éviter une telle volatilité, onéreuse pour le gouvernement fédéral, celui-ci décida d’exclure l’Alberta du calcul de la norme. Mais cette exclusion devait é‚tre compensée par l’exclusion, au bas de l’échelle, des quatre provinces les plus pauvres, équivalentes aÌ€ l’Alberta en termes de population. Ces dernié€res années, cette norme de péréquation s’élé€ve aÌ€ environ 6 200 dollars par habitant.

Enfin, aux provinces dont la capacité fiscale est inférieure aÌ€ la norme, Ottawa verse en espé€ces par habitant la différence entre la norme et la capacité fiscale provinciale. AÌ€ l’heure actuelle, la somme totale avoi- sine les 10 milliards de dollars.

La force du systé€me de péréquation canadien est d’é‚tre réfléchi, cohérent et, surtout, dégagé au mieux des considérations purement poli- tiques. Bien suÌ‚r, les tractations politiques sont présentes en amont du systé€me (dans le choix des revenus aÌ€ prendre en compte pour le RFR, par exemple), il n’en reste pas moins que son application au jour le jour échappe aux marchandages financiers. Le seul élément que l’on peut éventuellement déplorer est le choix d’une norme de péréquation limitée aÌ€ cinq provinces, ce qui ne se justifie plus aÌ€ l’heure actuelle.

Depuis 1982, cette formule a connu quelques aménagements afin de corriger d’éventuels effets pervers qu’elle pouvait engendrer. Citons :

  • l’instauration d’un plafond, aboli en 2002, dont le but était de li- miter la croissance des transferts aÌ€ celle du taux de croissance du PIB ;

  • l’instauration d’un plancher dans le but de contenir les baisses des paiements de péréquation de chaque province d’une année aÌ€ l’autre aÌ€ un maximum de 1,6 p. 100 de la norme ;

  • la solution dite générique dans les rares situations ouÌ€ une assiette fis- cale est concentrée dans une seule province afin d’éviter que cette province détermine, par son taux d’imposition réel, la moyenne nationale sur cette source. Cette disposition vise, par exemple, le pétrole lourd de troisié€me degré en Saskatchewan.

Mais l’intégrité du systé€me est mise aÌ€ mal depuis plusieurs années par les accords dits parallé€les. Ces accords con- cernent les revenus tirés des ressources naturelles. En février 2005, le premier ministre Paul Martin a conclu avec Terre-Neuve-et-Labrador et la Nouvelle-Écosse de nouvelles ententes. Celles-ci prolongent la période de protection jusqu’en 2020 et prévoient la pleine compensation des baisses des paiements de péréquation découlant de la hausse des revenus tirés des ressources extracoÌ‚tié€res. En d’autres termes, une augmentation de la capacité fiscale de un dollar graÌ‚ce aÌ€ l’exploitation des ressources naturelles ne fera plus baisser la péréquation de un dollar.

Les principales critiques émises aÌ€ l’endroit du régime sont résumées dans la boiÌ‚te 1.

The inner workings of government
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The Functionary
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À partir de l’an 2000, les paiements de péréquation ont commencé aÌ€ diminuer apré€s avoir culminé aÌ€ 10,9 milliards de dollars. En effet, le ralen- tissement de l’économie ontarienne avait provoqué une réduction des dis- parités et, en conséquence, une réduction des paiements aÌ€ effectuer aux termes de la péréquation. De plus, les pressions des provinces en vue d’une majoration de la péréquation étaient alimentées par les excédents importants que le gouvernement fédéral dégageait depuis plusieurs années et, plus globalement, par la problématique croissante du déséquilibre fiscal.

C’est pourquoi, en octobre 2004, Paul Martin présentait un « Nouveau cadre de la péréquation » qui avait pour originalité fondamentale de fixer l’enveloppe que le gouvernement fédéral entendait désormais consacrer aÌ€ la péréquation. Le montant global n’était plus dé€s lors le fruit de la formule décrite ci-dessus. Il fut fixé aÌ€ 10 milliards de dol- lars pour 2004-2005 avec un taux de croissance de 3,5 p. 100 par an jusqu’en 2009-2010. Dé€s lors, la seule modification annuelle possible est la répartition entre les provinces. Les effets aÌ€ attendre de cette nouveauté sont que, si une province additionnelle devient admis- sible aÌ€ des paiements de péréquation, la part des autres provinces diminuera en conséquence, et inversement.

Le nouveau cadre prévoyait égale- ment un régime transitoire pendant deux ans afin de permettre au gouvernement fédéral de trouver une nouvelle formule plus prévisible, taÌ‚che ardue s’il en est. À cette fin, le gouvernement avait mandaté un groupe d’experts pour étudier la question.

Entre-temps, le gouvernement libéral est tombé et le rapport d’experts déposé en mai 2006 semble laisser indifférent le gouvernement Harper. Il est vrai que ce dernier s’est davantage prononcé sur la question du déséquilibre fiscal, alors que la péréquation avait occupé une place importante dans le Discours du TroÌ‚ne de Martin. En outre, le rapport du groupe d’experts lui-mé‚me ne propose pas de modification radicale du systé€me.

Trois raisons semblent expliquer les difficultés politiques qu’éprouve le gouvernement fédéral dans l’exercice de sa compétence juridique.

Tout d’abord, la complexité mé‚me du programme. Alors que l’idée initiale était fort simple dans son principe comme dans ses modalités, ce n’est plus le cas actuellement. Beaucoup appellent aÌ€ une simplification du systé€me sans pour autant proposer un instrument qui tiendrait compte des revendications de tous. Et que faire des divers bricolages instaurés en vingt années d’expérience? Leur suppression, si elle est souhaitable dans une optique de simplification et de respect de l’intégrité du systé€me, susciterait d’autres controverses délicates. Pensons par exemple aÌ€ l’abolition des accords parallé€les conclus en 2005.

Une autre difficulté réside dans le systé€me de partis. Au Canada, les partis sont horizontaux : il y des partis fédéraux, des partis provinciaux et des partis municipaux. Ces partis n’exercent leur fonction que sur leur entité. Mé‚me s’ils portent le mé‚me nom, ils sont organiquement distincts. Au sein de ces partis, les acteurs politiques ne cherchent donc qu’aÌ€ satisfaire l’intéré‚t de l’entité politique dont ils sont l’émanation, au détriment éventuellement de l’échelon institutionnel voisin. Certes, les partis nationaux couvrent l’ensemble du territoire canadien, mais cela n’inclut pas la prise en compte des intéré‚ts provinciaux. Il n’existe pas de structure partisane animée par la volonté de rencontrer l’intéré‚t le plus général.

Enfin, les rapports de force entre les entités ne doivent pas é‚tre négligés. La péréquation passe pour un élément constitutif essentiel de la fédération canadienne, comme « the glue that holds a federal state together ». En conséquence, Ottawa ne peut pas se permettre d’agir sans prudence et sans concertation, c’est-aÌ€-dire unilatéralement. L’aspect financier est également prépondérant, autant pour le gouvernement fédéral, les provinces récipiendaires que pour l’Alberta et l’Ontario ”” qui contribuent au systé€me sans en bénéficier directement. Le gouvernement fédéral doit éviter de les froisser inutilement par un exercice unilatéral de compétence qui pourrait passer pour arrogant.

Péréquation et déséquilibre fiscal sont deux notions fort distinctes. Leurs uniques points communs sont, peut-é‚tre, de hanter l’actualité canadienne, en particulier en période élec- torale, et d’é‚tre bien souvent mal comprises par les citoyens.

La péréquation est un mécanisme institutionnel qui se veut le garant d’un minimum de solidarité de Terre-Neuve aÌ€ la Colombie-Britannique. Elle garantit que les citoyens, parce qu’ils sont tous canadiens d’un océan aÌ€ l’autre, reçoivent des services de mé‚me qualité moyen- nant des impoÌ‚ts de mé‚me grandeur. C’est le reflet d’un sentiment bien ancré d’appartenance collective. En outre, les montants financiers qui en résultent ne sont pas, directement, le fruit de discus- sions politiques. Si le choix des revenus pris en compte reste, bien suÌ‚r, dicté par un calcul politique, le résultat de la formule, parfois imprévisible, et son fonctionnement d’année en année sont de l’ordre arithmétique.

Le déséquilibre fiscal, au contraire, est l’objet d’un débat éminemment poli- tique et fort récent, soutenu par les provinces et déclenché initialement par la Commission Séguin mise sur pied par le gouvernement du Québec en 2001. Il consiste aÌ€ dénoncer l’étendue des capa- cités fiscales du gouvernement fédéral par rapport aÌ€ ses responsabilités consti- tutionnelles. En d’autres termes, c’est prétendre que Ottawa s’autorise de prélever 100 dollars d’impoÌ‚t laÌ€ ouÌ€ l’exer- cice de ses compétences lui permettrait de se contenter, par exemple, de 85 dol- lars. Et ce, alors que les provinces disent faire face aÌ€ des compétences lourdes que leur espace fiscal ne permet pas d’as- sumer, ce qui provoque des déficits. En effet, si les provinces disposent d’un pouvoir fiscal, elles ne peuvent se permettre de taxer davantage, car le fardeau serait trop lourd en raison des champs fiscaux qui, disent-elles, sont d’ores et déjaÌ€ occupés par le fédéral. Cette théorie est, selon elles, corroborée par les excédents budgétaires qu’Ottawa dégage depuis quelques années, ce aÌ€ quoi celui-ci répond que ces surplus ne sont que le fruit d’une bonne gestion financié€re et que les provinces devraient, au contraire, le prendre comme exemple.

Cette problématique du déséquili- bre fiscal est d’autant plus croustillant que le Parti libéral du Canada, du temps de Paul Martin et encore aujourd’hui sous Stéphane Dion, nie l’existence de ce déséquilibre, alors que les conservateurs l’ont reconnu et ont promis de le régler. Le premier ministre Harper déclarait d’ailleurs aÌ€ cet égard, le 7 février dernier :

Dans notre prochain budget, nous prendrons enfin des mesures afin de rétablir l’équilibre fiscal au Canada de façon aÌ€ ce que les provinces et les territoires disposent des ressources nécessaires pour respecter leurs obligations aÌ€ l’égard des Canadiennes et des Canadiens. GraÌ‚ce au budget, les relations fiscales entre les gouvernements s’appuieront de nouveau sur des principes en offrant un appui et des transferts fédéraux prévisibles et aÌ€ long terme.

Néanmoins, si ces deux notions sont conceptuellement distinctes, elles sont liées politiquement. Il va de soi que les provinces aspirent aÌ€ recevoir plus de fonds du fédéral; que ces moyens soient dégagés par le biais d’une augmentation des fonds de péréquation ou par un espace fiscal libéré en leur faveur par Ottawa n’y change rien.

La péréquation peut donc servir aÌ€ limiter l’écart entre les revenus propres des gouvernements provinciaux et leurs dépenses, en d’autres termes, aÌ€ remplir les caisses que les provinces ne peuvent remplir par elles-mé‚mes en raison du déséquilibre fiscal. La réforme contenue dans le « Nouveau cadre » en témoigne d’ailleurs : elle fut lancée en automne 2004 alors que les provinces étaient aÌ€ cran sur… le déséquilibre fiscal. La péréquation a donc servi de moyen politique pour contenir, pendant un temps, la question du déséquilibre fiscal.

S’il convient de rectifier les trop fréquentes confusions entre ces deux concepts, il faut aussi considérer leur complexité comme une circonstance atténuante et reconnaiÌ‚tre que ces sujets restent souvent obscurément entremé‚lés, d’argent, de politique, de technicit遅

En définitive, ces débats démontrent qu’une structure commune de gouvernement implique la mise en place de modes de financement appropriés et légitimes. AÌ€ défaut, la cohésion des institutions risque de se voir mise en péril.

 

Cet article est une version révisée d’un texte d’abord paru dans la Revue Gouvernance aÌ€ l’automne 2006. www.revuegouvernance.ca

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