À la mi-mars, alors que les étu- diants québécois manifestaient en nombre record pour dénon- cer les coupures au programme de pré‚ts et bourses, les lycéens français prenaient aussi la rue, pour s’opposer au projet de loi Fillon sur l’école, qui met de l’avant diverses réformes aux objectifs plutoÌ‚t ambigus. Succé€s de mobilisation partout au pays, les manifestations françaises ont cependant mal tourné aÌ€ Paris. Venus expressément des lycées de banlieue pour « le plaisir de taper » et pour « se venger des blancs », des bandes de jeunes noirs et maghrébins ont volé et agressé les étu- diants et cassé leurs manifestations, au grand désarroi de jeunes venus protester sagement contre les inégalités.
Ce genre d’agression n’est pas nouveau en France. Il n’en reflé€te pas moins un important malaise social. Encore adolescents, ces jeunes des banlieues pauvres ne croient déjaÌ€ plus aux promesses ou aux revendications d’éga- lité. Ils se sont installés aÌ€ l’écart, dans le mépris de « ceux qui veulent réussir et qui ont plein de choses », et en rupture de la France qui débat sur l’école, l’éga- lité des chances ou le progré€s social. Ces jeunes « casseurs » ne sont ni de droite, ni de gauche. Ils sont en dehors.
D’autres repé€res politiques se brouillent. Le 5 mars, c’est sous les huées et les boules de neige (en France, ce sont des boules) que le premier secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, a été accueilli lors d’une manifestation pour la défense des ser- vices publics en région. En dépit d’un référendum interne aux résultats sans équivoque, le PS a de la difficulté aÌ€ refaire son unité sur la Constitution européenne, qui doit é‚tre approuvée par voie de référendum le 29 mai.
AÌ€ droite, ce débat semble réglé sauf en ce qui concerne la place éventuelle de la Turquie dans l’Union européenne, une question épineuse qui s’inscrit toutefois beaucoup plus loin aÌ€ l’horizon. Mais c’est autour de l’opposition personnelle entre le président Jacques Chirac et son ex-ministre des Finances devenu prési- dent du parti, Nicolas Sarkozy, que s’ar- ticulent des divisions qui minent le parti et le gouvernement. En retrait du pou- voir, comme l’était Paul Martin il n’y a pas si longtemps, Sarkozy profite de toutes les tribunes pour rendre publiques ses divergences avec le gouvernement de son propre parti.
La vie publique française semble donc marquée par des tensions sociales sérieuses et par un certain décalage par rapport aux repé€res politiques tradition- nels. Les enqué‚tes d’opinion sont d’ailleurs révélatrices. Les Français, con- cluait un rapport préparé en décembre 2004 pour les préfets, « ne croient plus aÌ€ rien. C’est mé‚me pour cela que la situa- tion est relativement calme, car ils esti- ment que ce n’est mé‚me plus la peine de faire part de son point de vue ou de ten- ter de se faire entendre ». Dans un con- texte économique difficile, on discerne mal la différence entre une droite qui parle de cohésion sociale et une gauche qui, au pouvoir, a adopté des politiques plutoÌ‚t libérales. Et on se méfie. Les observateurs parlent de sinistrose, et le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin fait difficilement mouche avec sa référence aÌ€ la « positive attitude » de son parti.
En fait, les Français se font tou- jours entendre! L’hiver 2005 a été mar- qué par de nombreuses gré€ves, manifestations et autres mouvements sociaux, contre les salaires qui ne sem- blent pas suivre le rythme des prix, contre la remise en question de la poli- tique des 35 heures, contre la dégrada- tion des services publics et, plus généralement, contre un gouverne- ment qui ne suscite gué€re la confiance. Le malaise est plutoÌ‚t attribuable aÌ€ un contexte économique et social difficile, face auquel les partis politiques semblent avoir peu de solutions aÌ€ proposer. Les citoyens trouvent plus facilement des motifs pour s’opposer et protester que des raisons de croire au change- ment et de travailler aÌ€ le promouvoir.
Avec une croissance relativement faible (autour de 2,5 p. 100 en 2004, probablement moins en 2005), un taux de choÌ‚mage qui dépasse maintenant les 10 p. 100, des inégalités qui se creusent et un déficit budgétaire qui ne respecte plus la norme européenne de 3 p. 100 du produit intérieur brut, la marge de manœuvre est effectivement assez mince. Les enjeux les plus difficiles, cependant, ne relé€vent pas uniquement de la politique économique. Les inéga- lités et la pauvreté résultent également de mécanismes puissants de reproduction et de stratification sociale qui, du domicile aÌ€ l’emploi et en passant surtout par l’école, font mentir l’idéal républicain d’égalité des chances. Dans un ouvrage récent, l’économiste EÌric Maurin parlait du « ghetto français » pour décrire la propension des plus riches aÌ€ s’isoler par rapport aÌ€ ceux qui sont plus bas dans l’échelle sociale et aÌ€ tout faire pour main- tenir leurs avantages.
Quand de tels phénomé€nes de ségrégation urbaine et de reproduction sociale se doublent de difficultés aÌ€ inté- grer les immigrants, et mé‚me les enfants des immigrants, on obtient un mélange potentiellement explosif. La question du foulard islamique apparaiÌ‚t alors comme un épiphénomé€ne. C’est plus largement la capacité de vivre ensemble en don- nant des chances aÌ€ peu pré€s égales aÌ€ tous qui est en jeu, et aÌ€ cet égard les incanta- tions républicaines ne suffiront pas.