Pourquoi, parmi tous les autres pays d’Afrique, s’intéresser au Cameroun ? Cette question m’a été posée alors que je terminais une présentation sur les violences extrémistes en Afrique. Originaire de la grande région du Nord où le groupe terroriste Boko Haram sévit depuis de nombreuses années, j’ai eu un accès privilégié à cette partie du monde. Cependant, c’est surtout le conflit linguistique et politique qui se superpose à ladite crise sécuritaire qui rend le Cameroun singulier et m’interpelle, en raison de l’expérience de mon intégration québécoise au Canada.

Bien que le Canada soit une fédération et le Cameroun une république formée de dix provinces ou régions, ils ont un point commun : ce sont les deux seuls pays au monde dont les langues officielles sont le français et l’anglais, fruit de l’héritage colonial de la France et de l’Angleterre. Le Cameroun connaît lui aussi des tensions sur fond de divisions politiques et linguistiques qui opposent, dans son cas, les communautés anglophones au gouvernement central francophone. Plus de 80 % de la population camerounaise est francophone et vit essentiellement dans huit régions, tandis que moins de 20 % de la population est constituée d’anglophones. Ces derniers veulent d’ailleurs faire sécession et réclament l’indépendance… Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?

Le résultat d’une multitude de crises négligées

Jusqu’en 2014, année où il a déclaré la guerre au mouvement Boko Haram, le Cameroun a été un havre de paix en Afrique, grâce à une relative stabilité politique. Cette situation n’est plus qu’un lointain souvenir. Pour une deuxième année consécutive, le Conseil norvégien pour les réfugiés vient de classer le Cameroun au premier rang des pays où les crises en matière de déplacements internes sont les plus négligées dans le monde.

Depuis le début de 2020, Boko Haram a intensifié les attaques dans l’Extrême-Nord du pays en multipliant les attentats kamikazes, les assassinats visant particulièrement les civils, les enlèvements et les pillages dans les petites localités qui se trouvent à la frontière avec le Nigéria. Ces incursions ont entraîné le déplacement de plus de 300 000 personnes et fait plus de 5 000 victimes depuis le début de la crise. Dans l’est du pays, les camps de réfugiés, qui étaient déjà débordés en raison de l’arrivée de personnes fuyant l’instabilité politique en République centrafricaine, ont accueilli plus de 280 000 personnes, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun, où vivent surtout les populations anglophones, une grave crise oppose depuis plus de 38 mois le gouvernement et des factions séparatistes qui réclament la création d’une république indépendante. Les revendications contre le pouvoir central ont pris la forme d’un boycottage organisé qui entraîne un important ralentissement économique, tout comme la fermeture de nombreux établissements scolaires. La population estime qu’elle est victime d’une politique d’assimilation et de « francophonisation » à cause de sa marginalisation systémique. Les anglophones ont un accès inégal aux emplois, sont sous-représentés dans l’administration et reçoivent moins de services publics (par exemple, il arrive fréquemment que des documents officiels soient uniquement disponibles en français dans des régions pourtant anglophones).

La population estime qu’elle est victime d’une politique d’assimilation et de « francophonisation » à cause de sa marginalisation systémique. Les anglophones ont un accès inégal aux emplois, sont sous-représentés dans l’administration et reçoivent moins de services publics.

Au mouvement indépendantiste se sont greffées des factions armées et fragmentées dont les actes criminels ont contribué à une escalade du conflit. La réponse militaire ne s’est pas fait attendre et a parfois donné lieu à des exactions, tant du côté de l’armée camerounaise que des séparatistes. Cette crise anglophone ne cesse de s’aggraver, alors que les atrocités se multiplient : plus de 2 000 civils ont été tués et près de 700 000 personnes ont fui les zones d’affrontement. Le 24 octobre dernier, un groupe armé a fait irruption dans une école située dans la zone anglophone, tuant huit enfants et en blessant douze autres. Cette attaque armée est la toute première du genre qui a été attribuée aux séparatistes ; elle a suscité une vague d’indignation publique portée par le mouvement #EndAnglophoneCrisis.

Une approche endogène s’inspirant du modèle canadien et québécois

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L’escalade de la violence dans les régions anglophones a amené le gouvernement camerounais à consacrer une grande partie de ses ressources financières et militaires à juguler cette crise, au détriment de sa lutte contre Boko Haram dans l’Extrême-Nord, où le nombre d’incidents violents a alors augmenté de près de 90 %. Il est donc impératif de trouver des solutions viables et durables à la crise linguistique pour assurer le vivre-ensemble et, par ricochet, la sécurité sur tout le territoire camerounais.

S’il est important que les solutions soient conçues par les acteurs locaux et qu’on évite toute forme d’ingérence et de paternalisme, la relation qu’entretient le Québec avec Ottawa pourrait, dans une certaine mesure, servir d’exemple au Cameroun. Bien que les divergences entre les mouvements souverainistes et fédéralistes continuent ici de susciter des tensions, celles-ci ont diminué avec le temps pour laisser place à un mariage imparfait qui dure, malgré les crises. Par exemple, le débat qui s’est rouvert sur le déclin de la langue française et les réformes de la Charte de la langue française traduisent une volonté d’améliorer le dialogue. Au-delà de la promotion de l’inclusion et des activités culturelles et communautaires, c’est le renforcement des institutions et de la bonne gouvernance qui resserre les liens nationaux et raffermit la solidarité. En assurant également une diplomatie intérieure proactive par des organismes tels que le Secrétariat du Québec aux relations canadiennes ou en créant des espaces comme les forums intergouvernementaux et des programmes d’appui à la recherche, le Québec et le gouvernement fédéral tendent à préserver leurs appartenances plurielles tout en renégociant constamment des compromis.

Pour sortir du cycle de déstabilisation au Cameroun, des organismes multilatéraux pourraient mettre sur pied des initiatives similaires. Le Canada, qui appuie déjà financièrement plusieurs projets de développement locaux menés par la société civile, pourrait agir comme médiateur dans le conflit opposant la minorité anglophone au pouvoir central francophone. Son intervention pourrait se faire dans un cadre multilatéral, par exemple, celui du Commonwealth ou de l’Organisation internationale de la Francophonie, dont le Cameroun est aussi membre.

Le Canada, qui appuie déjà financièrement plusieurs projets de développement locaux menés par la société civile au Cameroun, pourrait agir comme médiateur dans le conflit opposant la minorité anglophone au pouvoir central francophone.

En essayant d’être à la fois juge et partie, le gouvernement camerounais a tenté de mettre fin au conflit par l’instauration d’un grand dialogue national, en octobre 2019. L’opération s’est soldée par un échec. Cette déliquescence de l’État invite à une réflexion profonde sur les moyens cohérents de promouvoir les intérêts institutionnels et les identités linguistiques et culturelles dont les différences sont en réalité sources de richesse. Au Cameroun, il ne pourra y avoir d’unité nationale forte sans une véritable décentralisation du pouvoir qui passe nécessairement par celle des ressources et touchera à la fois les domaines économique, politique et social.

Ces dernières décennies, les graves crises humanitaires internationales d’origine politique, lors desquelles la communauté internationale n’a pas réagi de façon adéquate ou a tardé à le faire, montrent l’importance de la non-indifférence et d’une réelle solidarité dans un monde devenu un village planétaire. La menace que représente le conflit anglophone au Cameroun et ses effets sur la lutte contre Boko Haram, auxquels s’ajoutent désormais des tensions ethnopolitiques qui trouvent un terreau fertile dans les réseaux sociaux, fragilisent grandement le pays. Entre tragédie et espoir, il est important de médiatiser ces crises, mais aussi de parler d’expériences nationales fonctionnelles, quoique perfectibles, comme celles que vivent les gouvernements fédéral et québécois. Elles peuvent être mises à contribution pour aider d’autres pays à sortir de l’impasse des conflits entre communautés linguistiques.

Photo : Place de l’Indépendance à Yaoundé, capitale politique du Cameroun. Shutterstock / Sidoine Mbogni.

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Lydie C. Belporo
Lydie C. Belporo est doctorante à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et au Centre d’études et de recherches internationales (CÉRIUM). Ses recherches portent sur la gouvernance qui pourrait permettre de combattre l’extrémisme violent en Afrique subsaharienne.

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