Les premières rencontres internationales pour faire le point sur la situation désastreuse d’Haïti après le séisme du 12 janvier ont vite dégagé un consensus sur la nécessité de reconstruire non seulement les infrastructures physiques et l’habitat du pays, mais également les capacités institutionnelles de la société civile et de l’État.
C’est là, en effet, une des grandes leçons des sciences sociales contemporaines : il n’y a pas de bonnes actions publiques sans des gouvernements de qualité.
L’idée peut sembler triviale, mais elle ne l’est pas. Jusqu’à récemment, en effet, plusieurs experts considéraient que la démocratie, la primauté du droit et une administration publique honnête et impartiale étaient des luxes que ne pouvaient se payer les pays les plus pauvres. Dans une société moins riche, l’autoritarisme et l’arbitraire pouvaient même constituer des avantages en permettant de concentrer tous les efforts publics sur le développement des infrastructures et la croissance économique. Le mot d’ordre était : croissance d’abord, démocratie ensuite. C’est encore aujourd’hui le modèle chinois.
Ce modèle peut fonctionner pendant un temps. Mais il comporte des coûts sociaux et environnementaux importants, conduit inévitablement à des abus et à des dérives politiques, et mine, à long terme, le développement économique. C’est pourquoi les grandes institutions internationales s’entendent maintenant pour promouvoir d’emblée la bonne gouvernance, comme préalable au développement.
Les chercheurs du Quality of Government Institute, basé à l’Université de Göteborg en Suède, ont amplement documenté les effets négatifs de gouvernements déficients ou corrompus, autant pour les pays riches que pour les pays pauvres. Quand la démocratie, le droit, l’impartialité et l’honnêteté sont mis à mal, les politiques publiques se détériorent, la confiance et la participation diminuent, la justice sociale recule et la santé publique se dégrade. Même le fonctionnement du marché s’en ressent. Pour asseoir les règles du marché, en effet, il faut aussi des gouvernements efficaces et crédibles.
Le problème, évidemment, consiste à mettre en place des institutions publiques légitimes, crédibles et impartiales dans un contexte où la méfiance, le patronage et la tricherie prévalent. Ceci est d’autant plus vrai dans un pays pauvre, où la vie politique est facilement dominée par la quête d’avantages et de ressources rares. La route qui mène de Moscou à Stockholm, résume de façon imagée le politologue suédois Bo Rothstein, est parsemée d’embûches.
Pour réaliser un tel parcours, les dirigeants politiques doivent annoncer clairement et sans ambiguïté que les règles du jeu ont changé, consolider la démocratie, miser sur la délibération publique, et établir des programmes universels, crédibles et favorables à l’égalité des citoyens. Réussir ceci n’est pas facile, puisqu’il faut presque tout faire en même temps. Des ajustements à la marge ne suffisent pas ; il faut donner un grand coup.
C’est ce qui est arrivé au Québec dans les années 1960 et 1970. Souvent présentée comme un simple rattrapage, la Révolution tranquille a d’abord exigé une transformation radicale de nos mœurs politiques.
Minée par la fraude électorale, le patronage et la méfiance, la société québécoise semblait alors incapable de se réformer. Mais l’arrivée au pouvoir du Parti libéral et plus tard du Parti québécois a ouvert la voie à des réformes majeures du processus électoral, du financement des partis et de l’administration publique, qui ont littéralement changé les règles du jeu politique.
Graduellement, le cynisme, l’indifférence et la méfiance ont fait place à la confiance, et d’autres réformes sont devenues possibles.
Mais rien n’est jamais acquis définitivement. Depuis quelques années, le Québec recule. La loi sur le financement des partis est allègrement contournée, la collusion semble se répandre dans l’industrie de la construction, et de bien particuliers partenariats public-privé se dessinent au ministère des Transports et dans les municipalités.
Graduellement, la confiance s’effrite. Un sondage réalisé par Léger Marketing en janvier 2010 indiquait que plus de 70 p. 100 des Québécois considèrent que la corruption, la collusion et l’évasion fiscale affectent significativement la capacité du gouvernement à équilibrer les finances publiques.
Mais constater le problème ne suffit pas. Les dernières élections montréalaises ont montré que bien des électeurs peuvent se résigner à accepter l’inacceptable s’ils se convainquent que tous les politiciens sont semblables, ou qu’un malhonnête vaut mieux qu’une souverainiste. Le cynisme s’installe alors, minant encore un peu plus la possibilité de préserver des gouvernements de qualité.
Le débat actuel sur la corruption dans la construction ne concerne donc pas qu’une simple dérive sectorielle. C’est toute la démocratie québécoise qui est en jeu, et avec elle la capacité de maintenir des politiques et des pratiques éclairées.
Dans bien des pays, mettre en place des gouvernements de qualité constitue encore un grand défi, préalable à tous les autres. Au Québec, ce défi a été relevé par la génération qui a fait la Révolution tranquille. Mais les héritiers n’en mesurent pas toujours l’importance. En quelques années, ce qui a été gagné de haute lutte peut aussi être perdu.