Pour améliorer sa gouvernance, la Banque mondiale a créé en 1993 un Panel d’inspection, une institution indépendante dotée du pouvoir de recevoir et d’étudier les plaintes de personnes ou d’organismes s’estimant lésés par un projet de la Banque. Cette instance quasi juridique peut déterminer, notamment, si la Banque respecte ses propres politiques et procédures.

Dans un rapport déposé en septembre 2008, ce Panel d’inspection portait un jugement sévère sur le projet de barrage hydroélectrique de la rivière Bujagali en Ouganda, un partenariat public-privé financé par la Banque mondiale et d’autres banques multilatérales.

Sans nier le besoin en électricité du pays, et en reconnaissant les efforts des promoteurs sur plusieurs plans, le Panel concluait que le projet allait à l’encontre de nombreuses règles de la Banque mondiale. Évaluation environnementale déficiente, ignorance des effets du réchauffement climatique sur l’apport hydrologique, oubli des impacts sur le lac Victoria en aval, considération insuffisante des autres options énergétiques et de la situation de la majorité des ménages qui n’est pas branchée au réseau, manque d’attention au sort des personnes déplacées, négligence quant à la préservation des habitats naturels et des sites culturels de la région ; le dossier semblait contredire toutes les politiques de la Banque sur le développement durable, la bonne gouvernance et la lutte contre la pauvreté.

En plus, le contrat prévoyait que l’agence énergétique ougandaise paierait toujours le même prix, que l’eau et l’électricité soient abondantes ou non. Les investisseurs prenaient les profits mais laissaient tous les risques au gouvernement ougandais.

Trois mois plus tard, en décembre 2008, le conseil des administrateurs de la Banque mondiale allait tout de même de l’avant avec le projet. Le rapport du Panel d’inspection, notait simplement le président de la Banque Robert B. Zoellick, va nous aider à « améliorer ce projet » pour en faire un modèle de développement sensible aux préoccupations environnementales et aux enjeux locaux.

Ainsi va la Banque mondiale. Dans Hypocrisy Trap: The World Bank and the Poverty of Reform, un livre écrit avant ces événements, la politologue américaine Catherine Weaver parlait d’hypocrisie organisée pour décrire le décalage fréquent entre les discours généreux et les pratiques expéditives de l’institution phare du développement international.

L’hypocrisie organisée, expliquait Weaver, ne relève pas de la simple malhonnêteté. Il s’agit plutôt d’un travers inhérent aux grandes organisations tiraillées entre des impératifs et des logiques contradictoires.

À l’origine, la Banque mondiale était essentiellement une banque qui offrait du financement aux pays les moins riches. Mais au fil du temps, elle est aussi devenue l’institution de référence en ce qui concerne le développement international et la cible de toutes les critiques. Elle a donc dû ajuster son discours et ses pratiques pour se montrer sensible à la bonne gouvernance, au développement durable et à la lutte pour « un monde sans pauvreté ».

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La Banque a ainsi développé un discours éclairé, probablement sincère mais à bonne distance de ses opérations de financement, qui sont demeurées gérées par des économistes qui veulent surtout développer et faire approuver des prêts et ne savent pas toujours comment opérationnaliser les nouvelles normes de gouvernance.

L’hypocrisie organisée n’est d’ailleurs pas le seul fait de la Banque mondiale. Dans la mise en œuvre des objectifs du millénaire pour le développement, par exemple, la plupart des pays donateurs n’ont pas respecté leurs engagements.

C’est peut-être un travers de notre époque. Alors même que les écarts de revenus s’accroissent, le discours social devient de plus en plus sophistiqué, pour intégrer un ensemble de valeurs associées à l’égalité, à la participation démocratique, à la protection de l’environnement et à la transparence. On peut ainsi se proclamer en faveur d’« un monde sans pauvreté » sans jamais se sentir obligé de redistribuer la richesse.

L’hypocrisie organisée, cependant, finit un jour par être dévoilée. C’est sur ce ressort qu’il faut compter. L’idée, comme le note Weaver, n’est pas de tomber dans le cynisme, mais plutôt de demeurer vigilant et exigeant. En dépit de leurs incohérences, même des organisations comme la Banque mondiale finissent par évoluer, pour graduellement mieux respecter les exigences de la justice sociale.

En passant, les journaux faisaient état récemment des plans de Kim Jong-il, le « cher dirigeant » nordcoréen, qui voudrait céder le pouvoir à son fils Kim Jong-un, comme il l’a lui-même reçu de son père Kim Il-sung. Comme bien des lecteurs, je souriais un peu en pensant à cette invraisemblable dynastie communiste, où rien ne laisse penser que les liens du sang aient un quelconque rapport avec le mérite. Deux jours après, j’ai vu une photo de l’assemblée annuelle de Bombardier, où on retrouvait le président et chef de la direction Pierre Beaudoin, et son père Laurent Beaudoin, lui-même président du conseil de l’entreprise. Beaudoin, Bronfman, Coutu, Desmarais, Molson, Péladeau ; on parle bien sûr du secteur privé, mais nos grandes entreprises n’ont-elles pas quelque chose d’un peu nord-coréen?

Photo: Kristi Blokhin / Shutterstock

Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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