On dit souvent qu’en signant l’Accord de libre- échange canado-américain (ALE) puis l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le Canada se serait en quelque sorte réconcilié avec son destin nord- américain. Mais les Canadiens et, en particulier, leur gou- vernement assument-ils ce choix? On peut en douter lorsqu’on considé€re la manié€re dont Ottawa a envisagé jusqu’aÌ€ maintenant l’avenir de l’ALENA. Il semble en effet que la premié€re préoccupation du gouvernement cana- dien, au lendemain de l’établissement de la zone de libre- échange ait été de vouloir « dénord-américaniser » l’ALENA. Puis, malgré le fait qu’aÌ€ l’usage l’accord ait mon- tré ses faiblesses et ses insuffisances, le mé‚me gouverne- ment s’est longtemps refusé aÌ€ ne serait-ce que considérer la possibilité de pousser plus avant le projet d’intégration nord-américaine. Cette attitude de dénégation un peu honteuse aÌ€ l’égard d’un état de fait que nous avons nous- mé‚mes contribué aÌ€ créer n’est plus vraiment tenable. Tout simplement parce que, si les Canadiens veulent continuer aÌ€ profiter des bénéfices que leur procure l’ALENA ou les accroiÌ‚tre, ils doivent se résoudre aÌ€ investir dans son entre- tien et mé‚me prévoir quelques rénovations. Car, laissé aÌ€ lui-mé‚me, l’ALENA, pourtant fié€rement considéré aÌ€ sa sig- nature comme un accord de libre-échange d’avant-garde, risque de tomber rapidement en désuétude. De manié€re plus générale, le gouvernement canadien, au moment ouÌ€ il réexamine les fondements de sa politique étrangé€re, devrait résolument accepter son destin continental et se doter d’une véritable politique nord-américaine.
Il est clair qu’au lieu de s’atteler aÌ€ travailler de l’intérieur la nouvelle réalité nord-américaine que l’ALENA a significa- tivement contribué aÌ€ créer, le gouvernement du Canada a préféré chercher aÌ€ composer avec elle de l’extérieur. L’objectif étant clairement ici de contrebalancer le pouvoir énorme qu’exercent les EÌtats-Unis au sein de la zone. Dans ce but, deux stratégies s’offraient aÌ€ lui : la stratégie de l’élargissement, c’est-aÌ€-dire chercher aÌ€ intégrer aÌ€ l’Accord de nou- veaux partenaires provenant nécessaire- ment de l’extérieur de l’Amérique du Nord ; et la stratégie de l’enchevé‚trement, consistant aÌ€ insérer l’ALENA lui-mé‚me dans de nouveaux accords inter- régionaux. Aucune de ces deux stratégies n’a fonctionné.
Il y a dix ans, l’hypothé€se selon laquelle l’ALENA évoluerait par cycles successifs d’élargissements n’était pas dénuée de fondements. L’accord de 1994 était en fait lui-mé‚me le résultat d’un deuxié€me cycle de négociation, apré€s le premier qui a donné naissance aÌ€ l’ALE; alors pourquoi cela ne se répéterait-il pas dans l’avenir? L’intéré‚t du Canada pour pareille évolution s’est manifesté, dans un premier temps, par la proposition, acceptée par ses parte- naires, d’insérer dans le texte de l’ac- cord une clause d’accession. Puis, le gouvernement accueillit avec enthousi- asme, dé€s 1995, la demande formelle d’accession présentée par le Chili. Qui plus est, lorsqu’il fut évident que le Congré€s américain n’était pas pré‚t aÌ€ donner son aval aÌ€ l’entrée du Chili dans l’ALENA, le Canada négocia avec ce pays un accord bilatéral de libre- échange faisant explicitement référence, dans son préambule et ses dispositions finales, aÌ€ l’objectif d’une intégration définitive du pays du CoÌ‚ne Sud au sein de la famille alénienne. Malheureusement pour le Canada, cet objectif ne s’est jamais réalisé, mé‚me si, depuis, Mexico et Washington ont signé séparément des accords de libre- échange avec Santiago. Aujourd’hui, malgré le fait que les trois partenaires de la zone nord-américaine aient multiplié les accords bilatéraux de type ALENA avec d’autres pays de la région, il n’est plus question d’élargissements. Les espoirs canadiens se sont donc envolés.
La stratégie de l’enchevé‚trement a eu la vie plus longue, mais a elle aussi mené aÌ€ des culs-de-sac. L’ALENA n’était pas encore entré en vigueur que le mi- nistre canadien du Commerce interna- tional de l’époque, Roy MacLaren, proposait la négociation d’un Accord de libre-échange transatlantique (ALETA). Et, aÌ€ plusieurs reprises au cours des années qui suivirent, le Premier ministre Jean Chrétien plaida en faveur de la création d’une zone de libre-échange ALENA–Union européenne. Les européens opté€rent plutoÌ‚t pour la signa- ture, dé€s 1997, d’un accord séparé avec le Mexique et se montré€rent par la suite peu intéressés aÌ€ mé‚ler les Canadiens aÌ€ leurs négociations bilatérales avec Washington.
Le projet de création d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) a suscité davantage d’espoirs. Au départ, ce projet a été présenté par les Américains comme un élargissement, puis un enchevé‚trement de l’ALENA avec d’autres zones comme le MERCO- SUR. Il a cependant évolué et débouché sur la négociation d’un nouvel accord aÌ€ 34, mais un accord tout de mé‚me tré€s proche de l’ALENA en terme de struc- ture et de portée. Si bien que, jusqu’aÌ€ la suspension des négociations en novem- bre 2003, la ZLEA promettait d’offrir au Canada un traité qui se substituerait en partie aÌ€ l’ALENA et lui permettrait de gérer certains aspects de sa relation com- merciale avec les EÌtats-Unis dans un cadre moins étroit que celui du triangle nord-américain. Tout indique cepen- dant que mé‚me si le projet de ZLEA était aujourd’hui rescapé, sa portée serait probablement ramenée bien en dessous du seuil permettant au Canada d’utiliser le nouvel accord aÌ€ profit dans la gestion de ses rapports avec les EÌtats-Unis et le Mexique.
En voulant élargir l’ALENA ou l’insérer au sein d’ensembles inter-régionaux plus vastes, le Canada ne cherchait pas de véritables gains commerciaux aÌ€ l’ex- térieur de la zone nord- américaine. Apré€s tout, nous ne faisons que tré€s peu de commerce avec les pays de l’hémis- phé€re au sud du Mexique et les études économétriques montrent que les gains nets que nous obtiendrions d’une libéralisation accrue de nos échanges avec l’Europe sont réels mais insigni- fiants si on les compare avec ceux que générerait un approfondissement du libre-échange nord-américain lui- mé‚me. En fait, tout cet activisme « périphérique » avait pour objectif d’a- gir indirectement, en s’en détournant, sur l’état de fait créé par l’ALENA.
En mé‚me temps qu’il s’efforçait, sans grand succé€s, de composer aÌ€ distance avec la nouvelle Amérique du Nord, le gouvernement s’est jusqu’aÌ€ maintenant montré extré‚mement hési- tant aÌ€ agir sur celle-ci de front. Il a en effet pour l’essentiel ignoré les proposi- tions mexicaines et mé‚me américaines visant aÌ€ pousser la coopération régionale au-delaÌ€ des domaines cou- verts par l’ALENA. Lorsqu’un comité parlementaire canadien l’enjoignit en 2002 de s’investir davantage dans la construction de la « maison commune » nord-américaine, le gou- vernement répondit qu’il ne voyait pas la nécessité de se commettre au-delaÌ€ de ce que prévoit le traité de 1994. Pour- tant, apré€s dix ans de mise aÌ€ l’épreuve, les insuffisances de l’accord se font de plus en plus évidentes et les proposi- tions émanant autant des milieux académiques que de ceux des affaires pour les corriger suggé€rent des modifi- cations profondes.
Par exemple, il y a quasi-unanimité chez les experts sur la nécessité de reconsidérer et éventuellement d’élim- iner, parce qu’il est couÌ‚teux pour les entreprises et qu’il ne les met pas aÌ€ l’abri de manipulations protectionnistes, le systé€me de ré€gles d’origine institué par l’accord pour empé‚cher que des pro- duits provenant de l’extérieur de la zone ne profitent des avantages consen- tis aux produits plus proprement nord- américains. Selon une étude récente menée par des économistes d’Industrie Canada, les pertes économiques dues aÌ€ la conformation aux ré€gles d’origine équivaudraient aÌ€ 1 p. 100 de notre PIB. L’élimination du systé€me des ré€gles d’o- rigine nécessiterait la création au sein de l’ALENA de mécanismes de gestion d’un tarif extérieur commun et, donc, sa transformation vers une union douanié€re. Certains économistes croient qu’il serait possible pour le Canada et les EÌtats-Unis d’harmoniser en partie leurs tarifs extérieurs en faisant l’économie d’une politique com- merciale commune. N’empé‚che qu’aÌ€ terme l’établissement d’un tarif extérieur commun nécessitera une coordination politique beaucoup plus importante que ce que prévoit actuelle- ment l’ALENA, ne serait-ce que pour permettre aux partenaires de prendre des positions aÌ€ l’égard des pays tiers avec lesquels ils négocieront de futurs accords commerciaux. En d’autres mots, la remise en question du systé€me des ré€gles d’origine aurait des répercus- sions importantes sur la nature mé‚me de la zone alénienne.
De la mé‚me manié€re, les Canadiens souhaitent depuis longtemps trouver des moyens pour, sinon éliminer, du moins mieux encadrer les recours par les EÌtats-Unis aux mesures anti-dumping et droits compensateurs, comme celles qui ali- mentent le conflit du bois d’œuvre. Il est évident que cela nécessiterait laÌ€ encore une transformation majeure de l’accord ; soit le remplacement du mécanisme actuel de ré€glement des dif- férends du chapitre 19 par un tribunal permanent et un ren- forcement significatif du chapitre 15 permettant la mise en place d’une politique de con- currence commune. En ce qui concerne, autre irritant, les problé€mes liés au maintien des systé€mes de certification et instances de réglementations propres aux trois pays en matié€re de produits pharmaceu- tiques, de sécurité alimentaire, de normes techniques, etc., il est extré‚mement difficile d’en- visager des mécanismes de reconnaissance mutuelle ou d’harmonisation qui n’impli- queraient aucune coordination politique. Tout simplement parce que la responsabilité d’un EÌtat en matié€re de sécurité et de santé des personnes ne peut se déléguer aÌ€ un autre EÌtat.
Ces quelques exemples montrent comment la création de l’ALENA a entraiÌ‚né un processus d’intégration qui exige aujourd’hui, quoi qu’en pense le gouvernement canadien, une réforme importante du cadre juridique instauré en 1994. De leur coÌ‚té, les gouverne- ments mexicain et américain se sont montrés beaucoup moins frileux. Depuis son arrivée au pouvoir en 2000, le président Vicente Fox a proposé divers scénarios d’approfondissement de l’intégration nord-américaine, par- lant ouvertement d’un éventuel marché commun et proposant d’étendre le champ de la coopération aléni- enne aÌ€ des domaines comme l’immi- gration, le travail et le développement régional. Le président George Bush a démontré un certain degré d’ouverture aÌ€ l’égard des propositions mexicaines, dont celle d’une « Initiative de l’Amérique du Nord » qui instituerait un mécanisme de coopération paral- lé€le aÌ€ l’ALENA et qui pourrait prendre charge des problé€mes comme ceux des ré€gles d’origine et de l’harmonisation des normes. Certains s’attendaient d’ailleurs aÌ€ ce que la visite du président américain au Canada, en décembre dernier, soit l’occasion d’un ralliement du Canada aÌ€ cette idée, ce qui n’a pas été le cas.
L’ALENA vieillit vite non seulement en regard de l’évolution rapide de la réalité de l’intégration régionale, mais aussi parce que, depuis 1994, les dispositions de l’accord ont servi de modé€le aÌ€ la négociation d’un nombre grandissant d’ententes de libre- échange concurrentes. D’autres blocs commerciaux se constituent ; le récent accord signé entre la Chine et les dix pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, par exemple, reléguera l’ALENA au second rang mondial des zones de libre-échange. Cependant, le principal risque pour le Canada ne vient pas tant de l’évolution d’autres blocs com- merciaux concurrents que des accords commerciaux que si- gnent les EÌtats-Unis et, dans une moindre mesure, le Mexique avec des pays tiers. AÌ€ terme, parce que ces accords innovent dans de nouveaux domaines non couverts par l’ALENA ou reprennent, mais en les amélio- rant, certaines de ses disposi- tions, ils empé‚cheront le Canada de profiter de condi- tions d’accé€s aux marchés américain et mexicain auxquels d’autres auront droit. Tout sim- plement parce que l’ALENA, lui, demeure figé dans la réalité d’avant 1994.
Prenons le cas des chapitres sur l’investissement dans les accords récemment négociés par Washington avec le Chili et les pays d’Amérique centrale. On sait que le Canada a longtemps réclamé de ses partenaires de l’ALENA un meilleur encadrement des dispositions du fameux chapitre 11 concernant les expropriations déguisées, qui ouvrent la porte aÌ€ des recours contre les gouvernements par des investisseurs étrangers. D’une certaine manié€re, le Canada a eu gain de cause, mais ce n’est pas lui qui en bénéficiera. En effet, les EÌtats-Unis acceptent aujour- d’hui l’argument canadien voulant qu’une action gouvernementale visant un objectif de bien commun comme la santé ou l’environnement ne puisse é‚tre considérée comme une expropriation indirecte, mais aÌ€ défaut de renégocier l’ALENA ce sont les accords de libre- échange EÌtats-Unis–Chili et EÌtats- Unis–Amérique centrale qui profitent du travail de persuasion accompli par les Canadiens. L’exemple des expropria- tions déguisées n’en est qu’un parmi d’autres puisque les accords récemment négociés par les EÌtats-Unis avec d’autres pays contiennent plusieurs innovations, en matié€re d’investissements (prescrip- tions de résultat, normes minimales de traitement et ré€glement des différends) mais aussi en matié€re de propriété intel- lectuelle ou d’agriculture.
Afin d’assurer aÌ€ l’ALENA l’adap- tabilité requise pour éviter sa vétusté grandissante, les trois EÌtats nord-américains devront franchir un nouveau seuil dans leur coopération économique et c’est certainement ce qui, en bonne partie, donne le vertige au gouvernement canadien. L’ALENA est, pour le moment, un accord de type « statu quo ». Cela veut dire, d’abord et comme nous l’avons vu plus haut, qu’il n’institue pas de mécanismes d’instances de coordination politique permettant de prendre en charge de nouveaux espaces de libéralisation comme la création d’un tarif extérieur commun ou l’harmonisation des normes de fabrication. Plus fondamen- talement, cela veut aussi dire que l’ac- cord n’institue pas de mécanisme permettant de l’amender et de l’adapter aux nouvelles exigences du commerce. Les dispositions finales de l’accord prévoient que des modifica- tions au texte initial peuvent é‚tre apportées, mais sans qu’un cadre ne soit établi pour négocier ces modifica- tions. Ce qui revient aÌ€ dire que les modifications, sauf quelques rares exceptions, doivent passer par une négociation aÌ€ neuf. Tout au plus la Commission, qui est le bras politique de l’accord, peut-elle modifier cer- taines modalités tré€s techniques, comme elle l’a fait aÌ€ quelques reprises dans le cas des ré€gles d’origine ou dans le cas de l’accélération de certaines réductions tarifaires. Sous cet aspect, l’ALENA ressemble aux accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le régime de l’OMC, cepen- dant, s’organise autour de cycles suc- cessifs de négociations ”” nous en sommes au neuvié€me ”” qui rendent la renégociation aÌ€ toute fin pratique per- manente et font du GATT et autres accords de la famille OMC, contraire- ment aÌ€ l’ALENA, des instruments vivants et ouverts sur le futur.
Ce que tout cela signifie, c’est qu’il y a onze ans les concepteurs de l’ALENA sont allés aussi loin qu’il était possible d’aller en terme de libéralisa- tion tout en faisant l’économie de mécanismes de coordination poli- tique. Les trois pays se sont arré‚tés, tant au plan de l’étendue des domaines couverts que du niveau d’intégration et qu’en ce qui concerne la transfor- mation future de la zone, au point au- delaÌ€ duquel une forme de délégation politique aurait été nécessaire. Cela se comprend si on considé€re qu’il est dif- ficile pour des partenaires aussi inégaux que le Canada, les EÌtats-Unis et le Mexique de s’entendre sur des modes de délégation de souveraineté qui engagent l’avenir. Cela dit, comme c’est laÌ€ ouÌ€ nous en sommes, on com- prend aussi tout le défi que pose au Canada son avenir au sein de l’ALENA.
Pour faire face aÌ€ ce défi, le Canada doit se doter d’une véritable politique nord-américaine et placer celle-ci au centre de sa poli- tique étrangé€re. L’actuel gouvernement devrait dé- ployer, aÌ€ l’égard du futur de l’Amérique du Nord, au moins les mé‚mes énergies que celles qu’il consacre au renouvellement des institu- tions multilatérales, par exemple dans le cas du pro- jet de création d’un G-20. AÌ€ premié€re vue, l’ALENA et la construction d’une nouvelle architec- ture régionale pour la coopération Canada–EÌtats-Unis–Mexique ont beau- coup moins de sex-appeal politique que la participation aux grandes messes de la gouvernance mondiale. Tout de mé‚me, non seulement n’est-ce qu’aÌ€ premié€re vue ”” il y aurait beaucoup aÌ€ dire sur l’enjeu formidable et global que constitue la réussite ou l’échec de la libéralisation politique et économique du Mexique ””, mais il s’agit laÌ€ de questions fondamentales pour l’avenir de notre prospérité et de notre sécurité économique. Doit-on répéter ici aÌ€ quel point notre économie dépend de notre relation commerciale avec les EÌtats-Unis? C’est aussi une question de dignité, comme le faisait récemment remarquer Allan Gotlieb devant le C.D. Howe Institute : face aÌ€ l’importance de notre commerce avec les EÌtats-Unis, la faiblesse institution- nelle de l’ALENA est telle et laisse tant de choses aÌ€ découvert que si la situa- tion ne change pas nous serons de plus en plus condamnés, pour faire valoir nos intéré‚ts aupré€s de Washington, aÌ€ la supplication plutoÌ‚t que de pouvoir en appeler au respect des ré€gles communes.
Une véritable politique nord-améri- caine exige d’abord la franche reconnais- sance de la nécessité de rénover et de dépasser l’ALENA. Elle doit ensuite pren- dre pied sur une réflexion stratégique poussée sur le type d’arrangements insti- tutionnels futurs que le Canada serait pré‚t aÌ€ négocier. Pour l’heure, cette réfle- xion est menée aÌ€ l’extérieur du gou- vernement ”” principalement au sein de think-tank comme le C.D. Howe Institute, l’IRPP et le Council on Foreign Relations ”” et sans bénéficier des moyens ni de la perspective politique dont dispose l’EÌtat. Par exemple, les propositions qui émanent de ces dif- férentes sources se confrontent toutes aÌ€ la question de savoir si une réouverture de l’ALENA est nécessaire. Un peu dans la ligne des propositions du président Fox, plusieurs comme Daniel Schwanen, de l’IRPP, ou Thomas d’Aquino, du Conseil canadien des chefs d’entreprise, ont suggéré la création d’un nouveau « Traité de l’Amérique du Nord», qui établirait un mécanisme permanent de coopération dans le domaine du commerce, mais aussi dans d’autres comme ceux de l’énergie et de la sécurité, tout en main- tenant intact l’ALENA. Pour savoir si la chose serait techniquement possible ou politiquement souhaitable et permettre au gouvernement de se prononcer sur de pareilles propositions, un important chantier d’analyse et de réflexion doit é‚tre lancé.
Développer une véritable poli- tique nord-américaine permettrait aussi d’en finir avec la nostalgie de l’é€re pré-ALENA et les illusions d’un possible retour aÌ€ une époque ouÌ€ le Mexique n’était pas vraiment, du point de vue canadien, partie de l’Amérique du Nord. Céder aÌ€ cette ten- tation « bilatéraliste » serait une erreur stratégique grave. D’abord, rappelons que l’ALENA représente l’avancée de loin la plus significative effectuée par le Canada pour encadrer et protéger ses relations économiques avec les EÌtats-Unis. Toute tentative de régler par la voie d’arrangements ad hoc bilatéraux les questions résiduelles lais- sées sans réponse, ou sans réponse sa- tisfaisante, par l’ALENA contribuera aÌ€ accélérer la désuétude de l’accord de 1994 avec tous les risques de recul que cela comporte.
L’idée selon laquelle il serait préférable pour le Canada de faire cava- lier seul dans sa relation commerciale avec les EÌtats-Unis et de ne pas é‚tre trop associé au Mexique est fondée sur une grossié€re surévaluation du poids poli- tique et économique, présent et futur, du Canada par rapport aÌ€ celui du Mexique, face aÌ€ Washington. L’évolution démo- graphique et mé‚me économique des EÌtats-Unis a fait se déplacer le centre de gravité politique du pays vers le Sud, bien plus pré€s de la frontié€re mexicaine que de la frontié€re canadienne. D’un point de vue strictement commercial, le Mexique est devenu le deuxié€me marché d’exportation des EÌtats-Unis, devant le Japon. Au rythme ouÌ€ il progresse, le marché mexicain se rapprochera bientoÌ‚t dangereusement, en valeur des exporta- tions américaines, du marché canadien. Pour toutes ces raisons et aÌ€ cause de la valeur qu’accorde Washington aÌ€ l’évolution politique et démo- graphique de son voisin du Sud, c’est aujourd’hui bien plus au Mexique qu’au Canada que les Américains trouvent la motivation nécessaire aÌ€ la poursuite de l’aventure alénienne.
Stratégiquement donc, tenter de faire abstraction du Mexique dans la gestion de ses relations commerciales avec les EÌtats- Unis est, pour le Canada, une option perdante. Ce serait tout simplement vouloir nié les réalités démographique, politique et économique qui font la « nouvelle Amérique du Nord ». Ce serait oublier aussi que les intéré‚ts du Mexique et du Canada sont convergents sur l’essentiel : en tant que petits parte- naires face au géant américain, ils ont tous deux avantage aÌ€ retrancher leurs relations avec les EÌtats-Unis du domaine des relations diplomatiques normales pour les soumettre aÌ€ un cadre formalisé de prise de décision.
En poursuivant plus avant dans la voie tracée par l’ALENA ne risquons-nous pas de nous buter aÌ€ l’in- différence ou mé‚me aÌ€ l’hostilité des Américains? Pourquoi pourrions-nous leur arracher aujourd’hui plus qu’ils n’ont cédé en 1994?
Il faut répondre aÌ€ ces questions en ayant aÌ€ l’esprit que si nous nous étions laissé arré‚ter par la peur de la réaction américaine, il n’y aurait jamais eu ni accord canado-américain, ni accord nord-américain de libre-échange. Dans ces deux cas, l’initiative est venue d’Ottawa et de Mexico, pas de Washington. Les EÌtats-Unis ont, par ailleurs, fait il y a une décennie aÌ€ leurs partenaires nord-américains des con- cessions, particulié€rement en ce qui concerne le ré€glement des différends, qui provoquent encore aujourd’hui l’é- tonnement de bien des Américains. Ensuite, il ne faut pas oublier que les EÌtats-Unis ont intéré‚t aÌ€ ce que le mou- vement libre-échangiste poursuive sa course aÌ€ l’échelle globale. AÌ€ l’origine, l’intéré‚t des Américains pour l’ALENA, et en particulier pour un accord auda- cieux abordant de nouveaux domaines comme l’investissement et les services, était fortement motivé par l’impact qu’auraient ces innovations sur d’autres dynamiques de négociation, surtout multilatérales. Une situation similaire s’offre aÌ€ nous aujourd’hui, avec les difficultés rencontrées aux tables de négociations de l’OMC et de la ZLEA et la volonté affichée de Washington de s’investir dans la négo- ciation d’accords bilatéraux et régionaux. Dans un tel contexte, les Américains peuvent difficilement se permettre de laisser l’ALENA stagner ou reculer par négligence.
Oui, mais les EÌtats-Unis de George Bush et de l’apré€s-11 septem- bre ne sont-ils pas radicalement différents? Peut-on vraiment discuter de libre-échange dans un contexte d’ob- session sécuritaire? Absolument. En fait, les gouvernements américains ont toujours associé, depuis la Deuxié€me Guerre mondiale, libre- échange et sécurité. Aujourd’hui, cette association prend par exemple la forme de la récente Initiative moyen- orientale de libre-échange. D’ailleurs, l’ALENA a déjaÌ€, pour les EÌtats-Unis, une connotation stratégique impor- tante puisqu’il est considéré par les Américains comme un instrument majeur de stabilisation et de sécurisa- tion de leur frontié€re sud. Aussi, la professeure Wendy Dobson, de l’Université de Toronto, voit-elle juste lorsqu’elle assume qu’une Amérique en demande de sécurité serait ouverte aÌ€ une demande canadienne d’appro- fondissement du libre-échange. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit néces- saire ni avisé d’approcher Washington en proposant explicitement de lier dans un « grand bargain », comme elle le suggé€re, enjeux commerciaux, militaires et énergétiques. Implicitement, les Américains consi- déreront de toute manié€re l’intéré‚t stratégique qu’ils ont aÌ€ empé‚cher que l’ALENA, le plus puissant instrument de coopération économique qui les lie aÌ€ leurs deux voisins limitrophes, ne tombe en désuétude. Bref, la partie n’est évidemment pas gagnée d’a- vance, mais on ne peut pas dire que les jeux soient faits.
Il n’y a pas d’enjeu de politique étrangé€re plus important pour le Canada que la sécurisation d’un accé€s privilégié et le plus libre possible au marché américain. L’ALENA a permis d’importantes avancées aÌ€ cet égard, mais il nous proté€ge de manié€re encore trop limitée de l’arbitraire lorsque les forces protectionnistes exercent leur influence sur la politique commerciale américaine. Surtout, l’ALENA n’a pas été pourvu de la mécanique permettant son adaptation aÌ€ l’évolution de la réalité économique nord-améri- caine comme aux percées libre-échangistes que con- tinuent d’effectuer, indé- pendamment les uns des autres et sur différents fronts, les trois pays de la zone. Non seulement, donc, le gouvernement canadien doit-il voir aÌ€ étendre la portée de l’ALENA, mais il doit également négocier avec ses partenaires améri- cain et mexicain la mise en place d’un cadre structuré assurant la gestion commune de la zone de libre- échange sur le long terme. Seul un tel cadre permanent peut, d’une part, offrir la coordination politique qu’ex- igeront, par exemple, l’abolition éventuelle des ré€gles d’origine ou la création de systé€mes régionaux de cer- tification des produits et, d’autre part, garantir que les adaptations futures du régime régional de libre-échange n’au- ront pas aÌ€ é‚tre chaque fois qué- mandées et assujetties aÌ€ la contingence des agendas politiques. Il s’agit d’un programme ambitieux qui nécessitera le déploiement de ressources diplomatiques importantes aux EÌtats-Unis, au Mexique de mé‚me qu’ici. Enfin, c’est un objectif qui exige que le gouvernement se dote d’une véritable politique nord-améri- caine, au cœur de sa politique étrangé€re.