
Par le passé, on assimilait les banques centrales aÌ€ des tours d’ivoire. On savait qu’elles étaient responsables de l’émission de la monnaie et qu’elles géraient la politique monétaire par ses incidences sur la masse moné- taire et sur les taux d’intéré‚t. Mais leurs opérations relevaient de la cabale. Certes, les économistes financiers s’affairaient aÌ€ développer des modé€les pour expliquer le mécanisme de transmission de la politique monétaire. Mais ils disposaient de bien peu d’informations en provenance des banques cen- trales pour construire leurs modé€les. Somme toute, les ban- ques centrales s’entouraient de mysté€res.
Les choses ont cependant évolué et les banques centrales font maintenant montre de plus en plus de transparence, y com- pris la Banque du Canada qui s’est dotée depuis une dizaine d’an- nées d’outils quantitatifs et d’indicateurs que peuvent suivre les analystes et qui se pré‚tent facilement aÌ€ l’interprétation. Nous passerons en revue ces innovations, avant de nous questionner sur les implications des inquiétudes de la Banque du Canada aÌ€ l’endroit du systé€me financier. Incidemment, nous nous deman- derons si l’un des motifs de la publication de la Revue du systé€me financier n’est pas de rassurer les Canadiens devant la multiplica- tion d’événements extré‚mes. Si cela est le cas, force est de ques- tionner les conclusions apaisantes de la banque.
Selon la Banque des ré€glements internationaux, depuis une dizaine d’années, la plupart des banques centrales communiquent de plus en plus d’informations et d’analyses aÌ€ leur public sur leur politique. Elles vont mé‚me jusqu’aÌ€ divulguer leurs propres prévisions économiques, ce qui euÌ‚t été impensable il y a encore vingt ans.
Plusieurs banques centrales étrangé€res ont ainsi ajouté une nouvelle taÌ‚che aÌ€ leur mission initiale, celle de contribuer aÌ€ la stabilité de leur systé€me financier. La Banque nationale suisse (BNS), par exemple, publie depuis 2003 un rapport dont l’objet est d’informer des tensions ou des déséquilibres pouvant constituer aÌ€ court ou aÌ€ moyen terme un risque pour la stabilité du systé€me bancaire suisse. L’hypothé€se de travail de la BNS est que, pour qu’un systé€me financier soit stable, ses diverses composantes (le secteur ban- caire et l’infrastructure des marchés finan- ciers principalement) doivent remplir leurs fonctions et résister aÌ€ d’éventuels chocs. Pour évaluer les risques courus par le secteur bancaire, la BNS s’appuie sur des indicateurs relatifs aux risques de crédit, de taux d’intéré‚t et de marché. La BNS analyse l’évolution de ces indica- teurs, puis elle évalue la sensibilité et la capacité de résistance du secteur ban- caire face aÌ€ ceux-ci, en les combinant aÌ€ des chocs dont elle fait varier l’ampli- tude, et en en mesurant l’impact sur la profitabilité du secteur bancaire.
La Banque centrale européenne (BCE) a également la taÌ‚che de con- tribuer aÌ€ la stabilité du systé€me finan- cier. La démarche est similaire aÌ€ celle de la BNS : elle consiste aÌ€ évaluer les sources de risque et les points faibles du systé€me financier européen ainsi que la capacité du systé€me aÌ€ absorber les chocs provenant de l’intérieur et de l’extérieur de la zone euro. Le comité de supervi- sion de la banque enregistre et évalue la stabilité du systé€me bancaire au travers d’indicateurs « macro-prudentiels » et sur la base de l’évaluation qualitative provenant des autorités nationales. L’évaluation s’étend aÌ€ l’analyse des autres institutions financié€res ainsi qu’au marché monétaire et aux sys- té€mes de paiement et de ré€glement. Une analyse de la BCE publiée aÌ€ l’été 2004 décrit l’impact des chocs qu’a connus le secteur bancaire européen depuis 2000 et brosse un tableau intéressant des vari- ables influençant la stabilité financié€re.
Aux EÌtats-Unis, la Réserve Fédérale joue aussi un roÌ‚le important relative- ment aÌ€ la stabilité du systé€me financier, comme le rappelait récemment Roger W. Ferguson, Jr., le vice-président de la Fed, devant le Fonds monétaire international. Cependant, la Fed est plus avare de détails sur la méthodologie et les indica- teurs qu’elle utilise que la BNS et la BCE.
La Banque du Canada a emboiÌ‚té le pas aÌ€ cette tendance. Elle s’est dotée d’indicateurs qui permettent aux analystes d’effectuer un meilleur suivi de sa politique. Par exemple, concomi- tamment aÌ€ sa politique de réduction de l’inflation dans le courant des années 1990, la banque s’est donné un nouvel instrument pour atteindre son objectif ayant trait aÌ€ la stabilité des prix : le taux du financement aÌ€ un jour, soit le taux d’intéré‚t s’appliquant aux emprunts d’un jour consentis aux courtiers ou aÌ€ d’autres agents. Elle a ainsi annoncé pour la premié€re fois en 1994 une plage de 0,5 p. 100 dans laquelle elle désire maintenir ce taux.
Depuis le début des années 1990, la banque publie également un indice des conditions monétaires. Cet indice est une pondération des variations des taux d’in- téré‚t aÌ€ court terme représentés par le taux d’intéré‚t du papier commercial canadien aÌ€ 90 jours et du taux de change pondéré du dollar canadien. Une diminution de cet indice signale un assouplissement de la gestion monétaire alors qu’une remon- tée est reliée aÌ€ un durcissement de cette gestion. De plus, elle publie périodiquement, depuis 1995, un Rapport sur la politique moné- taire ouÌ€ elle commente ses opérations et ouÌ€ elle fait part de ses prévisions aÌ€ l’endroit des variables économiques et financié€res. Auparavant, il fal- lait attendre la sortie de son rapport annuel pour avoir un compte rendu détaillé de ses activités et ce rapport ne ren- fermait aucune prévision, la banque estimant sans doute que la publication de telles prévisions était de nature aÌ€ déstabiliser le systé€me financier. La plupart des banques centrales pensaient alors également qu’une poli- tique monétaire est d’autant plus efficace qu’elle n’est pas anticipée.
Certains événements que l’on peut qualifier d’extré‚mes survenus depuis la fin des années 1980 n’ont pas laissé d’inquiéter la Banque du Canada. On pense notamment au krach boursier d’octobre 1987, aÌ€ la crise du Sud-Est asia- tique en 1997-1998, aÌ€ la défaillance de la Russie et aÌ€ la débandade financié€re du fonds Long Term Capital Management (LTCM) aux EÌtats-Unis en 1998, aux scandales financiers plus récents reliés aÌ€ la régie de certaines entreprises (manipu- lation d’états financiers), aux attentats du 11 septembre 2001 et aÌ€ la guerre en Irak déclenchée au début de 2003. De tels événements constituent une menace cer- taine pour tout systé€me financier, surtout si d’extré‚mes ils deviennent récurrents comme cela semble se dessiner.
Dans ce contexte, la banque a fait un pas de plus et a commencé aÌ€ publi- er, aÌ€ compter de décembre 2002, sa Revue du systé€me financier, un rapport semestriel détaillé de ses vues aÌ€ l’en- droit de la stabilité du systé€me finan- cier canadien et de sa capacité de résis- ter aÌ€ des chocs de nature externe.
Dans ce nouveau document semestriel, les analystes de la Banque du Canada se livrent aÌ€ un suivi d’indi- cateurs de nature aÌ€ les renseigner sur la résistance du systé€me financier aÌ€ des chocs de nature incontroÌ‚lable.
Dans l’édition de décembre 2003, les préoccupations se situent parti- culié€rement aÌ€ deux niveaux. D’abord, la capacité des agents économiques, parti- culiers et entreprises, de résister aÌ€ des chocs financiers, particulié€rement aÌ€ une volatilité accrue des taux d’intéré‚t. Ensuite, la sensibilité du systé€me finan- cier dans son ensemble aÌ€ des chocs externes, telle que mesurée par des indices de stress financier. Certes, la robustesse du systé€me financier n’est pas sans rapport avec la qualité et la sécurité de ses infrastructures financié€res.
S’agissant de la capacité des agents financiers de résister aÌ€ des chocs externes, la Banque du Canada ne va pas sans souligner le taux d’endette- ment fort important des Canadiens. Mais elle insiste sur le fait que le ser- vice de la dette des particuliers demeure raisonnable en regard de leurs revenus ou d’autres mesures. La situa- tion financié€re des entreprises ne l’in- quié€te pas non plus outre mesure.
Du coÌ‚té de la sensibilité du systé€me financier canadien aux événements extré‚mes, la banque a développé un indice du stress financier composé d’une pondération de plusieurs variables. L’écart de rendement entre les obliga- tions corporatives aÌ€ long terme et les obligations fédérales (voir le graphique 1) est l’une de ces variables. Cet écart s’élargit lorsque les risques financiers augmentent et diminue lorsque les risques financiers s’atténuent. En effet, quand les risques financiers gagnent en vigueur, la probabilité de faillite des entreprises s’intensifie alors que la situa- tion financié€re du gouvernement fédéral ne varie gué€re, ce dernier étant réputé sans risque. D’ouÌ€ la hausse de l’écart de rendement entre les obligations corpora- tives et les obligations fédérales lorsque le stress financier s’accroiÌ‚t au pays.
On remarque en ce sens que cet écart de rendement s’est beaucoup élar- gi au tournant du deuxié€me millénaire alors que les scandales financiers reliés aÌ€ la régie de certaines entreprises, notam- ment ceux se rapportant aÌ€ la falsifica- tion de rapports financiers, battaient leur plein. Cette période s’accompa- gnait de la déroute de nombreuses entreprises œuvrant dans le secteur de la biotechnologie et des télécommuni- cations. Les attentats survenus le 11 septembre 2001 n’ont fait qu’alimenter le stress financier et ledit écart de ren- dement a emmagasiné ce stress. Il n’a commencé aÌ€ se replier que récemment.
Pour construire leur indice, les ana- lystes de la Banque du Canada pondé€rent trois groupes de variables, chacun d’eux étant associé aÌ€ une dimen- sion du stress financier, soit les pertes attendues lors du stress, le risque et l’in- certitude. Ce classement est évidem- ment arbitraire puisque ces dimensions sont en forte interaction. AÌ€ l’intérieur du groupe de variables reliées aux pertes, on peut retenir l’écart de rendement entre les obligations des institutions finan- cié€res et les obligations d’EÌtat d’une durée similaire. Du coÌ‚té des variables associées au risque, on note des variables de volatilité, telles les volatilités du dol- lar et des cours boursiers. Finalement, s’agissant des variables reliées aÌ€ l’incerti- tude, on retient l’écart moyen entre les cours acheteur et vendeur des bons du Trésor canadiens. Les analystes pondé€rent ces variables pour obtenir un indice du stress financier.
Cet indice n’a pas encore fait ses preuves. Selon la banque, il faudra en arriver aÌ€ déterminer les seuils aÌ€ partir desquels les pressions financié€res se propagent aÌ€ l’économie réelle. Malgré ces réserves, l’analyse se veut rassu- rante quant aÌ€ la robustesse du secteur financier canadien et aÌ€ sa capacité de résister aÌ€ la tourmente.
Il est d’usage qu’une banque centrale adopte un ton rassurant, de manié€re aÌ€ ne pas déstabiliser les marchés finan- ciers. On sait aÌ€ quel point les énoncés d’une banque centrale sont suivis de pré€s par les analystes financiers, donc susceptibles de semer la panique sur les marchés financiers.
Malgré tout, les arguments contenus dans la Revue nous laissent quelque peu perplexes. La situation financié€re des Canadiens n’est gué€re reluisante. Leur taux d’endettement, mesuré par le ratio de leurs dettes aÌ€ leurs revenus disponibles, de l’ordre de 119 p. 100, atteint un som- met inégalé. Par ailleurs, aÌ€ hauteur de quelque 1 p. 100, leur taux d’épargne touche un creux inobservé jusqu’ici. Or, l’on sait que les taux d’intéré‚t retourneront toÌ‚t ou tard vers des niveaux plus élevés, l’histoire financié€re nous enseignant qu’un processus de retour vers une moyenne de long terme guide l’évo- lution des taux d’intéré‚t. Il faut alors mesurer la capacité d’absorption des bilans des Canadiens aÌ€ des situations extré‚mes, c’est-aÌ€-dire lorsque les taux d’intéré‚t seront vraiment plus élevés. Il pourrait alors en résulter des faillites per- sonnelles en cascade qui mettraient aÌ€ mal les institutions financié€res canadiennes.
L’indice de stress financier proposé par les analystes de la Banque du Canada soulé€ve également plusieurs interroga- tions. Dans ce genre d’exercice, il faut toujours prendre garde de ne pas tomber dans la manipulation de données (data mining). Cet indice ne découle pas d’un modé€le économique ou financier rigoureux mais plutoÌ‚t d’une pondération empirique d’indicateurs du risque. Dé€s lors faut-il l’utiliser avec beaucoup de pru- dence. Cet indice doit é‚tre simulé de façon aÌ€ mieux cerner son processus sto- chastique. Il est en effet possible d’es- timer les paramé€tres d’un tel processus. AÌ€ titre d’exemple, on doit se demander si l’indice se comporte comme un mouve- ment brownien géométrique ou s’il suit un processus de retour vers la moyenne. Il faut également estimer la fréquence des sauts aÌ€ laquelle l’indice est sujet car c’est aÌ€ ce moment-laÌ€ qu’il y a lieu d’intervenir. Des scénarios extré‚mes doivent égale- ment é‚tre envisagés pour étudier son évo- lution dans de pareilles circonstances. Il pourra alors se révéler un meilleur guide si de tels états se présentent.
Les aspects prévisionnels d’un tel indice doivent également faire l’objet d’études. Ne sert-il qu’aÌ€ constater une augmentation du risque ou peut-il, dans certaines circonstances, aider aÌ€ prévoir un tant soit peu un risque imminent? Il serait en effet beaucoup plus utile dans la seconde situation que dans la premié€re. Dans son état actuel, il risque de générer de faux signaux et conduire aÌ€ une mau- vaise interprétation des intentions de la Banque du Canada. Une banque centrale peut en effet é‚tre victime de sa crédibi- lité. La Banque du Canada ne doit pas succomber aÌ€ la tentation de construire un surplus d’indicateurs qui pourraient occulter la situation des marchés finan- ciers. Elle doit plutoÌ‚t tirer parti des indi- cateurs qui ont déjaÌ€ fait leurs preuves, ici et dans d’autres pays, avant d’essayer de quantifier les risques économiques et politiques. Il nous semble qu’une péri- ode de gestation et d’expérimentation assez longue est requise avant de lancer tout indicateur.
La Banque du Canada a élargi sa vocation sociale ces dernié€res années. Traditionnellement, son roÌ‚le se limitait aÌ€ l’implantation de la politique monétaire. Depuis quelques années, des événements qualifiés autrefois d’ex- tré‚mes sont devenus monnaie courante. La menace d’une tourmente financié€re est également exacerbée par la virtualisation de la réalité économique et financié€re. Se posent alors tré€s sérieuse- ment les problé€mes de la sécurité et de la vulnérabilité du systé€me financier. La Banque du Canada s’est donc attribué le roÌ‚le de vigie aÌ€ ce chapitre.
Toutefois, on peut légitimement se demander si la Banque du Canada est véritablement l’institution la mieux placée pour assumer cette fonction. Il y a en effet un risque qu’un trop grand souci de stabilité du coÌ‚té de la banque n’entre- tienne la psychose dite du « hasard moral ». En effet, le public pourrait finir par croire que la Banque du Canada s’est mise en devoir d’intervenir dé€s qu’un semblant de crise se manifeste sur les marchés financiers. Les investisseurs pourraient dé€s lors devenir téméraires dans leurs placements puisqu’ils tableraient constamment sur le filet de sécurité de la Banque du Canada. Par ailleurs, comme la Banque du Canada gé€re le régime monétaire canadien, elle a intéré‚t aÌ€ tenir un discours rassurant mé‚me lorsqu’elle analyse la sécurité du systé€me financier de façon aÌ€ ne pas sus- citer d’émoi sur les marchés.
Clairement, cette question de la sta- bilité et de la sécurité de notre systé€me financier devrait faire l’objet d’un vaste débat public. AÌ€ notre avis, un organisme indépendant, qui n’est pas impliqué dans la politique économique, serait mieux placé pour quantifier et commenter les risques économiques et financiers. Aux EÌtats-Unis, divers organismes, comme le National Bureau of Economic Research, existent pour effectuer de telles études alors que le Canada s’en est privé en démantelant le Conseil économique du Canada. Un organisme de ce calibre devrait é‚tre recréé pour mieux conseiller les gestionnaires du systé€me financier, sans parti pris.
Il est également impératif que l’opinion des divers intervenants soit prise en ligne de compte. Les insti- tutions financié€res doivent faire connaiÌ‚tre leurs opinions aÌ€ ce sujet puisque ce sont les principaux acteurs du sys- té€me financier. Ainsi en va-t- il aussi des quatre organismes avec qui la Banque du Cana- da partage la responsabilité de la stabilité financié€re du systé€me : le ministé€re des Finances cana- dien, le Bureau du surintendant des insti- tutions financié€res, la Société d’assurances-dépoÌ‚ts du Canada et l’Asso- ciation canadienne des paiements. Dif- férents organismes provinciaux jouent également un roÌ‚le non négligeable dans ce domaine. Il faut donc que toutes ces institutions soient impliquées au chapitre de la quantification des risques qui mena- cent la stabilité du systé€me financier et des mesures appropriées pour y faire face.
Dans un tel éclairage, il sera plus facile de mettre en place les balises qui assureront que le systé€me monétaire canadien pourra résister aux crises qui le menacent. L’expérience des dernié€res années nous enseigne en effet que plusieurs secousses finan- cié€res sont larvées. Elles se manifes- teront toÌ‚t ou tard. Une « médecine prophylactique » est de rigueur.