Le déferlement triomphant du néolibéralisme ces dernié€res années, qui ne me réjouit pas, s’explique bien suÌ‚r par des événements planétaires comme l’effondrement du communisme, mais aussi par un travail appro- fondi et systématique de rénova- tion de ses fondements philosophiques autant que de ses aspects pragmatiques. C’est aÌ€ une « refondation » de la mé‚me envergure que doivent s’atteler les sociaux-démocrates.
Ainsi s’exprimait Joseph Facal, ancien ministre péquiste, dans une lettre ouverte parue dans La Presse du 17 septembre 2003, quelque cinq mois apré€s la défaite de son ancien parti aux élections québé- coises. Or, le plus récent ouvrage d’Henry Milner, intitulé La compétence civique : Comment les citoyens informés contribuent au bon fonctionnement de la démocratie, s’inscrit dans cette optique, tablant aÌ€ la fois sur de nouveaux con- cepts théoriques et sur l’expérience internationale la plus positive en ter- mes de social-démocratie, soit celle des pays scandinaves.
Président de la Société québécoise de science politique, professeur au Collé€ge Vanier et professeur associé aÌ€ l’Université Laval, Milner présente un nouveau concept, celui de compétence civique, autour duquel il développe un cadre analytique comprenant aÌ€ la fois les composantes mesurables et compa- rables des compétences civiques, ainsi que leurs divers liens et implications politiques et économiques.
L’auteur présente la compétence civique comme étant les habiletés et con- naissances requises en vue d’effectuer des choix politiques éclairés. Par définition, ce cadre conceptuel englobe deux grandes composantes : la capacité de réaliser ces choix (compétence) et la volonté de le faire (civique). Il soutient que le rehausse- ment des compétences civiques d’une société doit devenir un objectif central, puisqu’elles contribuent aÌ€ élaborer des orientations politiques tenant compte des intéré‚ts de tous les citoyens et, ce faisant, assurent une plus grande égalité dans la répartition de la richesse collective.
L’exposé de Milner comprend qua- tre grands volets. Premié€rement, il présente les concepts de capital social et d’engagement civique. En particulier, les lacunes de ces deux concepts, notamment au niveau de l’utilité du premier en tant que déterminant du second, ont poussé l’auteur aÌ€ explorer une notion plus complé€te et applicable, en l’occurrence la compétence civique.
Le capital social avait été défini par Robert Putnam comme un bien public, dont le développement serait lié aÌ€ une dynamique de renforcement mutuel de la participation associative et du développement de la confiance envers autrui. AÌ€ ce sujet, l’auteur relé€ve avec justesse les lacunes méthodologiques liées aÌ€ la comparaison entre différents pays de ces deux indicateurs. Ensuite, l’engagement civique est introduit et représenté par la participation des citoyens aux élections locales. Partant de cette affirmation, il constate l’ab- sence de corrélation entre l’engagement civique, la participation associative et la confiance. Donc, une autre piste que le capital social est requise pour isoler les sources de l’engagement civique. Cette interrogation mé€ne aÌ€ la relation entre connaissances politiques et participa- tion électorale. AÌ€ ce sujet, l’auteur abor- de la perspective de l’électeur, en particulier la contribution positive des variables démographiques et des con- naissances politiques aÌ€ la participation.
Dans cette premié€re partie, Milner démontre bien la pertinence de la notion de compétence civique, qui est aÌ€ la fois plus large et, surtout, davantage utilisable que celle de capital social. L’analyse des indicateurs traditionnels que sont la participation associative et la confiance est particulié€rement intéres- sante, tout comme son exposé sur les connaissances politiques. Un point, plus technique : je demeure sceptique quant au choix de la participation aux élec- tions locales comme indicateur consacré de l’engagement civique. Peut-é‚tre aurait-il fallu explorer d’autres pistes, par exemple un indice synthétique regroupant les données de par- ticipation aÌ€ la fois aux élections nationales, régionales et locales, si elles s’avé€rent disponibles.
La deuxié€me partie définit plus formellement les compé- tences civiques et identifie les facteurs déterminants des dif- férences entre les niveaux observés de ces compétences aÌ€ l’échelle internationale.
Pour ce faire, Milner traite d’abord des défis liés aÌ€ l’éta- blissement des liens entre « com- pétences » et l’engagement civique, retenant finalement l’analphabétisme fonctionnel et la connaissance des Nations unies comme principaux indicateurs de ce lien. Ensuite, l’analyse de la relation entre institutions politiques et engagement civique illustre l’influence marquée de la représentation proportionnelle sur la participation politique. De leur coÌ‚té, les institutions politiques « consensuelles » issues de ces mé‚mes contextes favorisent aussi la participation élec- torale, leur représentativité étant aussi bien « horizontale » en proportionna- lité que « verticale » dans la cohérence entre les divers paliers de gouverne- ment. Concernant l’influence des médias sur les compétences civiques, on apprend que la participation poli- tique locale décroiÌ‚t avec la hausse des heures d’écoute télévisuelle. L’auteur crée une « échelle de dépendance télévisuelle » qui, lorsque jumelée aÌ€ la participation aux élections locales, devient la mesure définitive des com- pétences civiques d’un pays.
Cette seconde partie est parti- culié€rement bien développée. En effet, on se trouve au cœur du sujet, de ses composantes internes et de ses ramifi- cations. La portée conceptuelle des compétences civiques, qui couvre aussi bien l’individu que les entités poli- tiques le représentant, est certaine- ment un des attraits principaux de la vision de Milner. Mais j’aurais aimé que l’auteur présente sa lecture du positionnement de la compétence civique relativement aÌ€ l’ensemble des autres compétences d’une vie person- nelle, économique et sociale épanouie, dans des domaines tels que les sciences pures et humaines, les langues, la cul- ture et les arts, etc.
Par ailleurs, une des avenues de recherche éventuelle serait d’explorer la compétence civique des entreprises. En effet, bien qu’elles ne votent pas, la voix des entreprises en tant qu’acteur économique et politique est fonda- mentale, ce qui les pousse aÌ€ développer plusieurs créneaux d’information, d’ex- pression et d’action politiques : asso- ciations, prises de position publiques, participation aÌ€ des groupes de travail, lobbying, etc.
La troisié€me partie s’attarde aux choix politiques ayant un impact favorable sur les compétences civiques d’une nation.
Les mesures spécifiques aux médias et influençant positivement les compé- tences civiques sont recensées, dont les subventions aux journaux, le sous- titrage télévisé et les restrictions aÌ€ la télévision commerciale. Du coÌ‚té des institutions politiques, les ré€gles européennes sur la diffusion de l’infor- mation politique ont un impact notable sur le partage du temps d’antenne des partis et favorisent la production d’infor- mation écrite. Ces modalités se démarquent clairement des pratiques américaines, ouÌ€ l’argent mé€ne l’allocation du temps d’antenne.
Milner décrit l’importance de l’apprentissage apré€s les études formelles en vue de développer la compétence civique, entre autres via les cer- cles d’étude ”” qui rassem- blaient en Sué€de 2,8 millions de participants en 1997. Quant aÌ€ l’éducation civique dans le cadre des études formelles, il estime que l’acquisition des habilités en lecture est probablement plus importante pour la compétence civique que les cours d’éduca- tion politique. Deux études de cas accompagnent ses propos, soit l’éducation des adultes d’Umea en Sué€de (2e sur 15 pays sur l’échelle des compétences civiques) et la Nouvelle-Zélande, dont les réformes économiques ont eu des effets néfastes sur la compétence civique (11e sur 15).
Dans la quatrié€me partie du livre, Milner évalue l’impact socio- économique des compétences civiques selon l’optique de l’égalité dans la répar- tition des revenus. En ce sens, sa prémisse est que, aÌ€ long terme, les compétences civiques donnent lieu aÌ€ des conditions économiques relativement égalitaires, qu’il désigne comme une « société fondée sur le bien-é‚tre durable » (SBD). Sur cette base, il examine les liens entre l’inégalité des revenus et une série d’indi- cateurs économiques et sociaux, en plus de présenter un modé€le de « bien-é‚tre » combinant performance économique et redistribution. Apré€s un court chapitre présentant les hauts et les bas du modé€le social-démocrate suédois, l’auteur revient sur la redistribution des revenus, forte- ment corrélée avec les compétences civiques, aÌ€ l’instar des dépenses sociales et de la coopération économique. Il en conclut que l’union de l’égalité sociale et de l’efficience économique dans les SBD doit é‚tre maintenue laÌ€ ouÌ€ elles se trouvent et favorisée ailleurs et ce, via les diverses politiques déjaÌ€ identifiées précédemment.
Dans le dernier chapitre consacré au Canada et au Québec, Milner si- gnale une « égalité relative des revenus, nettement plus forte au Canada que ne le prédirait le niveau des compétences civiques… ». Il poursuit en signalant les aires de faiblesse aÌ€ cet égard, aussi bien en matié€re de connaissances politiques et d’habilités de lecture que de participa- tion, concluant que plusieurs mesures seraient bénéfiques pour les renforcer, dont la subvention de journaux aÌ€ faible tirage, le renforcement de la télévision publique et le sous-titrage télévisé.
Bien que l’articulation de cette quatrié€me partie s’enchaiÌ‚ne et con- corde avec la ligne argumentaire des trois premié€res tranches, j’ai une vision bien différente des prémisses et conclu- sions qui y sont présentées. D’abord, on ne peut établir l’égalité économique comme objectif prioritaire de rende- ment social, au détriment des résultats plus fondamentaux que sont le niveau de vie, l’emploi et la santé des finances publiques. Ensuite, il est faux de dire que, en soi, l’inégalité des revenus (une fois redistribués) est un dénouement indésirable. Bien que « trop » d’inéga- lité puisse engendrer des conséquences sociales néfastes, « pas assez » d’inéga- lité comporte également son lot de désavantages, notamment la perte de motivation aÌ€ entreprendre les efforts nécessaires aÌ€ l’innovation et au développement économique, faute de contrepartie suffisante. Le problé€me de l’inégalité réside bien davantage dans l’absence de ressources pour les plus démunis que dans leur éloignement économique vis-aÌ€-vis les mieux nantis.
Les récents progré€s de la science économique nous enseignent que l’iné- galité des revenus n’est pas simplement un résultat mais, plus fondamentale- ment, un déterminant du rendement social, aÌ€ travers son impact sur l’alloca- tion des ressources et le rendement du capital humain, matériel et intellectuel de la société. Cela étant, malgré la qua- lité du lien statistique présenté par Milner, il demeure risqué d’affirmer, aÌ€ partir d’une estimation portant sur quinze pays et une seule année, que la compétence civique permet de « prédire » l’égalité des revenus. En fait, ce lien apparaiÌ‚t plutoÌ‚t comme une con- séquence naturelle de la construction de l’indicateur, qui inté€gre aÌ€ la fois le niveau d’information et la qualité de l’éducation de la population.
Pour avoir une idée claire de l’im- pact économique des compétences civiques, il aurait fallu poser un diagnos- tic de la santé générale de ces économies en fonction essentiellement de la pro- duction, de l’emploi, de l’investissement et des finances publiques. Par la suite, les liens entre compétence civique et rende- ment économique auraient pu é‚tre décortiqués aÌ€ la pié€ce et sur une base informationnelle plus robuste.
Empruntant un style de rédaction et une facture se situant aÌ€ mi-chemin entre l’article scientifique et le manuel de cours, Milner développe son argu- mentaire pas aÌ€ pas, explorant chaque indicateur et concept méthodiquement, développant rigoureusement les faits et cas pertinents aÌ€ l’analyse. Laissant transparaiÌ‚tre son expérience professorale, les notes de bas de page parsé€ment le texte du début aÌ€ la fin, comme pour couvrir chaque interrogation supplé- mentaire de son lectorat. Cette consi- dération approfondie pour les intéré‚ts de tous (aÌ€ l’instar des sociétés qu’il met en valeur) permet de faciliter la continuité du propos principal, tout en donnant amplement de pistes supplémentaires aux lecteurs désirant creuser davantage certaines idées.
Cette minutie n’est toutefois pas uniforme dans les portions plus quan- titatives de l’ouvrage. Les adeptes de précisions statistiques ”” dont je suis ”” resteront sur leur appétit concer- nant la spécification et les résultats des régressions présentées dans l’ouvrage. Par exemple, il est surprenant de voir l’auteur présenter aussi vaguement son échelle de dépendance télévisuelle, pourtant centrale aÌ€ la mesure des com- pétences civiques. AÌ€ prime abord, on croit comprendre qu’il s’agit de la somme de deux indicateurs (écoute télévisuelle et circulation de quoti- diens) alors que, quelques pages plus loin, le niveau de cet indicateur est inversé (les EÌtats-Unis passent de pre- miers aÌ€ derniers), ce qui le rend plus logiquement lié avec la définition de compétence civique. Vers la fin du livre, le score est de nouveau inversé dans les graphiques, ce qui ajoute aÌ€ la confusion de ce sujet. Par ailleurs, afin de mieux baliser la progression de l’ar- gumentaire et des principaux constats, il aurait été souhaitable d’insérer des boiÌ‚tes ou intertitres pour marquer clairement l’établissement de certaines définitions ou propositions centrales.