Depuis des mois, il semble qu’il ne se trouve pas une semaine sans que les médias, autant d’ici que d’ailleurs, ne mentionnent soit la Chine et sa phénoménale croissance économique, soit les pertes d’emplois reliées, aÌ€ tort ou aÌ€ raison, aÌ€ la concurrence chinoise. Les statis- tiques sur le commerce international entre le Canada et la Chine montrent en effet que les importations chinoises augmentent aÌ€ un rythme beaucoup plus rapide que celui des exportations canadiennes depuis une dizaine d’années. La situation est sem- blable dans le cas du Québec.
AÌ€ premié€re vue, on pourrait ainsi croire que le Canada et le Québec y perdent au change dans leurs relations commerciales avec la Chine et que cette dernié€re « vole », pour ainsi dire, nos emplois graÌ‚ce aÌ€ des prix imbattables et aÌ€ une qualité de produits qui s’améliore sans cesse. Un examen plus attentif montre que la situation est loin d’é‚tre aussi alarmante. Malgré sa croissance, la Chine joue encore un roÌ‚le limité au sein de nos économies.
Ainsi, malgré une croissance annuelle moyenne de plus de 15 p. 100 depuis le début des années 1990, les importations chinoises ne représentent encore que 8 p. 100 des importa- tions totales canadiennes et québécoises. AÌ€ titre de comparai- son, les importations provenant des EÌtats-Unis comptent pour respectivement 57 p. 100 et 29 p. 100 des importations totales du Canada et du Québec. Malgré ces chiffres, les médias font beaucoup plus état de la menace des importations chinoises qu’ils ne mentionnent le danger que représentent les importa- tions américaines pour nos producteurs et travailleurs.
Il faut également savoir que, selon des données de Statistique Canada, plus de 95 p. 100 des importations chi- noises au Canada et au Québec se font dans le secteur de la fa- brication alors que ce secteur représente moins de 20 p. 100 de l’emploi. De plus, malgré la croissance rapide des importations chinoises depuis 10 ans, le niveau de l’emploi dans ce secteur s’est maintenu. La situation n’est donc pas aussi dramatique que les fermetures d’usines tant médiatisées le laissent croire. Bien suÌ‚r, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de pertes d’emplois et que celles-ci ne sont pas problématiques pour les personnes et les communautés qui en sont affectées. Cependant, dans son ensemble, l’impact économique de l’émergence de la Chine sur l’emploi au Canada et au Québec demeure encore limité.
Si on regarde plus attentivement les importations chi- noises dans le secteur de la fabrication, on peut observer que la Chine augmente ses parts de marché. Par exemple, on voit au Graphique 1 que la Chine a augmenté ses parts de marché des importations québécoises de 4 aÌ€ 11 p. 100 depuis 1992 dans le domaine de la fabrication. Cette aug- mentation totale varie selon les sous-secteurs. Par exemple, dans les sous-secteurs du cuir et des vé‚tements, la Chine détient main- tenant plus de la moitié des importa- tions québécoises. Dans le secteur du meuble, les importations en prove- nance de la Chine sont passées de 9,7 p. 100 aÌ€ 39,4 p. 100 entre 1992 et 2005. On devrait donc s’attendre aÌ€ ce que les pertes d’emplois soient les plus sévé€res dans ces sous-secteurs.
On observe pourtant au Tableau 1 que l’emploi (aÌ€ tout le moins au Québec) dans ces sous-secteurs n’a que peu ou pas diminué depuis 1991 et ce, malgré la croissance des importations chinoises. De plus, il est important de noter que ces sous-secteurs ne représentent qu’un faible pourcentage de l’em- ploi. Seuls les sous-secteurs des textiles et des vé‚tements ont connu une baisse appréciable, mais seulement depuis 2000 alors que la croissance des impor- tations a progressé rapidement. L’emploi dans le sous-secteur des pro- duits informatiques et électroniques a aussi connu une baisse appréciable entre 2000 et 2004. Cependant, pour le sous- secteur du meuble, qui a vu les produits chinois gagner des parts de marché de façon exponentielle, le niveau de l’em- ploi s’est relativement bien maintenu. Cela démontre la capacité d’adaptation de nos entreprises, aÌ€ tout le moins jusqu’aÌ€ maintenant. Il faudra voir com- ment elles s’adapteront aÌ€ l’appréciation du dollar canadien face au yuan chinois (qui est fixé au dollar américain).
Si le niveau de l’emploi dans les sous-secteurs de la fabrication les plus touchés par les importations chi- noises au Québec s’est relativement bien maintenu jusqu’aÌ€ maintenant, qu’en est-il du niveau de la rémunéra- tion? Apré€s tout, il est possible que les emplois dans ces sous-secteurs aient été préservés graÌ‚ce aÌ€ des baisses salariales. Le Graphique 2 permet de constater que tel n’est pas le cas. Dans des sous- secteurs comme les textiles, les vé‚te- ments et les meubles, la rémunération hebdomadaire moyenne réelle (soit en éliminant l’effet de l’inflation) au Québec s’est relativement bien main- tenue depuis 1992. Donc, les importa- tions chinoises n’ont pas eu d’impact sur la rémunération des travailleurs dans les sous-secteurs les plus touchés.
Une des raisons qui peuvent expli- quer le fait que l’emploi et la rémunéra- tion n’aient été que peu ou pas affectés par la croissance des importations chi- noises dans le secteur de la fabrication au Québec est que celle-ci s’est faite en bonne partie au détriment des importa- tions provenant des autres pays asia- tiques. Au Tableau 2, nous pouvons observer que la part des importations chinoises dans les importations asia- tiques a beaucoup augmenté entre 1992 et 2005 au Québec (et au Canada) alors que celle du Japon, de Taiwan, de Hong Kong et de la Corée du Sud a beaucoup diminué.
En effet, les entreprises japonaises, taiwanaises, coréennes, etc. ont démé- nagé leur production locale aÌ€ faible valeur ajoutée vers la Chine au fur et aÌ€ mesure que les salaires augmentaient dans leur pays d’origine. Ces entre- prises sont en grande partie respon- sables des investissements directs étrangers faits en Chine au cours des dix dernié€res années. Sans ceux-ci, la Chine n’aurait pas connu une crois- sance économique aussi rapide.
Il est vrai que le taux de croissance des importations chinoises est trois fois plus rapide que celui des importations en provenance des EÌtats-Unis. Mais, mé‚me aÌ€ ce rythme, il faudra tout de mé‚me 15 ans avant que les importations chinoises dépassent celles des EÌtats-Unis. Et cela suppose que les taux de croissance demeurent constants. Or, plusieurs fac- teurs nous portent aÌ€ croire qu’il est peu probable que la Chine puisse maintenir une telle croissance économique aÌ€ long terme. Elle fait actuellement face aÌ€ plusieurs défis de taille qui risquent forte- ment de nuire aÌ€ sa croissance économique aÌ€ plus ou moins long terme.
Premié€rement, le systé€me financier demeure fragile, malgré les réformes qui ont été effectuées au cours des dernié€res années. Environ un quart des pré‚ts bancaires sont de mauvaises créances parce que ceux-ci sont surtout fonction du patronage politique plutoÌ‚t que de l’efficience des marchés. Selon une étude récente effectuée par Ernst & Young, ces mauvaises créances atteindraient pré€s de 900 milliards de dollars US. Les grandes entreprises d’EÌtat obtiennent les deux tiers des crédits bancaires alors qu’elles géné€rent moins de 40 p. 100 de la valeur ajoutée industrielle. Cela affecte donc négativement la productivité du capital chinois. En conséquence, le gouverne- ment chinois doit encore injecter des fonds dans le systé€me afin de maintenir sa solvabilité. Tout choc au systé€me financier aurait donc un impact sérieux sur la croissance économique du pays.
Les inégalités de revenus, qui opposent les zones urbaines aux zones rurales ainsi que les régions coÌ‚tié€res aux régions intérieures du pays, constituent un second défi. Par exemple, le revenu moyen dans la province la plus pauvre (Guizhou) représente seulement 9 p. 100 du revenu moyen de Shanghai. Cette dis- parité de revenus et la pauvreté relative qui affectent les plus démunis créent une certaine instabilité politique : on dénombrait d’ailleurs 74 000 manifestations en 2004 et 90 000 en 2005. C’est pour cette raison que le dernier plan quinquennal du gouvernement chinois prévoit des mesures pour réduire les inégalités de revenus entre les différentes régions du pays. Le gouvernement est mé‚me pré‚t aÌ€ ralentir la croissance économique du pays afin d’atteindre cet objectif. Il fait le pari que la croissance économique sera moins affectée aÌ€ long terme par une aug- mentation des dépenses gouvernemen- tales aÌ€ caracté€re social que par une instabilité politique grandissante qui risque de menacer les systé€mes politique et économique dans leur ensemble.
La pollution environnementale est également un problé€me auquel la Chine devra s’attaquer. Selon la Banque mon- diale, 13 des 20 villes les plus polluées au monde s’y trouvent. Jusqu’aÌ€ maintenant, le développement économique s’est fait envers l’environnement. Cependant, la population et le gouvernement prennent de plus en plus conscience des con- séquences néfastes de cette pollution grandissante. C’est pourquoi le gouverne- ment chinois est déterminé aÌ€ réduire les dommages causés aÌ€ l’environnement par la croissance économique. Les investisse- ments et la réglementation requis aÌ€ cet effet représentent des couÌ‚ts économiques qui vont suÌ‚rement ralentir le niveau de croissance du pays.
Finalement, le vieillissement rapide de la population est un autre frein pro- bable au rythme de croissance actuelle de l’économie chinoise. En raison de la politique familiale chinoise qui favorise un enfant par famille, on prévoit qu’il y aura 300 millions de Chinois ayant plus de 65 ans en 2025. Ce renversement de la pyramide des aÌ‚ges va sérieusement limiter la croissance économique chi- noise aÌ€ long terme. De plus, les dépenses en santé et en pensions de vieillesse nécessaires aÌ€ maintenir une certaine cohésion sociale risquent de réduire la capacité du gouvernement d’investir dans le développement économique. Il y aura aussi moins d’épargne pour financer l’investissement privé.
La Chine connaiÌ‚t une croissance économique remarquable depuis pré€s de 20 ans, et cette croissance se reflé€te dans la part grandissante qu’elle prend dans nos importations. Mais en dépit des reportages alarmistes, cette croissance n’a pas eu d’effets aussi néfastes tant sur nos emplois que sur la qualité de ceux-ci. Par ailleurs, si le gou- vernement chinois ne prend pas les moyens pour régler les problé€mes d’inégalité sociale, de pollution envi- ronnementale, de fragilité du systé€me bancaire et du vieillissement de la po- pulation, la Chine verra sa croissance se renverser et devenir négative.
Si le gouvernement prend les moyens nécessaires, comme cela sem- ble é‚tre la volonté actuelle, la Chine poursuivra sa croissance économique et son développement aÌ€ long terme mais le rythme sera suÌ‚rement beaucoup moins rapide que ce que nous voyons aujourd’hui. Ce dernier scénario est celui que le Canada et le Québec doivent favoriser puisqu’une économie chinoise qui se développe et s’enrichit représente de bonnes occasions d’affaires pour nos entreprises.
Cet article fait suite aÌ€ une présentation effec- tuée lors du colloque « Le Québec face au géant chinois » organisé par le CERIUM et les HEC aÌ€ Montréal le 17 mars 2006.