Quand le gouvernement Martin a été défait aÌ€ la Chambre des communes, en novembre 2005, le ministre québécois de la Santé et des Services sociaux, Philippe Couillard, s’appré‚tait aÌ€ rendre public un document de consultation proposant la mise en place d’un « systé€me privé aÌ€ l’intérieur de notre systé€me public, dans une relation que je qualifierais de symbiose et non pas de parasitisme ». Cette proposition, qui constitue une réponse au jugement de la Cour supré‚me dans l’affaire Chaoulli, pourrait transformer radicalement le régime de soins de santé actuel et remet- tre en question ce qui est devenu au Canada un droit associé aÌ€ la citoyenneté.

Compte tenu de l’importance du dossier et des difficultés réelles qui existent quant aÌ€ l’accé€s aux soins de santé, il convient d’aborder ce débat avec l’esprit ouvert, en évitant de raisonner aÌ€ partir d’idées préconçues ou de prémisses erronées. Deux notions, en particulier, méritent d’é‚tre écartées au départ. D’abord, l’idée selon laquelle le jugement de la Cour supré‚me constitue rien de moins qu’un « ordre », forçant le gouverne- ment du Québec soit aÌ€ se conformer, soit aÌ€ invoquer la clause dérogatoire. Ensuite, la thé€se voulant que le débat oppose simplement les tenants du statu quo aux partisans de l’innova- tion, les premiers étant plus attachés aÌ€ des principes alors que les seconds seraient plus pragmatiques.

Commençons par le jugement de la Cour supré‚me. AÌ€ l’Assemblée nationale, le Premier ministre Charest a parlé d’un « ordre » qui forçait son gouvernement aÌ€ faire une place plus grande au secteur privé en santé. Indi- rectement, l’opposition a abondé dans le mé‚me sens en demandant que l’on invoque la clause dérogatoire.

En fait, dans les décisions relevant de la Charte, la Cour supré‚me dicte rarement les choix. Comme le souligne James Kelly dans un livre qui vient de paraiÌ‚tre (Governing with the Charter), les juges changent la donne mais ce sont les élus qui façonnent le résultat final. En accordant un sursis d’un an au gou- vernement du Québec, la Cour recon- naissait indirectement cet état de fait. Par ailleurs, comme l’a bien établi un groupe de juristes québécois, le juge- ment Chaoulli n’exige rien de plus que la possibilité de recourir aÌ€ l’assurance privée pour couvrir les soins médicaux fournis par des médecins qui ne par- ticipent pas au régime public, dans un contexte de séparation étanche entre les médecins participants et non parti- cipants. Il n’est pas question ici de créer un nouveau régime privé « en sym- biose » avec le systé€me public. On peut mé‚me arguer que la Cour n’ouvre une porte aÌ€ l’assurance privée qu’en autant que soit maintenue cette séparation étanche entre le public et le privé.

Sans recourir aÌ€ la clause dérogatoire, le gouvernement du Québec pour- rait donc prendre la Cour supré‚me au mot et permettre l’assurance privée pour les seuls médecins non partici- pants. Les conséquences pour le régime public demeureraient probablement marginales, puisqu’il est difficile d’imaginer un régime d’assurances et de services privé exhaustif et autonome capable de rivaliser avec un systé€me public qui couvre tous les risques, bons ou mauvais. Les jeunes en santé souscriraient peu aÌ€ un tel régime, et les personnes vraiment malades en seraient exclues. En santé, c’est le secteur privé qui a besoin du public, et non l’inverse. C’est d’ailleurs pourquoi le ministre Couillard parle de symbiose. Il pense sans doute aÌ€ un régime privé complémentaire, qui permettrait aux assurés d’avoir des services additionnels ou de sauter les files d’attente.

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A priori, un tel régime apparaiÌ‚t moins juste, puisqu’il donne aÌ€ la capa- cité de payer préséance sur la condi- tion médicale dans l’attribution des priorités de traitement. Mais si cette approche permettait d’accroiÌ‚tre le budget global de la santé et d’ajouter des ressources, tout le monde pourrait y gagner, mé‚me ceux qui n’ont pas accé€s au régime privé. C’est en gros ce que soutiennent les tenants du privé. Pour eux, les défenseurs du systé€me public proté€gent moins la justice sociale que des dogmes dépassés, qui ne tiendraient tout simplement plus la route dans le contexte contemporain. Mais qu’en est-il vraiment?

D’abord, il faut reconnaiÌ‚tre que le systé€me actuel fonctionne encore bien et qu’il contribue puissamment aÌ€ la justice sociale et au progré€s de l’état de santé général. Ensuite, les dogmes ne sont pas nécessairement laÌ€ ouÌ€ on pense. Le bilan des différentes réformes nationales ne permet pas, en effet, de conclure aÌ€ la supériorité de la « symbiose » privé-public, sauf peut- é‚tre pour les plus riches. Lorsque les médecins offrent une partie ou la tota- lité de leurs services dans le secteur privé, les couÌ‚ts et les listes d’attente ne diminuent pas vraiment. Ils peuvent mé‚me s’accroiÌ‚tre. Ce n’est pas l’absence de marché qui crée l’attente, mais plutoÌ‚t les efforts gouvernemen- taux de controÌ‚le des couÌ‚ts.

Avant d’inaugurer une nouvelle façon de faire, il faudra donc démon- trer hors de tout dogme la supériorité de celle-ci, tant du point de vue de la justice sociale que de la santé publique. Pour l’instant, une telle démonstration reste aÌ€ faire. Et la Cour supré‚me n’impose aucune solution.

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