Saint Matthieu ne manque pas de bons mots. Mon préféré Son principe de justice quelque peu odieux : « Car a tout homme qui a, l’on donnera et il sera dans la surabondance ; mais a celui qui n’a pas, méme ce qu’il a lui sera retiré. Quant a ce serviteur bon a rien jetez-le dans les ténébres du dehors : la seront les pleurs et les grincements de dents. »

Ce passage se trouve dans ce qu’on appelle la « parabole des talents ». Jésus semble y avaliser plusieurs principes moraux trés contestables. Il est difficile d’imaginer le fils de Dieu disant le plus sérieusement du monde : « Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers : a mon retour, j’aurais recouvré mon bien avec un intérét. » Mais selon Matthieu, c’est ce qui se serait passé.

Quoi qu’il en soit, bien des gens ont le sentiment que nous vivons dans une société gouvernée par la « justice selon saint Matthieu »: le riche devient plus riche, le pauvre devient plus pauvre.Etilyadestasdegensquecette idée géne plus qu’elle ne génait Matthieu.

Cette inégalité semble en grande partie résulter directement de notre attachement a.l’efficience. Suivant la sagesse populaire, le meilleur moyen de créer la richesse est de mettre les ressources entre les mains de ceux qui réussissent justement le mieux a la créer. L’un des moyens les plus suÌ‚rs de déterminer qui réussit le mieux a créer de la richesse consiste a examiner les antécédents de chacun. Avec le résultat que les ressources auront tendance a aller massivement a ceux qui sont déja dans l’opulence (d’ou le vieux cercle vicieux de l’emprunt : le meilleur moyen d’obtenir un prétest de convaincre le directeur de sa banque qu’on n’en a pas besoin).

Ce qui souléve des doutes sérieux quant a la viabilité a long terme de notre société et de notre systéme économique. Si on ne peut concrétiser le développement économique qu’en accroissant le niveau d’inégalité, il semble inévitable que les démunis finiront par se sentir frustrés. On atteindra nécessairement un point ou l’écart entre le riche et le pauvre deviendra si grand que le pauvre perdra carrément tout intéret pour l’ordre économique existant et exigera une redistribution.

Si cela se vérifie, l’extré‚me emphase que met présentement notre sociéte sur l’efficience n’est donc au mieux qu’une étape. Un jour ou l’autre, il faudra mettre l’emphase sur d’autres valeurs, comme l’égalité, parce que l’efficience échoue a générer a elle seule un ordre social durable.

Mais notre prémisse fondamentale est-elle exacte? Les accroissements d’efficience doivent-ils nécessairement avoir pour corollaires des niveaux accrus d’inégalité?

On entend beaucoup parler de « difficile compromis » entre inégalité et efficience. Suivant la formulation la plus grossiére de cette réalité, il faudrait choisir entre le capitalisme du libre marché, trés efficient mais source d’effroyables inégalités, et le socialisme bureaucratique qui promeut l’égalité au prix toutefois d’une efficience caricaturale. On perçoit souvent l’Etat providence moderne comme une pondération timide entre ces deux options. Le marché engendre la richesse, puis l’EÌtat intervient et assure une certaine redistribution. Cette intervention de l’EÌtat impose soi-disant des pertes d’efficience a l’économie, mais rend aussi moins désagréables les conséquences de la distribution.

La gauche et la droite au Canada partagent pour l’essentiel cette représentation des faits. Les principales différences d’opinion se fixent autour de l’importance du compromis que sont pré‚ts aÌ€ accepter les gens. La gauche est disposée a tolérer beaucoup d’inefficience en retour d’une égalité accrue et, par conséquent, veut l’élargissement du roÌ‚le de l’EÌtat. La droite accuse la gauche de tuer la poule aux œufs d’or et réclame en conséquence la déréglementation de l’économie et le repli de l’EÌtat-providence.

Le problé€me de ces deux visions est que leur postulat sous-jacent est totalement erroné. Loin de ralentir l’économie, l’EÌtat contribue énormément aÌ€ son efficience. Et cela non seulement indirectement, en fournissant le contexte nécessaire aÌ€ une économie de marché florissante, mais aussi directement, comme nous l’avons vu, en fournissant des biens et services que le secteur privé ne rend pas disponibles. L’Etat pond autant d’œufs d’or que le marché.

Cela est d’une grande portée, parce que chaque fois que l’EÌtat s’engage directement dans la fourniture de biens aux citoyens””comme la fourniture de produits d’assurance que les marchés privés négligent d’offrir””il n’y a nul motif particulier de penser qu’il leur faille se résigner aÌ€ un compromis entre égalité et efficience.

Comme tant de découvertes des économistes, cela va bien sur a l’encontre de ce que nous dit le sens commun. Il vaut donc la peine de regarder d’un peu plus prés les postulats sous=jacents de ce théoréme.

Premiére observation : le concept d’efficience ne fait peser aucune contrainte sur le niveau d’inégalité. En d’autres mots, une division scandaleusement inégale de la richesse peut é‚tre tout aussi efficiente qu’une division scrupuleusement égale de la richesse.

Pour en comprendre la raison, considérez ce qui suit. Supposons que le Parlement canadien adopte une nouvelle loi spécifiant qu’a partir de ce jour toute propriété dans le pays appartiendra a une seule personne. Disons que je suis cette personne. Le lendemain, a notre réveil, trés peu de choses ont changé, sauf que je suis maintenant fabuleusement riche et que tout le monde est radicalement pauvre. Naturellement, cela est merveilleux pour moi et triste pour tout le monde. Mais cette répartition est-elle inefficiente? Non. En fait, elle est parfaitement efficiente.

Pour démontrer que le fait que je posséde tout est inefficient, il vous faudrait trouver une autre forme de répartition qui rende une personne plus heureuse sans que nulle autre n’en soit malheureuse. Mais comme je posséde tout, n’importe quelle proposition de répartition différente de la richesse exigera obligatoirement que vous m’enleviez quelque chose pour le donner a un autre. Et cela me rendra malheureux. Il n’y a donc aucune maniére dont vous puissiez accroiÌ‚tre l’efficience de cet arrangement.

Le fait que je sois celui qui a tout n’a pas la moindre pertinence quant a l’efficience de l’arrangement. Tout aurait pu aussi bien revenir a une autre personne, auquel cas n’importe quelle proposition de redistribution aurait rendu malheureuse cette personne et n’aurait donc pas été efficiente. Il faut donc en conclure que le principe d’efficience est en soi compatible avec des répartitions de la richesse complétement arbitraires. Si nous prenions le tout et le divisions de façon que chacun reçoive une part exactement identique, le résultat serait aussi complétement efficient : pour rendre une personne plus heureuse, il faudrait enlever quelque chose a une autre. L’efficience est donc compatible a la fois avec la parfaite égalité et l’inégalité scandaleuse.

L’exemple employé pour illustrer cette thése peut ne pas sembler plausible, mais c’est précisment ce qui est en cause. Il est trés important de reconnaiÌ‚tre que l’efficience au sens strict n’exclut pas cette sorte de scénarios insensés. Comme on dit en philosophie, il s’agit d’une faible contrainte normative. Parce qu’elle ne tient absolument aucun compte des questions de répartition, l’efficience ne pourra jamais é‚tre l’unique critére employé pour décider de la maniére dont nous devrions organiser nos institutions.

Cela s’est d’abord présenté comme une simple rumeur, a la fin des années 1960.On rapportait qu’un jeune diplomé de Harvard, Robert Nozick, avait trouvé la réfutation finale du marxisme. Personne n’en avait lu le texte exact, mais des résumés informels se répandaient rapidement de bouche a oreille dans l’institution. Quand Nozick publia enfin son texte, en 1974, les universitaires de gauche dans tout le monde occidental se mirent en « mode de controÌ‚le optimal des dommages ». Mais on ne put y opposer grand-chose. L’argument de Wilt Chamberlain s’avéra irréfutable.

Quel est cet argument? Comment a-t-il pu avoir un effet si puissant? Et quel rapport existe-t-il entre le marxisme et Wilt Chamberlain?

Nozick nous demande de considérer le scénario suivant. Imaginez une société ou on a éliminé la pauvreté et la richesse extré‚mes. Tous ménent une confortable existence petite-bourgeoise et jouissent approximativement de la mé‚me quantité de richesses. Supposons que, dans cette société, bien des gens aiment regarder le basket-ball et que, conséquemment, les habiletés des joueurs de basket aussi talentueux que Wilt Chamberlain sont trés en demande. Supposons maintenant que Wilt conclue le marché suivant : il n’accepte de jouer que si on impose un supplément de 25 cents sur le prix du billet pour les matches disputés a domicile et si ces revenus additionnels lui reviennent directement et en totalité.

Et voici la pointe : « A supposer qu’un million de personnes assistent par saison aux matches disputés a domicile, Wilt Chamberlain encaissera 250 000 $”” une somme bien supérieure au revenu moyen, voire bien supérieure a ce que posséde n’importe qui d’autre. A-t-il droit a ce revenu? Cette nouvelle répartition est-elle injuste? »

Rappelez-vous que cela a été écrit dans les années 1970, une époque ou il paraissait fort scandaleux que le salaire d’un athléte  sleeve a 250 000 $. (Nous pourrions moderniser l’exemple en évoquant Michael Jordan qui empocha 33 millions de dollars pour sa derniére saison avec les Bulls.) Le fait est que le salaire de Chamberlain désorganisait complétement la division jusque-la égale de la richesse. Il y avait dés lors une personne beaucoup plus riche que toutes les autres.

Mais il serait trés difficile de reprocher quoi ce soit a cette nouvelle répartition. Tous les partisans assistant a un match de Chamberlain renonçaient volontairement a 25 cents pour voir jouer Wilt. Pour eux, c’était une bonne affaire. Ils étaient disposés a payer un peu plus pour admirer un magnifique athlete. Comme tous les échanges, celui-ci générait un gain d’efficience. Les spectateurs étaient plus heureux, Chamberlain était plus heureux. Alors qu’y avait-il la de répréhensible? Ou plus spécifiquement : quel mal y avait-il a laisser se réaliser cet échange?

Nous voyons la a l’œuvre, dans sa forme la plus crue, une tension entre efficience et égalité. L’arrangement de Chamberlain menait certes a une violation du principe d’égalité ; mais, dans les faits, le procédé ne causait de tort a personne. Tout le monde ne s’en trouvait que mieux ; la différence est simplement que chacun des spectateurs s’en portait un tout petit peu mieux alors que Chamberlain, comme individu, s’en portait considérablement mieux. Malgré cela, tout le monde était plus heureux. Par conséquent, pour maintenir une division égale de la richesse, il faudrait empé‚cher les gens de conclure mé‚me des échanges mutuellement avantageux. Ou, comme l’énonce Nozick : « La société devrait alors interdire les rapports capitalistes entre adultes consentants. »

La thése de Nozick suscita une énorme controverse que, pour l’essentiel, il ne vaut pas la peine d’exposer. Les marxistes étaient particuliérement vulnérables, parce qu’un des postulats centraux de Marx est que les travailleurs ont pleinement droit au produit de leur travail (le capitalisme exploite les travailleurs en prélevant une portion de ce produit sous forme de profit). Suivant ce postulat, Chamberlain avait donc pleinement droit au produit de son travail et conséquemment droit a tous les gains qu’il pouvait en tirer.

Dans une tentative de riposte a la thése de Nozick, certains ont affirmé que Chamberlain était bien chanceux d’é‚tre né avec toutes les habiletés idéales pour jouer au basket-ball et n’était donc pas vraiment en droit d’exiger un supplément pour ses prouesses. Mais cela n’est pas trés éclairant. Qu’il ait eu ou non de la veine (et, comme nous l’avons appris dans sa biographie, il n’en a pas manqué, mé‚me en amour), reste que Chamberlain devait encore choisir de jouer. Si l’arrangement qui prévoyait un supplément sur le billet n’avait pas été mis en application et si Chamberlain avait en conséquence refusé de jouer, tout le monde y aurait perdu. Les spectateurs auraient été malheureux, Chamberlain aurait été malheureux. Ç’aurait été une victoire a la Pyrrhus pour les champions de l’égalité.

Une seule autre option serait restée : que la société force Chamberlain a jouer. Bien des gens auraient jugé inacceptable pareille coercition. Aussi longtemps que nous sommes attachés a l’idée fondamentale de toute société démocratique”” que les gens doivent pouvoir faire tout ce qu’ils aiment dans la mesure ou ils ne font de tort a personne d’autre””il est trés difficile de prohiber des échanges comme celui conclu entre Chamberlain et ses admirateurs. Et aussi longtemps que nous refuserons de prohiber de tels échanges, il n’y a pas grand-chose que nous pourrons tenter pour empé‚cher des divisions extré‚mement inégales de la richesse.

Comme société, nous donnons souvent préséance a l’efficience sur l’équité ou l’égalité. Ce que montre l’argument de Wilt Chamberlain, c’est que nos raisons d’agir ainsi ne sont pas toujours mauvaises. Nous ne sommes pas uniquement des égoites immatures. De sérieuses considérations morales font effectivement pencher la balance du cote de l’efficience.

Dans les années 1970, il existait un jeu de stratégie que mon frére et moi adorions et qui s’appelait « Land Grab ».  L’objectif était d’employer les revenus de ses propriétés a l’achat de terrain adjacent, a la construction de plus gros ensembles immobiliers, etc.

Le jeu était amusant. Imaginez maintenant comment vous vous débrouilleriez si vous vous joigniez a la partie aprés la prise de possession initiale des terrains. Méme si vous entamiez la partie avec un peu d’argent, vous n’auriez pas une chance égale. Les gens qui auraient mis la main sur le butin, au cours de la manche initiale de répartition, auraient une longueur d’avance ; les derniers arrivés ne seraient jamais en mesure de les rattraper. Le jeu ne serait plus amusant.

C’est exactement a quoi ressemble la vie, dans notre société, pour la vaste majorité des gens. En ce pays, la « prise de possession du territoire » s’est conclue il y a plus de cent ans. Certains ont pu s’en approprier une partie, d’autres non. Ceux qui y sont arrivés, de mé‚me que tous leurs héritiers, ont une longueur d’avance dans la vie. Ceux qui en ont été empéchés, et tous leurs héritiers, sont désavantagés dés le départ dans la vie. Ils peuvent toujours vendre leurs services et ainsi ne pas é‚tre entiérement tenus a l’écart. Mais ils sont désavantagés.

Qu’est-ce qui peut justifier cet état de fait? Je suis enclin a répondre que rien ne le peut. C’est carrément injuste. Le probléme est qu’il est trés difficile d’y changer quoi que ce soit, parce qu’il est difficile de redistribuer la richesse sans engendrer des inefficiences des inefficiences parfois tellement graves que nous nous portons tous mieux si nous laissons subsister les inégalités.

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Cela ne signifie pas qu’on doive rester les bras croisés. Mais que, quand on essaie d’atteindre des objectifs particuliers de répartition, il faut se montrer extré‚mement circonspect quant au mecanisme qu’on choisit d’utiliser. Par exemple, l’un des moyens les plus évidents d’ « égaliser les conditions » et de donner a chacun une honné‚te chance dans la vie consiste a imposer des restrictions sur le patrimoine. Les impoÌ‚ts de succession sont un moyen populaire d’y réussir.

Malheureusement, les restrictions sur le patrimoine peuvent avoir toutes sortes de conséquences perverses. Pour leur donner du mordant, il est nécessaire d’imposer d’importantes limites aux dons. Sans de telles restrictions, il n’y a aucun moyen d’empé‚cher les gens de donner simplement tout ce qu’ils possédent a leurs enfants, quelque temps avant de mourir. Mais, ce faisant, on prohibe aussi des tas de dons parfaitement innocents.
En outre, cela encourage nettement les gens a transférer leur richesse par des voies qui ne peuvent é‚tre imposées”” par exemple, en inscrivant leurs enfants dans des écoles privées trés couÌ‚teuses.

Méme quand il est possible de les percevoir, les impoÌ‚ts de ce genre générent d’étranges incitations. Assurer l’avenir de leurs enfants est l’un des principaux motifs pour lesquels les gens économisent de l’argent. Mais les épargnes générent aussi des bénéfices pour la société dans son ensemble. Si nous consommions toujours tout ce que nous produisons, l’economie ne croiÌ‚trait jamais parce que nous ne mettrions jamais rien de coté pour engager des capitaux (par exemple dans l’amélioration de l’outillage d’une usine). C’est seulement parce que certaines personnes économisent que des sommes sont disponibles a ces fins.  Enempéchant les gens de transmettre des bénéfices a leurs enfants, nous les décourageons aussi de transmettre des bénéfices aux générations futures en général.

Quand vient le moment décisif, les gens qui perdent a la redistribution dépenseront bien évidemment beaucoup de temps et d’énergie a tenter d’éviter ces pertes. Toute cette agitation est vaine.

Compte tenu des problémes associés a une franche redistribution, on a souvent la tentation de poursuivre plus indirectement des objectifs de redistribution en tripatouillant les prix. Quand des gens sont sans abri, par exemple, c’est généralement parce qu’ils ne peuvent pas se payer un logement. On peut considérer cette réalité sous l’un des deux angles suivants : ou leur revenu est trop faible ou le prix du logement est trop élevé. Il est possible de remédier a ce probléme urgent soit en augmentant leur revenu soit en réduisant le prix du logement. Malheureusement, pour mettre en œuvre des mesures de soutien au revenu, le gouvernement doit de fait lever des fonds. Par ailleurs, un décret administratif peut imposer la réglementation des prix et le couÌ‚t de cette mesure n’apparaiÌ‚tra pas alors dans la comptabilité gouvernementale. Il sera entiérement externalisé. Résultat : dans la résolution des questions relatives au logement, la protection des locataires est généralement la voie qui souléve le moins de résistances.

Le probléme de la protection des locataires est qu’elle génére toutes sortes de conséquences perverses. L’objection classique veut que, lorsque l’on maintient bas le prix du logement, cela envoie aux fournisseurs le signal qu’il y a « bien trop » de logements. Les promoteurs immobiliers qui doivent choisir entre investir dans des immeubles d’habitation au cœur de la ville ou dans des lotissements pavillonnaires en banlieue optent tous pour les seconds. Semblablement, les propriétaires choisissent de ne pas investir dans l’entretien ou l’amélioration de leurs immeubles parce qu’ils ne pourront récupérer leur investissement. Résultat? Tant la quantité que la qualité des habitations en location sont a la baisse.

Il y a bien entendu divers moyens de contourner ces problémes et la plupart des politiques de protection des locataires comportent des incitations spéciales destinées a les atténuer. Reste toute fois un probléme inévitable. L’objectif fondamental de toute politique de protection des locataires est de ramener les prix sous les niveaux marchands pour rendre le logement plus abordable. Le hic, c’est que la baisse des prix rend le logement plus abordable pour tous, pas seulement pour les pauvres. Avec le résultat que plus de gens, de toutes les tranches de revenus et pas seulement des plus basses, se précipitent sur le marché de l’habitation en location. Ceux qui pourraient se permettre aisément d’acheter une maison continuent de vivre a loyer parce que c’est meilleur marché. Et si un propriétaire doit choisir entre louer a un jeune professionnel ou a un assisté social, il choisit invariablement le jeune professionnel. De la sorte, les pauvres sont tout autant qu’auparavant susceptibles d’étre évincés du marché locatif.

Cette dynamique est nettement manifeste a Montréal ou la politique de protection des locataires (dite de « controÌ‚le des prix du logement » et mise en application par la Régie du logement) rend souvent plus attrayante la location que la propriété. Le scénario le plus aberrant se joue a New York ou les appartements soumis a une forme de protection des locataires ont pratiquement disparu du marché. On fait état de riches du monde entier qui gardent inoccupés des appartements du genre a New York pour y habiter seulement lorsqu’ils sont de passage, parce qu’il est souvent plus économique de louer un appartement a l’année que de loger a l’hotel pendant une semaine. Par conséquent, la protection des locataires a New York n’est pas seulement inefficiente””elle est cause de l’inoccupation d’habitations dont on a désespérément besoin et elle a manifestement exacerbé la crise du logement.

La morale de l’histoire, c’est qu’exercer des pressions a la baisse sur les prix est un moyen hasardeux de poursuivre une politique sociale. Quand le marché sous-jacent est raisonnablement concurrentiel, une intervention de ce genre n’occasionne pas seulement des pertes d’efficience, elle peut méme échouer a atteindre les objectifs de répartition qui ont donné naissance a la motivation initiale d’intervention.

Face aces problémes, on peut etre tenté de baisser les bras et d’accepter l’inégalité comme le prix a payer pour la prospérité. La meilleure facon de parvenir a l’efficience est de laisser les gens libres de gérer leurs affaires. Cette liberte inclut la liberté d’acheter et de vendre sur les marchés privés. Aussi longtemps que différent les ressources ou dotations initiales””qu’il s’agisse de ressources naturelles comme le talent ou de ressources artificielles comme la propriété les échanges privés  de l’inégalité. Et le marché résistera obstinement a toute tentative de corriger cette inégalité. D’ou le « difficile compromis » : on peut avoir l’égalité ou avoir l’efficience””pas les deux.

Mais les choses ne sont pas aussi simples. Si la poursuite empressée de l’égalité génére des inefficiences, de trop nombreuses inégalités peuvent aussi générer des inefficiences. Dans un marché idéal, cela ne se produirait pas. Dans la réalité toutefois, les inégalités extré‚mes dans la division de la richesse peuvent exacerber la défaillance du marché et engendrer par conséquent des inefficiences dans l’économie.

Examinons le simple cas d’une entreprise qui cherche a décider si elle installera ou non des filtres antipollution dans ses cheminées. Installer des filtres coute de l’argent et diminue conséquemment les profits de la firme. Mais ne pas installer de filtres génere aussi un couÌ‚t. Ce couÌ‚t n’est toutefois pas a la charge de l’entreprise. Il prend la forme de pollution de l’air””une externalité négative, ou un « mal public ». La firme installera-t-elle les filtres?

Pour résoudre cette question il faut, en fait, un peu plus d’informations. En simplifiant quelque peu, disons que la firme installera des filtres si ses propriétaires considérent dans leur intéré‚t de le faire. Comme citoyens, ils souffrent autant que tous les autres du mal public généré par la firme. Nous respirons tous le mé‚me air. Mais comme propriétaires, ils visent a obtenir un accroissement de la rentabilité de la firme. Pour décider de ce qu’ils feront, ils doivent décider de ce qu’ils préférent : des profits accrus ou de l’air pur.

C’est ici qu’entre en jeu l’inégalité. Supposons que la propriété de la firme soit extré‚mement diffuse, qu’elle releve de milliers de petits actionnaires. Cela signifie que la valeur monétaire de l’accroissement des profits encaissés par chaque actionnaire sera trés minime. Elle pourra é‚tre si minime que la valeur négative du mal public généré par la firme pésera davantage. En pareil cas, les propriétaires estimeront qu’il est dans leur intéré‚t d’installer des filtres. Par ailleurs, si la propriété est extremement concentrée, les bénéfices découlant de la rentabilité accrue péseront alors facilement plus lourd que la valeur négative du mal public. Et on n’installera donc pas les filtres.

Incidemment, c’est pourquoi les petits investisseurs sont plus susceptibles que les gens riches d’investir dans des fonds communs de placement « éthiques ». Les chroniqueurs de la finance expriment souvent de l’horreur a l’idée que ces fonds puissent rapporter deux ou trois points de moins, en pourcentage, que leurs concurrents (comme si nulle personne sensée choisirait jamais de gagner moins quand elle peut gagner davantage). Ils omettent généralement d’observer que la valeur de ces pourcentages dépend de la somme investie. Pour un petit investisseur, cela peut se traduire par une perte annuelle d’environ cent dollars. Des tas de gens sont préts a sacrifier une centaine de dollars pour préserver leur intégrité morale (sans parler de l’environnement). Mais pour un gros investisseur, la perte annuelle pourrait é‚tre beaucoup plus considérable. L’intégrité morale peut dés lors devenir trop onéreuse.

Le probléme de l’inégalité sociale est, par conséquent, qu’elle engendre une classe de gens qui s’emploient a profiter de la production de maux publics. La dégradation de l’environnement, la production de biens dommageables (comme la cigarette), l’érsion des normes de santé et de sécurité, de plus longues heures de travail””toutes ces pratiques occasionnent des pertes de bien-é‚tre pour la société dans son ensemble, mais accroissent la rentabilité de certaines firmes en particulier. Quand la classe possédante est peu nombreuse, le revenu que ses membres retirent d’une rentabilité accrue pése plus que les pertes directes de bien-é‚tre que leur infligent ces pratiques. Non seulement cela conduit-il les entreprises a génerer de hauts taux de « maux publics rentables », mais cela crée une classe de personnes qui résistent activement a toute intervention gouvernementale visant l’élimination de ces maux.

Conclusion plus générale? La concentration de la propriété a beaucoup a voir avec le comportement des firmes. Quand un petit groupe de gens possédent la plus grande partie des ressources, cela leur donne une incitation a externaliser leurs couts a subvertir le mécanisme du marché chaque fois que c’est possible. Dans une société ou la propriété est plus largement répartie, les firmes sont moins susceptibles de se comporter de façon aussi exécrable. […]

Nous nous trouvons finalement dans une sorte d’impasse. Il est trés difficile de promouvoir l’égalité sans faire de sérieux compromis sur d’autres plans. Mais nous ne pouvons non plus accepter tout bonnement les inégalités extré‚mes que le marché peut générer. La concentration de la richesse entre les mains de quelques uns peut engendrer ses propres inefficiences. Aussi, avons-nous le sentiment d’é‚tre condamnés si nous promouvons l’égalité et de l’é‚tre également si nous n’en faisons rien.

Résultat : tout plan que nous élaborerons nécessitera quelques compensations. Dans le monde entier, des gens ont fait l’expérience de différents moyens de controÌ‚ler l’inégalité avec plus ou moins de succés. De tous ces efforts, l’impoÌ‚t progressif est la solution la plus populaire a avoir émergé. Bien que l’impot sur le revenu souléve encore la controverse dans certains cercles, tout pays industrialisé y recourt comme moyen de redresser l’inégalité sociale.

Comme on l’a vu, il n’y a souvent aucune nécessité de choisir entre efficience et égalité. On peut profiter des deux et les taxes pigoviennes offrent un exemple limpide d’harmonisation possible de ces deux objectifs.

Il est néanmoins inévitable que se présentent certaines circonstances dans lesquelles on est forcé de choisir entre les deux. La question est alors de décider auquel des deux principes on attribue la plus grande importance. Il peut s’avérer extré‚mement difficile d’arré‚ter son choix. Malheureusement, comme sociéte, nous ne sommes pas en général trés outillés pour réfléchir sur ces sortes de situations ou pour arré‚ter des choix de cette nature.

Le conflit type naiÌ‚t quand on veut imposer quelque régle qui favoriserait une plus grande équité, mais inciterait certaines gens a une onéreuse manœuvre d’évitement.(Par exemple, on pourrait souhaiter augmenter les impoÌ‚ts des plus hauts salariés en étant conscient que, ce faisant, on poussera des gens a plier bagage et a déménager aux Etats-Unis.)
Comme on est incapable d’éliminer l’option de la stratégie opportuniste, cette régle engendrera certaines pertes d’efficience. Alors que faire?

La gauche est énormément tentée d’ignorer carrément les pertes d’efficience. Aprés tout, les gens ne devraient pas jouer les opportunistes. C’est un comportement immoral. Et si on refuse de mettre en œuvre ladite régle, on donnera l’impression d’excuser tacitement leur conduite. Consentir la moindre concession au nom de l’efficience commence donc a ressembler a une trahison.

C’est clairement ce qui motive en bonne partie l’opposition de principe de la gauche a la prise en considération des effets de l’efficience. Mais poussée a sa logique extré‚me, cette position s’effrite rapidement. Aprés tout, les principes n’ont pas de valeur intrinséque. Le bien-é‚tre des humains est la seule chose qui ait une valeur . Les principes tirent en fin de compte leur valeur de leurs effets sur les gens. Imaginons deux scénarios : l’un dans lequel tous soient exactement égaux ; l’autre dans lequel les gens soient fortement inégaux, mais ou le niveau de bien-é‚tre du plus pauvre surpasse le niveau moyen de biené‚tre dans le premier scénario. Lequel des scénarios est préférable? On est tenté de répondre que, comme tout le monde y est plus heureux, le second est préférable. Le premier scénario ne pourrait s’avérer meilleur que dans le cas ou l’on priserait l’égalité pour elle méme, sans égard a ses effets sur le bien-é‚tre des humains. Mais quel serait l’intéré‚t d’un principe qui reléverait davantage du fétiche que du plausible précepte de justice?

Il ne s’agit pas, cela va de soi, d’un exemple hypothétique.  Par conséquent, méme le pauvre peut manifester une préférence pour une plus grande inégalité matérielle.

Des considérations de cet ordre ont amené certaines personnes a penser qu’on pouvait simplement ignorer l’équité. L’un des motifs les plus communément invoqués pour ignorer l’équité est qu’elle serait un principe entiérement « subjectif », tandis que l’efficience serait un critére « objectif ». Comme l’énonce mon vieux manuel d’économie de premier cycle, « il est possible de traiter de répartition efficiente et inefficiente, mais pas de meilleure ou de pire répartition du revenu, sans faire intervenir des considérations normatives ». Dans cette phrase, les auteurs font montre d’une totale inintelligence aussi bien de l’efficience que de l’équité (et probablement mé‚me de l’épithéte « normative »). L’efficience et l’équité sont des critéres normatifs et l’une n’est pas plus « objective » ou « subjective » que l’autre.

L’équité tend seulement a étre plus controversée. Mais cela ne signifie pas qu’on puisse ou qu’on doive pour autant ignorer l’équité. La société est fondmentalement un réseau géant de coopération. Comme nous l’avons vu, la seule maniére de nous extraire de l’état de nature consiste a instituer un ensemble de régles et a convaincre les gens de s’abstenir volontairement de poursuivre leur intéré‚t personnel d’une maniére franchement individualiste. Cette réserve est l’assise mé‚me de la confiance, ce « ciment » qui tient ensemble toutes les autres institutions sociales, y compris le marché. En s’appuyant sur la confiance, les institutions sociales fonctionnent en douceur a condition que l’on persuade les gens de jouer selon les régles. Si les institutions sont injustes ou si, a la fin du compte, elles générent de choquantes inégalités, il devient d’autant plus difficile de persuader les gens de continuer a jouer le jeu. Impossible, donc, de ne tenir aucun compte de l’équité. Sans elle, on ne peut établir de modéles stables de coopération.

La morale de l’histoire, c’est que les choses sont complexes. On ne peut accorder inconditionnellement la priorité a l’efficience, pas plus qu’on peut faire abstraction des questions d’équité. Ce dont on a besoin, c’est d’une formule qui aiderait a négocier des compromis raisonnables entre les deux. A quoi pourrait ressembler une telle formule? Voila une question plus complexe. C’est pour ca qu’il y a des philosophes de profession : pour répondre aux questions complexes comme celle-ci.

Si cela peut vous étre de quelque réconfort, soyez assuré que nous sommes aÌ l’œuvre. Nous vous reviendrons quand nous aurons trouvé la réponse.

Reproduit avec l’aimable permission des Presses de l’Université de mtl.

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