La légalisation du cannabis, le 17 octobre prochain, mettra fin au régime de prohibition instauré au 20e siècle dans l’espoir de contrer la consommation de cette substance. La principale raison ayant motivé cette évolution est que l’interdiction du cannabis n’en a pas freiné la consommation. La prohibition a plutôt créé un marché noir contrôlé par des organisations criminelles et empêché les organismes de santé publique de mettre en place des campagnes d’éducation et de sensibilisation efficaces. En ce sens, la légalisation du cannabis se doit d’être saluée. Bien plus que la simple réalisation d’une promesse électorale phare, il s’agit de la mise en place d’une politique souhaitée par les différents intervenants de la santé publique.

Par la même occasion, le gouvernement fédéral rend possible une expérience relativement rare : la sortie d’un produit de masse du marché noir où il était cantonné et son passage à un marché légal. Bien entendu, nous sommes habitués à l’arrivée de nouveaux produits, issus notamment d’évolutions technologiques ou publicitaires, qui force les autorités réglementaires à s’adapter. Il est plus rare cependant de voir une substance qui est déjà d’usage courant suivre une pareille trajectoire. Puisque près d’un Canadien sur deux a déjà consommé du cannabis et qu’environ 15 % affirment l’avoir fait dans les 12 derniers mois, la légalisation ouvre des perspectives économiques qui attisent la convoitise de plusieurs.

Portait de l’économie du cannabis

Plusieurs questions viennent en tête. Quelle est la taille du marché du cannabis ? À quel prix se vend-t-il ? Comment réagiront les acteurs du marché noir suivant la légalisation ?

Il n’est évidemment pas aisé de répondre à ces questions en raison du caractère caché de l’économie du cannabis dans le passé. Il est tout de même possible d’offrir une évaluation de la taille du marché du cannabis récréatif. Dans une étude datant de 2016, j’avançais avec un collègue que la valeur de ce marché devait se situer à approximativement 1,3 milliard de dollars pour le Québec. Cette première évaluation s’appuyait sur des données provenant du Colorado et qui furent ajustées afin de tenir compte des différences démographiques et des habitudes de consommation propres au Québec.

Depuis, Statistique Canada a lancé une vaste enquête afin de doter la communauté scientifique de données plus précises sur la situation du marché du cannabis au Canada. On y découvre alors que les dépenses des ménages pour le cannabis s’élevaient en 2017 à 5,5 milliards de dollars (figure 1). Comme l’indique la figure 1, ces dépenses ont grandement augmenté au cours des cinquante dernières années, principalement en raison du gain de popularité envers cette substance au tournant des années 1960. Les estimations pour le Québec se situent un peu au-dessus de 1,7 milliard de dollars.

Sans minimiser les précautions à prendre avec ces différentes évaluations, nous pouvons affirmer que le marché du cannabis, suivant le recul du marché noir, pourra ajouter au-delà d’un milliard de dollars au PIB du Québec dans les années qui suivront la légalisation. Fait intéressant : les consommateurs les plus actifs sont ceux de 25 à 44 ans, dont les achats représentent 43 % de l’ensemble des dépenses liées au cannabis.

Ces données montrent que le cannabis constitue un marché attrayant pour les investisseurs. En effet, depuis plus d’un an maintenant, on assiste à une importante consolidation du marché. L’entreprise Aurora, par exemple, procède à l’acquisition de ses concurrents dans le but de devenir un joueur incontournable sur le futur marché légal.

Rien n’indique pour l’instant que les retombées économiques de la légalisation seront également réparties dans l’ensemble du Canada. Sur les 114 installations autorisées à produire du cannabis en date de juillet 2018, 61 étaient situées en Ontario et 25 en Colombie-Britannique. À elles seules, ces deux provinces accaparent 75 % des producteurs autorisés qui devront pourvoir à la demande en matière de cannabis à usage récréatif à compter du 17 octobre (figure 2). Avec le mouvement de consolidation déjà entamé, ce genre de déséquilibre laisse entrevoir d’importantes disparités régionales en ce qui a trait à la répartition des bénéfices de cette nouvelle économie.

Bien entendu, la seule liste des producteurs autorisés ne suffit pas à établir le portrait précis de ces risques de disparités. Cependant, elle nous offre l’occasion aujourd’hui et pour les années à venir de suivre l’évolution de la répartition régionale des différents acteurs présents dans le domaine de la production du cannabis récréatif.

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Société d’État ou marché privé

Les dynamiques mentionnées plus haut renforcent l’importance de confier la distribution et la vente du cannabis au secteur public. Les experts de la santé publique sont unanimes dans leur mise en garde contre les dérives marchandes qu’une intégration trop poussée entre production et commercialisation pourrait occasionner. Étant donné que le marché de la production sera contrôlé par un nombre restreint de grandes entreprises, il est sage, comme le fait le gouvernement du Québec, de mettre en place un monopole public pour la vente. Ce faisant, les pressions marchandes provenant du secteur privé pourront être modérées par une société dont le principal mandat est d’assurer une prise en charge sécuritaire de la vente. En ce sens, on ne peut que regretter la décision du gouvernement de l’Ontario de revenir sur l’engagement du précédent gouvernement de confier la vente du cannabis à la LCBO.

Pourtant, les défis restent nombreux. Comment réagiront les acteurs du marché noir à la légalisation ? Il serait surprenant qu’ils se laissent gruger des parts de marché sans réagir. Certainement, le nerf de la guerre sera le prix offert aux consommateurs. À la figure 3, nous comparons l’évolution du prix d’achat d’un gramme de cannabis au Québec et au Canada. Si le prix est d’une grande stabilité au Québec, la situation canadienne est bien différente. Depuis 2013 s’est amorcée une chute vertigineuse du prix de vente, celui-ci passant de 9,40 à 7,43 dollars.

Ces données nous indiquent que les acteurs du marché noir jouiront d’un avantage considérable dans les semaines et mois à venir : leur taux de profit sur la vente de cannabis dépassant souvent 50 %, ils pourront à loisir mener une guerre de prix contre l’offre légale de cannabis.

Il est difficile d’anticiper les capacités du marché légal à bel et bien concurrencer le marché illicite par le prix. C’est pourquoi il est essentiel de voir au développement rapide des réseaux de distribution autorisés, que ce soit par l’établissement de points de vente ou la vente en ligne, et d’avoir une offre de produits assez diversifiée et de qualité pour inciter les consommateurs à changer de fournisseur.

Il faut regretter cependant l’obstination de certaines provinces à interdire la culture privée de plants de cannabis. Un des moyens pour faire reculer le marché noir est de permettre aux consommateurs de s’approvisionner par des voies alternatives, et l’autoculture est l’une d’entre elles.

Cet article fait partie du dossier L’économie canadienne du cannabis.

Photo : Shutterstock / Doug McLean


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Philippe Hurteau
Philippe Hurteau est chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), détenteur d'un doctorat en science politique de l’Université d’Ottawa.

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