En raison de son climat, de son étendue géographique et de son voisinage avec le géant américain, le Canada a une économie agricole très particulière, qui rend l’adoption de politiques publiques souvent difficile. En effet, ces politiques ne manquent pas de provoquer des tensions et d’engendrer des polémiques, particulièrement en ce qui a trait aux catégories de produits agricoles que le Canada a choisi de stabiliser et de protéger par des systèmes de gestion de l’offre.

Récemment, le président américain Donald Trump a dénoncé ces systèmes, qui ont, dit-il, des effets désastreux sur les producteurs laitiers américains. Au Canada, un ancien candidat à la chefferie d’un grand parti politique n’a pas hésité à qualifier la gestion de l’offre de « cartel » qui « force les familles à payer des centaines de dollars de plus chaque année pour leurs produits laitiers, leurs œufs et leur volaille ». Malgré ces critiques, le gouvernement canadien maintient une position ferme et défend la gestion de l’offre autant dans les tractations qui ont cours à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) que dans les négociations bilatérales ou régionales dans lesquelles il est impliqué. La question qui se pose aujourd’hui avec plus d’acuité est de savoir de quelle manière il peut continuer à protéger ce système.

Le fonctionnement de la gestion de l’offre

Au cours des années 1960, avec le développement de nouvelles technologies de production et l’essor du commerce interprovincial et international, l’agriculture canadienne a subi les contrecoups d’un important mouvement des prix. Il est devenu essentiel alors de mettre certaines productions à l’abri de l’instabilité des marchés. Ainsi, au fil des années 1960 et 1970, le Canada a décidé d’établir un système de gestion de l’offre pour cinq catégories de produits : le lait et les produits laitiers, le poulet, le dindon, les œufs de consommation et les œufs d’incubation.

La gestion de l’offre d’une production agricole repose sur l’équilibre entre l’offre et la demande. Pour assurer cet équilibre, le gouvernement doit évaluer fréquemment et de façon précise la consommation nationale d’un produit donné et, en fonction de la quantité consommée, allouer aux agriculteurs des quotas de production. Il atteint ainsi l’équilibre entre l’offre et la demande et, par le fait même, un prix stable assurant des revenus suffisants et prévisibles aux producteurs.

Les partisans de ce système insistent sur le fait qu’il ne nécessite pas de subventions étatiques. Ses adversaires relèvent plutôt qu’il empêche le jeu de la concurrence et de la compétitivité, et sclérose les secteurs ainsi gérés.

Les heurts avec les règles du commerce international

L’équilibre entre l’offre et la demande sur un marché national ne subsiste que si les produits étrangers sont empêchés d’y entrer ou n’entrent qu’en quantité limitée. En effet, le Canada ne peut maintenir son système de gestion de l’offre qu’au prix de ce qu’il est convenu d’appeler des « pics tarifaires ». Alors que la vaste majorité des marchandises qui sont importées au Canada entrent en franchise de droits ou sont soumises à de faibles droits de douane excédant rarement 6 %, les produits sous gestion de l’offre sont admis selon deux régimes (et deux tarifs) différents. Le premier régime, que l’on appelle « engagement d’accès », concerne une quantité modeste de produits que le Canada veut bien laisser entrer sur son marché. Ces produits sont assujettis à des droits de douane relativement bas, avoisinant souvent 7 ou 8 %. Le deuxième régime s’applique aux produits excédant l’engagement d’accès, qui sont frappés de droits de douane prohibitifs.

Les droits de douane pour le yogourt, par exemple, sont de 6,5 % pour les quantités visées par l’engagement d’accès canadien, mais montent à 237,5 % pour les quantités dépassant cet engagement. Il en va de même pour le parmesan, dont les droits de douane passent de 3,32¢/kg sous l’engagement d’accès à 5,11 $/kg au-delà de l’engagement.

Le système de gestion de l’offre repose donc sur d’importantes limitations à l’accès au marché canadien pour les producteurs et exportateurs étrangers. Il soulève aussi des questions en matière d’exportation vers d’autres marchés. En 1997, il a ainsi fait l’objet d’un grief important des États-Unis et de la Nouvelle-Zélande contre le Canada devant l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. Le système canadien prévoyait que le lait produit en excès des quotas imposés aux producteurs ne pouvait être vendu tel quel sur le marché canadien. Il était exporté à moindre coût ou, à prix réduit, mis à la disposition des transformateurs, notamment les fromagers. L’ORD de l’OMC a jugé que ce système répondait à la définition de subvention à l’exportation au sens de son Accord sur l’agriculture. Le Canada a donc dû changer son système en modifiant ses structures de prix.

Les récentes concessions

La compatibilité du système de gestion de l’offre canadien avec les principaux accords de libéralisation économique n’est pas parfaitement claire, mais jusqu’à aujourd’hui, ni le régime juridique de l’OMC ni l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) n’a eu pour effet de forcer le démantèlement du système canadien.

The inner workings of government
Keep track of who’s doing what to get federal policy made. In The Functionary.
The Functionary
Our newsletter about the public service. Nominated for a Digital Publishing Award.

Toutefois, le Canada a de plus en plus de mal à résister aux pressions extérieures. Dans les récents chantiers de négociation, il a dû faire des concessions que d’aucuns considèrent comme un effritement du système. L’Accord économique et commercial global (AECG) n’aura pas d’effet sur l’entrée au pays des œufs et de la volaille, mais il prévoit une hausse progressive (sur cinq ans) des contingents d’importation de fromage de 16 000 tonnes, en plus de 1 700 tonnes de fromage destiné à un usage industriel. Le texte du projet du Partenariat transpacifique — duquel les États-Unis se sont retirés dès l’entrée en fonction du président Trump — prévoit pour l’heure que, si l’accord entrait en vigueur tel quel, le Canada concéderait un accès accru à ses marchés pour les cinq catégories de produits sous gestion de l’offre, soit 3,25 % du marché du lait et des produits laitiers, 2,1 % du marché du poulet, 2 % de celui du dindon, 2,3 % pour les œufs de consommation et 1,5 % pour les œufs d’incubation de poulet de chair.

Jusqu’à récemment, le Canada a aussi acheté la paix avec son voisin du Sud dans le dossier du lait diafiltré. On sait que ce produit obtenu par une deuxième filtration du lait de vache est classé comme ingrédient laitier et n’est pas soumis à un pic tarifaire. Grâce à cet ingrédient bon marché qui entre dans la composition de plusieurs produits laitiers, les producteurs de lait américains trouvent donc des débouchés auprès des transformateurs canadiens. Les producteurs laitiers canadiens ont tout de même voulu colmater la brèche en vendant à leur tour du lait diafiltré, mais à un prix très réduit. Le président Trump a vivement dénoncé cette pratique canadienne lors d’un récent discours à l’occasion d’une visite auprès de producteurs laitiers du Wisconsin.

Les débats et les choix à faire

La renégociation de l’ALENA est annonciatrice de compromis. Dans l’énoncé des objectifs de cette renégociation qu’il a transmis au Congrès à la mi-juillet, le représentant au Commerce des États-Unis ne cache pas son intention d’obtenir un meilleur accès au marché agricole canadien et de réduire à leur plus simple expression les barrières commerciales liées au système de gestion de l’offre.

Le Canada doit-il résister aux pressions externes ? Comment et jusqu’à quel point doit-il le faire ?

Il y a quelques années, la Nouvelle-Zélande a renoncé à un système ressemblant à la gestion de l’offre canadienne. Au printemps 2015, l’Union européenne a mis fin aux quotas de production laitiers. Pour ce qui est des effets de ces démantèlements sur le prix du lait sur ces deux marchés, les avis des observateurs et acteurs divergent. Mais tous s’entendent pour dire qu’une réforme rapide ou draconienne du système canadien n’est pas vraiment possible. Sa remise en cause devrait se faire avec patience et longueur de temps, en tenant compte de la valeur des quotas que possèdent les producteurs.

Si la gestion de l’offre a sans doute bien servi l’économie canadienne, il est temps de réfléchir aux ajustements qui pourraient être apportés à cette politique conçue il y a près d’un demi-siècle. Le contexte international a changé, et il n’est pas souhaitable de laisser le système s’effriter à coups de concessions commerciales sans avoir une conception claire des résultats finaux espérés. Depuis le début des années 2000, de nombreuses études provenant de gouvernements, de centres de recherche et de groupes d’intérêts ont été publiées au Canada sur l’opportunité de maintenir ou de réformer la gestion de l’offre. Si plusieurs concluent à la nécessité de préserver le système actuel, d’autres prônent une augmentation des quotas de production, notamment dans le secteur laitier. Certains spécialistes estiment qu’une telle augmentation n’est pas suffisante et qu’il faut absolument s’assurer que les prix pratiqués au Canada se rapprochent considérablement des prix mondiaux. D’autres enfin pensent que les systèmes de gestion de l’offre sont un poids pour l’économie canadienne, notamment pour les consommateurs, et qu’ils doivent être complètement mis à plat.

Deux conclusions nous apparaissent ressortir de ces débats. Premièrement, le Canada ne peut plus éviter de réévaluer et de repenser les systèmes de gestion de l’offre, que ce soit en vue de les renforcer ou de les assouplir. Il doit les adapter à la nouvelle réalité des marchés agricoles tant canadiens qu’internationaux. Deuxièmement, il nous semble qu’en ce qui a trait à la renégociation de l’ALENA, le Canada ne doit pas concéder à la légère de nouveaux accès à des marchés de produits assujettis à la gestion de l’offre. Il ne faut pas perdre de vue que les États-Unis sont demandeurs dans ce dossier, qu’ils offrent eux aussi un soutien substantiel à leurs agriculteurs et que cet enjeu s’inscrit dans un contexte de négociation plus global. Pour l’heure, en attendant une nouvelle politique canadienne en la matière, la défense de la gestion de l’offre est indiquée, et la ligne dure s’impose à l’égard de nos voisins du Sud.

Cet article fait partie du dossier Les politiques commerciales en des temps incertains.

Photo : Shutterstock


Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux débats d’Options politiques et soumettez-nous votre texte en suivant ces directives| Do you have something to say about the article you just read? Be part of the Policy Options discussion, and send in your own submission. Here is a link on how to do it.

Richard Ouellet
Richard Ouellet is a full professor of international economic law at the law faculty of Université Laval. His research focuses on regional economic integration agreements and World Trade Organization agreements.
Érick Duchesne
Érick Duchesne is a full professor in and chair of the political science department, Université Laval. His main field of specialization is international political economy, with a focus on international trade negotiation, World Bank reform and food aid.

You are welcome to republish this Policy Options article online or in print periodicals, under a Creative Commons/No Derivatives licence.

Creative Commons License

More like this